jeudi 29 décembre 2016

Le Procès - Asli Erdogan et les intellectuels turcs face aux juges


Asli Erdogan à Istanbul, en 2008. Elle est aujourd'hui emprisonnée, comme tant d'autres, dans un pays en état d'urgence, muselé par l'arbitraire du président Recep Tayyip Erdogan.  

 > Jeudi 29 décembre 2016

Ce jeudi 29 décembre 2016 s'ouvre le procès de la romancière, journaliste et militante turque Asli Erdogan (cf articles précédents : "Espace et Amérique" et "Liberté pour Asli Erdogan"). Elle est poursuivie avec la linguiste et philosophe Necmiye Alpay (71 ans) et deux journalistes pour "appartenance à une organisation terroriste" (en l'occurrence le PKK, parti pro-Kurdes) et atteinte à "l'intégrité de l'Etat". Ce procès est emblématique de la vague de purges qui a suivi la tentative de putsch raté (coup d'Etat avorté) contre Recep Tayyip Erdogan le 15 juillet 2016.

   Cette page, qui sera régulièrement actualisée, se donne pour objectif de suivre le déroulé de cette procédure judiciaire en mobilisant articles de presse et extraits de textes littéraires.

   Parmi l'ensemble des nombreuses couvertures médiatiques de cette affaire, l'édition papier du journal Le Monde de ce jeudi 29 décembre met en Une le procès d'Asli Erdogan. On peut lire l'article principal sur le site internet du journal (ici). De son côté, L'Humanité - le journal fondé par Jean Jaurès - accorde également sa Une à l'écrivaine et une double page riche en informations. On y trouve notamment un texte autoportrait de la romancière que l'on peut écouter sur le site internet de l'Humanité (ici), et que je reproduis ci-dessous :


 Autoportrait d'Asli Erdogan

« Je suis née à Istanbul en 1967. J’ai grandi à la campagne, dans un climat de tension et de violence. Le sentiment d’oppression est profondément enraciné en moi. L’un de mes souvenirs, c’est à 4 ans et demi, lorsqu’est venu chez nous un camion en armes. Ma mère pleure. Les soldats emmènent mon père. Ils le relâchent, plusieurs heures après, parce qu’ils recherchaient quelqu’un d’autre. Mon père avait été un dirigeant important du principal syndicat étudiant de gauche. Mes parents ont planté en moi leurs idéaux de gauche, mais ils les ont ensuite abandonnés. Mon père est devenu un homme violent. Aujourd’hui, il est nationaliste. J’étais une enfant très solitaire qui n’allait pas facilement vers les autres. Très jeune, j’ai commencé à lire, sans avoir l’intention d’en faire mon métier. Je passais des journées entières dans les livres. La littérature a été mon premier asile. J’ai écrit un poème et une petite histoire que ma grand-mère a envoyés à une revue d’Istanbul. Mes textes ont été publiés, mais ça ne m’a pas plu du tout : j’étais bien trop timide pour pouvoir me réjouir. Plusieurs années plus tard, à 22 ans, j’ai écrit ma première nouvelle, qui m’a valu un prix dans un journal. Je n’ai pas voulu que mon texte soit publié. J’étais alors étudiante en physique. Je suis partie faire des recherches sur les particules de haute énergie au Centre européen de recherche nucléaire de Genève. Je préparais mon diplôme le jour et j’écrivais la nuit. Je buvais et je fumais du haschich pour trouver le sommeil. J’étais terriblement malheureuse. En arrivant à Genève, j’avais pensé naïvement que nous allions discuter d’Einstein, de Higgs et de la formation de l’univers. En fait, je me suis retrouvée entourée de gens qui étaient uniquement préoccupés par leur carrière. Nous étions tous considérés comme de potentiels prix Nobel, sur lesquels l’industrie misait des millions de dollars. Nous n’étions pas là pour devenir amis. C’est là que j’ai écrit le Mandarin miraculeux. Au départ, j’ai écrit cette nouvelle pour moi seule, sans l’intention de la faire lire aux autres. Elle a finalement été publiée plusieurs années plus tard. Je suis retournée en Turquie, où j’ai rencontré Sokuna dans un bar reggae. Il faisait partie de la première vague d’immigrés africains en Turquie. Très rapidement je suis tombée amoureuse de lui. Ensemble, nous avons vécu tous les problèmes possibles et imaginables. Perquisitions de la police, racisme ordinaire : on se tenait la main dans la rue, les gens nous crachaient dessus, m’insultaient ou essayaient même de nous frapper. La situation des immigrés était alors terrible. La plupart étaient parqués dans un camp, à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Plusieurs fois, j’ai essayé d’alerter le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU sur leur sort. Mais c’était peine perdue. Je ne faisais que nous mettre davantage en danger, Sokuna et moi. Puis Sokuna a été impliqué dans une histoire de drogue et il nous a fallu partir. Des amis m’ont trouvé une place dans une équipe de scientifiques au Brésil, qui travaillaient sur ma spécialité. Je pouvais y terminer mon doctorat, mais Sokuna n’a pas pu me suivre. Il a disparu, un an après. Je suis restée seule avec mes remords. Rio n’est pas une ville facile à vivre pour les migrants. J’ai alors décidé de renoncer à la physique pour me consacrer à l’écriture. Mais ce n’est qu’à mon retour en Turquie que j’ai écrit La ville dont la cape est rouge, dont l’intrigue se passe à Rio. L’héroïne est une étudiante turque, qui se perd dans l’enfer de la ville brésilienne. J’étais étrangère au Brésil, mais aussi étrangère en Turquie. Je ne me sens chez moi que lorsque j’écris. Vingt ans plus tard, aujourd’hui, je me sens toujours comme une sans-abri. J’aime bien Cracovie, je pourrais y rester encore longtemps, mais je sais bien qu’il faut laisser la place à ceux qui attendent un asile. Il faudra bien que je retourne en Turquie. En attendant, chaque jour, je me dis que dans mon pays tout le monde sait bien que je suis devenue l’écrivaine turque la plus populaire. Tout le monde le sait, mais pourtant tout le monde se tait. C’est sans doute cela, aujourd’hui, l’exil le plus terrible. »



   Asli... Quand une romancière nous confie "Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris" et qu'elle fait pour la première fois de sa vie l'expérience physique de la répression politique, il est difficile de ne pas l'aimer profondément. J'attends avec impatience mon entrée dans Le bâtiment de pierre dans lequel je trouverai d'autres traces de tes pas et d'autres pulsations de ta révolte. Il est vraiment dommage que cette librairie dans laquelle je suis entré aujourd'hui ne possédait aucun exemplaire du moindre de tes livres, alors que ce jour si particulier se prêtait à en parcourir fiévreusement les lignes. Pour patienter, et en guise de cadeau pour l'ouverture de ton procès, je ne peux m'empêcher de reprendre quelques lignes d'un roman tchèque que tu connais sans doute sur le bout des doigts et qui pourrait occuper de nouveau tes longues heures sans sommeil...


Le Procès (1925) de Franz Kafka - Extraits


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Bd de Chantal Montellier et David Zane Mairovitz (Actes Sud Bd)

Chapitre Ier - L'arrestation de Joseph K.

[...]

Aussitôt chez lui, il ouvrit brutalement les tiroirs de son secrétaire ; tout s’y trouvait dans le plus grand ordre ; mais l’émotion l’empêcha de découvrir immédiatement les pièces d’identité qu’il cherchait. Il finit par mettre la main sur un permis de bicyclette, et il allait déjà le présenter au gardien quand, se ravisant, il l’estima insuffisant et continua à chercher jusqu’à ce qu’il eût trouvé un extrait de naissance. Lorsqu’il revint dans la pièce voisine, la porte d’en face s’en ouvrait et Mme Grubach s’apprêtait à entrer. On n’aperçut d’ailleurs cette dame qu’un instant, car, à peine l’eut-elle reconnu, qu’elle s’excusa, visiblement gênée, disparut et referma la porte avec les plus grandes précautions.



« Entrez donc ! »



C’était tout ce que K. avait eu le temps de lui dire. Il restait là, planté avec ses papiers à la main au milieu de cette pièce, à regarder la porte qui ne se rouvrait pas ; un appel des gardiens le réveilla en sursaut ; ils étaient attablés devant la fenêtre ouverte, en train de manger son déjeuner.



« Pourquoi n’est-elle pas entrée ? demanda-t-il.



– Elle n’en a pas le droit, dit le plus grand des deux gardiens. Vous savez bien que vous êtes arrêté.



– Pourquoi serais-je donc arrêté ? Et de cette façon, pour comble ?



– Voilà donc que vous recommencez ! dit l’inspecteur en plongeant une tartine beurrée dans le petit pot de miel. Nous ne répondons pas à de pareilles questions.



– Vous serez bien obligés d’y répondre, dit K. Voici mes papiers d’identité ; maintenant, montrez-moi les vôtres et faites-moi voir, surtout, votre mandat d’arrêt.



– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le gardien, que vous êtes long à entendre raison ! On dirait que vous ne cherchez qu’à nous irriter inutilement, nous qui, pourtant, sommes sans doute en ce moment les gens qui vous veulent le plus de bien.



– Puisqu’on vous le dit » expliqua Franz, et, au lieu de porter à la bouche la tasse de café qu’il tenait à la main, il jeta sur K. un long regard peut-être très significatif, mais auquel K. ne comprit rien.



Il s’ensuivit un long dialogue de regards, malgré K. qui finit pourtant par exhiber ses papiers et par dire :



« Voici mes pièces d’identité.



– Que voulez-vous que nous en fassions ? s’écria alors le grand gardien. Vous vous conduisez pis qu’un enfant. Que voulez-vous donc ? Vous figurez-vous que vous amènerez plus vite la fin de ce sacré procès en discutant avec nous, les gardiens, sur votre mandat d’arrestation et sur vos papiers d’identité ? Nous ne sommes que des employés subalternes ; nous nous connaissons à peine en papiers d’identité et nous n’avons pas autre chose à faire qu’à vous garder dix heures par jour et à toucher notre salaire pour ce travail. C’est tout ; cela ne nous empêche pas de savoir que les autorités qui nous emploient enquêtent très minutieusement sur les motifs de l’arrestation avant de délivrer le mandat. Il n’y a aucune erreur là-dedans. Les autorités que nous représentons – encore ne les connais-je que par les grades inférieurs – ne sont pas de celles qui recherchent les délits de la population, mais de celles qui, comme la loi le dit, sont « attirées », sont mises en jeu par le délit et doivent alors nous expédier, nous autres gardiens. Voilà la loi, où y aurait-il là une erreur ?



– Je ne connais pas cette loi, dit K.



– Vous vous en mordrez les doigts, dit le gardien.



– Elle n’existe certainement que dans votre tête », répondit K.



Il aurait voulu trouver un moyen de se glisser dans la pensée de ses gardiens, de la retourner en sa faveur ou de la pénétrer complètement. Mais le gardien éluda toute explication en déclarant :



« Vous verrez bien quand vous la sentirez passer ! »



Franz s’en mêla :



« Tu vois ça, Willem, dit-il, il reconnaît qu’il ignore la loi, et il affirme en même temps qu’il n’est pas coupable !



– Tu as parfaitement raison, dit l’autre, il n’y a rien à lui faire comprendre. »



K. ne répondit plus.



   Asli... Tu as peut-être pensé à Joseph K. cette nuit du 16 août lors de ton arrestation. Essayé de comprendre comment et pourquoi le cours des événements du réel pouvait soudainement prendre le goût amer de la dramaturgie kafkaïenne. Ou peut-être n'a-t-on plus le temps de penser dans ces moments là. Prendre une photo de ses proches, un livre que nous est cher et qui seul pourrait nous protéger là où nous sommes conduits de force. Un pull, quelques affaires de toilette, persuadés que nous convaincrons les gardiens de leur erreur. Une affaire de quelques heures, petits tracas administratifs. Faire éclater cette bulle ridicule et revenir très vite chez soi. Et pourtant : arrestation, emprisonnement, privations et aujourd'hui sans doute les premiers interrogatoires.

Le Procès / Chapitre II - Premier interrogatoire.

[...]
« Vous m’avez demandé, dit-il, monsieur le Juge d’instruction, si je suis peintre en bâtiment ; ou, pour mieux dire, vous ne m’avez rien demandé du tout, vous m’avez asséné votre constatation comme une vérité première ; cela caractérise bien la façon dont tout le procès a été mené contre moi ; vous pouvez m’objecter d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’un procès. Dans ce cas, je vous donne cent fois raison ; vos procédés ne constituent une procédure que si je l’admets. C’est ce que je veux bien faire pour le moment ; en quelque sorte par pitié ; c’est à ce prix seul qu’on peut se résoudre à leur accorder quelque attention. Je ne dis pas qu’ils représentent un sabotage de la justice, mais j’aimerais vous avoir fourni cette expression pour qu’elle vous vînt à vous-même en y songeant. »

K. s’interrompit alors pour regarder dans la salle. Ses paroles avaient été sévères, plus sévères qu’il ne l’avait projeté, mais elles étaient restées justes. Elles auraient mérité les applaudissements de l’un ou de l’autre parti, pourtant tout le monde restait muet ; on attendait visiblement la suite avec une grande curiosité ; peut-être se préparait-on en cachette à un éclat qui mettrait fin à tout. Aussi K. fut-il ennuyé de voir entrer à ce moment la jeune laveuse qui, ayant sans doute terminé son travail, venait prendre sa part du spectacle ; il ne put empêcher le public, malgré toutes ses précautions, de détourner un peu le regard. Seul le juge d’instruction lui fit vraiment plaisir, car il semblait piqué par ses observations. Surpris par l’interpellation au moment où il s’était levé pour apostropher la galerie, il avait écouté jusque-là sans s’asseoir. Il profita de l’interruption pour le faire insensiblement, comme s’il eût fallu éviter de laisser remarquer ce geste.

Puis, pour se donner une contenance probablement, il reprit le registre en main.

« Tout cela ne sert à rien, dit K. Votre registre, monsieur le Juge, confirme lui-même mes paroles. »

Satisfait de n’entendre plus que son calme discours au sein de cette assemblée, il eut l’audace d’empoigner le cahier du juge d’instruction et de le brandir en le tenant du bout des doigts par une page du milieu comme s’il avait peur de le toucher, de sorte qu’on vit les feuillets pendiller de chaque côté, étalant au grand jour leurs pattes de mouche, leurs taches et leurs marques jaunâtres.

« Voilà les documents de M. le Juge d’instruction, dit K. en laissant retomber le registre sur la table. Continuez à les éplucher, monsieur le Juge d’instruction, je ne redoute pas ces feuilles accusatrices, bien qu’elles soient hors de ma portée, car je ne puis que les effleurer du bout des doigts. »

Le juge d’instruction prit le registre comme il était tombé sur la table, chercha à le retaper un peu et le remit devant ses yeux. C’était un signe de profonde humiliation, du moins était-on forcé de l’interpréter ainsi.

Les gens de la première rangée tendaient leurs visages vers K. avec une telle curiosité qu’il s’attarda un petit moment à les regarder. C’étaient de vieux hommes, plusieurs avaient la barbe blanche ; peut-être tout dépendait-il de ces vieillards, c’étaient peut-être eux qui pouvaient le mieux influencer cette assemblée que l’humiliation du juge d’instruction n’avait pas réussi à faire sortir de l’impassibilité où elle était tombée depuis le discours de K.

« Ce qui m’est arrivé, poursuivit-il un peu plus bas que précédemment, et il cherchait à chaque instant à scruter les visages de la première rangée – ce qui prêtait à son discours une apparence un peu distraite, ce qui m’est arrivé n’est qu’un cas isolé ; il n’aurait donc pas grande importance, car je ne le prends pas au tragique, s’il ne résumait la façon dont on procède avec bien d’autres qu’avec moi. C’est pour ceux-là que je parle ici et non pour moi. »

"C'est pour ceux-là que je parle ici et non pour moi" nous dit Franz Kafka à travers la voix de son héros universel et intemporel. Asli, femme et romancière, tu es devenue symbole d'une littérature engagée et d'une liberté d'expression bâillonnée. Mais nous le savons, tu es loin d'être la seule dans ce cas et d'autres avant toi, comme d'autres après toi, ont connu et connaîtront les mêmes épreuves. En te lisant et en suivant ton procès inique, c'est à toutes les victimes des dictatures que nous pensons. Rien que dans ton pays aujourd'hui, "plus de 130 journalistes se trouvent derrière les barreaux - un record mondial" écrivais-tu depuis ta geôle le 1er novembre. Ce procès qui s'ouvre dans une salle volontairement trop petite pour accueillir les journalistes occidentaux, militants des ONG et soutiens à ta cause, aura le mérite de mettre en lumière toutes ces voix sur lesquelles s'est posée une lourde chape de silence.

> Vendredi 30 décembre 2016

    Ce matin le site internet du Monde révèle la mise en liberté provisoire d'Asli Erdogan et de sa compagne d'infortune, la linguiste Necmiye Alpay. Un bol d'oxygène pour les deux femmes qui vont pouvoir se reposer et préparer la prochaine audience du 2 janvier 2017. Car les charges qui pèsent sur elles tiennent toujours et la tension politique reste vive. Le régime du Président Erdogan a ordonné une nouvelle arrestation d'un journaliste, Ahmet Sik, collaborateur régulier d'un journal d'opposition laïque. Il est soupçonné de propagande terroriste. Des détails ici.
   Asli... je ne sais pas si l'ombre de Franz Kafka était sur toi quand tu t'es défendue face aux juges de toute ton éloquence, mais cette sobre et puissante réplique annonçant que tu avais l'intention de te "défendre comme si les lois existaient" aurait parfaitement pu être murmurée par un Joseph K. aux poings serrés. Je te quitte pour aujourd'hui avec cette belle citation de Franz Kafka, trouvée au gré de mes déambulations sur la toile :

"Ecrire, créer, c’est faire un bond hors du rang des assassins".


> Lundi 2 janvier 2017

   Reprise aujourd'hui du procès d'Asli Erdogan et de ses coaccusés. Hier, la romancière turque a accordé une interview exclusive à RFI. Elle y confie son difficile retour à la réalité depuis sa libération provisoire, et sa peur d'être de nouveau arrêtée : "Mais j’ai toujours peur. Chaque nuit je me dis : vont-ils revenir ? Peut-être dans trois jours ils vont encore m’arrêter… En fait je revis le traumatisme initial d’avoir été arrêtée. La nuit dernière je ne pouvais pas dormir. J’attendais la police…". On trouvera l'intégralité de  cette interview sur le site internet de la station de radio internationale (ici).

   Il est bien sûr compliqué d'avoir un suivi de ce procès au jour le jour, d'autant plus que l'actualité est logiquement dominée par l'attentat de la nuit du réveillon dans un club privé d'Istanbul, dont le bilan - 39 morts et 65 blessés - est déjà très lourd. Plusieurs journalistes occidentaux se sont rendus sur place pour assister aux débats d'audience et la presse française ne manquera pas dans les jours qui viennent de nous en informer en détail. Toutefois, on peut récupérer de premiers éléments sur Twitter (ici) grâce aux comptes rendus en direct de Valérie Manteau, éditrice et ancienne collaboratrice de Charlie Hebdo de 2008 à 2013. En parcourant ses tweets, on apprend que le journaliste Inan Kizilkaya n'était pas présent à l'audience. Si officiellement il s'agirait d'un problème de transport pour acheminer l'accusé au tribunal, certaines rumeurs parlent de torture en prison... A l'issue de cette audience, Bilge Contepe, membre du parti vert et accusée de terrorisme et de déstabilisation de l'Etat, est relaxée. Situation inchangée pour les autres accusés, dont Asli Erdogan. Une prochaine audience est fixée le 14 mars.

   Parce qu'à la fin c'est toujours la littérature et la vie qui gagnent, je signale le livre de Valérie Manteau sur Charlie Hebdo, les attentats du 7 janvier 2015, le suicide de sa grand-mère, l'amour et bien d'autres pistes explorées : Calme et tranquille (édition Le Tripode). Des détails sur le livre et l'écrivaine ici.

> Mardi 3 janvier 2017

   Le site internet du journal Le Point met en ligne une interview d'Asli Erdogan réalisée ce mardi 3 janvier au lendemain de la deuxième audience de son procès (ici). Le journal confirme les informations recueillies la veille sur Twitter, à savoir la relaxe pour Bilge Contepe et une troisième audience le 14 mars pour statuer sur le sort de la romancière et des autres accusés.
   Dans cette interview, l'auteure du recueil de nouvelles Les oiseaux de bois (Actes Sud) évoque le choc de s'être retrouvée du jour au lendemain dans une absurde tragédie kafkaïenne, comme le suggérait le parallèle avec Le Procès proposé dès le début de cette article :

"Vous savez, un jour, la police vous arrête et votre vie change du tout au tout. Tout le monde sait que ma collaboration au journal était parfaitement légale mais cela n'a aucune importance, je suis entrée dans une histoire digne de Kafka dès le tout début. Pendant cinq ans, j'ai envoyé mes chroniques et, du jour au lendemain, lors d'une énorme opération de police, je me retrouve derrière les barreaux… Il y a de quoi être traumatisée et de quoi perdre tout optimisme."
   On trouve aussi dans cet entretien une tonalité plus sereine d'Asli Erdogan qui raconte son premier rêve de liberté après avoir été submergée de visions cauchemardesques :

"Ce matin, pour la première fois, j'ai fait un rêve où je me retrouvais en liberté et je me suis réveillée ainsi, libre, avec mon premier sourire."

   Asli... mon vieux jukebox des années 90 se déclenche pour fredonner un duo de France Gall et Michel Berger : Laisser passer les rêves (écoute). On y croise Picasso, Charlie Chaplin, Jules Verne, Martin Luther King... Je suis à peu près sûr que celui qui jouait du piano debout n'aurait pas mis longtemps à t'ajouter à cette liste. Alors faisons confiance à la puissance de ton rêve Asli, et faisons en sorte "Que le matin se lève sur un tout nouveau monde comme on l'imagine..."


> Mercredi 4 janvier 2017

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   Un recueil de chroniques d'Asli Erdogan pour le journal pro-kurde Özgür Güdem, publié par Actes Sud en soutien à la romancière, est désormais disponible en librairie. Il contient vingt-sept textes s'étalant sur une période de dix ans et résumant l'ensemble des combats de son auteure contre toutes les formes d'oppression et pour la défense des droits des minorités, en particulier des Kurdes. Le journal Libération publie sur son site internet une riche critique de ce livre (ici). On retiendra cette phrase permettant de se faire une idée de l'engagement politique de l'inlassable chroniqueuse des tourments de la Turquie :

«Il faut le répéter encore : la justice, l’égalité de tous les être humains entre eux, n’est possible que si nous réussissons à intérioriser que nous sommes égaux en principe et en actes. La quête de l’égalité est le principe de base, le composant moral inaliénable de tous les combats politiques»
   De son côté Actes Sud propose de découvrir en pdf un extrait de ce recueil (ici) dont je ne peux m'empêcher de reproduire quelques lignes pour mieux m'en imprégner :


AU PIED D'UN MUR 
   Était-il vraiment chiffonnier, ou bien, comme il l’a laissé entendre, policier en civil, je n’en sais rien. “Il m’a sauvé la vie”, me suis-je répété plusieurs fois, je le dis pour m’en convaincre, comme une issue de secours dans la nuit dont je chercherais le code. Elle – la nuit –, j’en ferai un récit personnel, au passé, je lui trouverai une place au milieu des signes de ponctuation. Sans doute que je n’ai même pas dit merci.
   “Couche-toi ma sœur ! À terre! à terre !” Il hurle autant qu’il peut, cherchant à couvrir le bruit de la canonnade, il indique le mur. “Baisse la tête !”
   La nuit du 15 juillet, devant la caserne de Harbiye. Juste à côté, à la radio, de terribles combats durent depuis des heures, les ambulances amènent toujours plus de blessés, il y a des morts. Les snipers déployés autour de la caserne empêchent quiconque de traverser l’avenue. Sur le trottoir d’en face, environ deux cents personnes, braillant des slogans et au cri d’Allahou akbar, essaient d’avancer, on ouvre le feu, ils se recouchent sur le pavé… Nous ne sommes pas au front, mais sur l’une des avenues les plus larges et ouvertes de la ville, aucun endroit où se terrer, quelques bouts de verre, d’aluminium et de plastique ne vous protègent pas de la guerre. “C’est plus sûr de notre côté”, avait lancé le chiffonnier un peu plus tôt, avant que les snipers ne repèrent trois à cinq personnes retranchées dans l’ombre…
   “Je suis bien rentrée, c’est le coup d’État. Je vais bien”, j’ai envoyé le message puis je suis sortie dans l’intention d’aller jeter un œil du côté de Mecidiyeköy. Si les policiers ne m’avaient pas gentiment autorisée à passer le premier carrefour traversé cette nuit-là, je n’aurais pas insisté, pas tenté les petites ruelles. Ce n’était pas que les rues s’étaient un peu vidées, elles étaient désertes… 
   Ce récit du coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016 ouvre le recueil. On suit Asli Erdogan errant dans les rues d'Istanbul, se protégeant comme elle peut des balles sifflantes des snipers, sauvée de justesse par un chiffonnier pouvant tout aussi bien être un policier en civil. Cette confrontation à la violence d'un terrain de guerre se retrouve dans d'autres chroniques, lorsque la romancière évoque sa présence dans les villes kurdes assiégées par l'armée régulière du régime.

   Difficile de ne pas penser ici aux écrivains (E. Hemingway, A. Malraux, G. Orwell) qui ont participé à la guerre civile espagnole (1936-1939), et aux récits qu'ils ont pu en faire. Même si le contexte est évidemment très différent et surtout qu'Asli Erdogan - contrairement aux femmes kurdes - n'a jamais participé directement aux combats. Entre l'idéal de liberté et d'égalité du peuple kurde et le souffle révolutionnaire des républicains espagnols s'établit un invisible pont temporel, solidaire et fraternel. Je repense alors au livre de George Orwell, Hommage à la Catalogne, et à ses lignes vibrantes où dans la préparation et l'attente des combats il fait l'expérience d'une micro-société sans classes parmi les membres du POUM (Parti Ouvrier d'Unification Marxiste). La première page du récit, évoquant la fugace rencontre entre Orwell et une jeune milicien italien, donne à sentir au lecteur ce qu'a pu être l'esprit de fraternité de cet engagement dans la guerre d'Espagne :

"Lorsque nous fûmes sur le point de sortir, il vint à moi et me serra la main très fort. C'est étrange, l'affection que l'on peut ressentir pour un inconnu ! Ce fut comme si la fougue de nos deux cœurs nous avait momentanément permis de combler l'abîme d'une langue, d'une tradition différentes, et de nous rejoindre dans une parfaite intimité. J'ai plaisir à croire qu'il éprouva pour moi une sympathie aussi vraie que celle qu'il m'inspira. Mais je compris aussi que si je voulais conserver de lui ma première impression, il me fallait ne point le revoir ; et il va s'en dire que je ne l'ai jamais revu."

Espagne
Militants de la CNT et du POUM durant la guerre d'Espagne

   C'est étrange l'affection que l'on peut ressentir pour une inconnue. Conquis par la force de ses combats et de son engagement. Lire Asli Erdogan donc, pour ne pas laisser le silence recouvrir les cris des victimes de l'oppression. Lever de temps en temps les yeux de son livre pour regarder la lumière, respirer profondément... Se convaincre que l'on peut être à plusieurs endroits à la fois. Parmi les morts et les vivants. Parmi les prisonniers de sombres cachots et libre de ses mouvements. En Espagne hier, au Kurdistan et en France aujourd'hui. Un vagabond des étoiles londonien. Partout à la fois, mais toujours du côté de la justice, de la souffrance des opprimés, de la beauté et de la liberté. A ciel et livres ouverts.


> Mercredi 18 janvier 2017

   Asli... Cela m'a pris un peu plus de temps que prévu, mais j'ai enfin Le bâtiment de pierre entre les mains. La jeune femme au regard éteint et aux jambes nues sur la couverture ocre choisie par Actes Sud transmet une double impression d’inaccessibilité et de fragilité désarmante. C'est donc avec une certaine appréhension que j'ouvre les premières pages, en sachant désormais que fiction et réalité se sont rejointes dans de précoces noces funèbres. Heureusement que pour l'heure, tu jouis toujours de ta liberté provisoire.

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   Premières lignes donc de ce récit, que j'aimerais partager ici avec toi, avec ceux qui s'aventureront en ce lieu, protégé par l'armure enveloppante de la trompette de Miles Davis. On n'affronte par le noir tout seul... So what...

COMMENCEMENT
    "Les faits sont patents, discordants, grossiers... Ils entendent parler fort. A ceux qui s'intéressent aux choses importantes, je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes. Ce qui m'intéresse, moi, c'est seulement ce qu'ils chuchotent entre eux. De façon indistincte, obsédante. Je fouille parmi toutes ces pierres, en quête d'une poignée de vérité, ou du moins ce qui, jadis, s'appelait ainsi, mais qui n'a plus de nom. Par-delà un éclair lumineux, je cherche, toujours plus profond, avec l'espoir, si je reviens, de rapporter une poignée de sable qui glissera entre mes mains, je suis en quête de la chanson de sable. "Qui parle de l'ombre dit vrai". La vérité dialogue avec les ombres." ...

   La quête de Vérité dès ces premières lignes. Celle qui glisse entre nos doigts quand un régime assoiffé de pouvoir et pris de paranoïa procède à l'inversion de toutes les valeurs. Un Rhinocéros lancé à pleine vitesse ne laisse pas beaucoup de solutions aux hommes et aux femmes placés au milieu de sa course folle. Adhérer à la Force, à la Vérité nouvelle, se plier à la Loi en attendant que l'incendie s'éteigne, ou, au risque d'en payer un prix incalculable, opposer sa foi inébranlable de justice à la corne du cuirassé. Si "la vérité dialogue avec les ombres", c'est peut-être parce qu'elle se trouve dans les puits sans fond de solitude. Abysses où l'on s'abîme. Solidaire et solitaire, tu ne le sais que trop bien. Ou encore parce que le rictus de l'ombre du dictateur finit toujours par trahir la lumière trop nette de son aura charismatique. "Qui parle de l'ombre dit vrai". Nul doute que les prochaines pages nous en apprendront plus.

   ... "Aujourd'hui, je vais parler du bâtiment de pierre où le destin se cache dans un coin, où l'on observe à distance le revers des mots. Il a été construit bien avant ma naissance, il a cinq étages sans compter le sous-sol, et un escalier d'entrée.
   Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau... Les mots ne parlent qu'avec les autres mots. Prenez un V, un I et un E et vous écrivez Vie. A condition de ne pas vous tromper dans l'ordre des lettres, de ne pas, comme dans la légende, laisser tomber une lettre et tuer l'argile vivante. J'écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir. Comme on cueille un fruit sur la branche, comme on arrache une racine. Il te reste le murmure que tu perçois en plaçant contre ton oreille un coquillage vide. La vie : mot qui s'insinue dans ta moelle et dans tes os, murmure évoquant la douleur, son qu'emplissent les océans.
   Un petit enfant a dit un jour : si tu ne profites pas de la vie, c'est elle qui profitera de toi. C'était un enfant aux yeux noirs, né de l'union de deux ténèbres, qui a connu très tard le bâtiment de pierre. Il n'a plus jamais eu peur, parce qu'il se rappelait sa première frayeur, ou peut-être parce qu'il l'avait oubliée... Il paraît qu'il riait pour un rien."

   Asli... Miles entame le thème du générique d'Ascenseur pour l'échafaud. Pourquoi ai-je le sentiment qu'il l'a improvisé devant ce chant de l'univers carcéral, qui avale les enfants perdus dans son antre de terreur ? Je pressens que dans ce récit le noir sera noyé de plusieurs couleurs, des plus sombres aux plus aveuglantes. La trompette magique ne me protégera plus longtemps... Peu importe la noirceur, ces pages m'accompagneront dans l'attente de la prochaine audience de ton procès. Une question demeure : attends-tu le 14 mars comme on guette les bourgeons du printemps ou comme on redoute les griffes de l'hiver ?


> Vendredi 20 janvier 2017

   "Elégie" : n.f. (latin, grec elegeia → éloge, de elegos "chant funèbre"). Poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques. "La plaintive élégie, en longs habits de deuil [...]" (Boileau). Les élégies de Ronsard, de Chénier.
   Voici comment mon dictionnaire définit ce beau mot trouvé dans le quatrième de couverture du livre d'Asli Erdogan, Le Bâtiment de pierre.

"De ce monde de terreur, la narratrice est pourtant revenue et sa voix, telle une élégie, se fait l'écho d'un ange : un homme qui s'est éteint dans cette prison en lui laissant ses yeux."

   A la lecture de ce récit poétique et douloureux, on éprouve l'expérience, le sens sensible de ce mot, comme si la saveur d'un aliment inconnue jusqu'alors demeurait inexplicablement sur notre palais après plusieurs repas. Un envoûtement par la puissance du langage. Pour les habitués d'un style narratif linéaire, dont je fais partie, ce voyage élégiaque aura la forme d'un labyrinthe déconcertant. Tant mieux. On touche là à l'essentiel de cette oeuvre, à sa beauté profonde. Car en refusant "les faits [...] patents, discordants, grossiers" et en s'intéressant à "ce qu'ils chuchotent entre eux" (p.1), Asli Erdogan nous enroule dans la détresse mentale de cette jeune femme prostrée en couverture. Parfois aussi dans son espérance folle de pouvoir se raccrocher à la V.I.E. Et cette intimité de pensée avec la narratrice confère au récit une force peu commune :

"Qu'est-ce que je cherchais là ? Il ne restait rien qui fût moi. Rien de ce qui était en moi n'était digne de s'appeler ainsi, capable de se concrétiser face à quelqu'un d'autre, de persister tout au long d'un destin, jusqu'à la fin d'une histoire.  Quand j'ouvris les yeux, je me retrouvais dans un univers pétrifié. Couleur cendre, couleur fumée, couleur cœur... Je fermai les yeux, je les rouvris, j'étais toujours au même endroit, dans la même réalité hors du monde. Je roulais vers les profondeurs d'un cauchemar ; j'essayais de me raccrocher à quelque chose pour m'arrêter, parfois je réussissais à grand-peine à me redresser, mais en vain, je continuais à tomber. Tout ce qui jusqu'à ce jour m'avait maintenue debout, à la surface de la terre, à l'intérieur de mon corps, échappait instantanément à mes bras. Dans ce gouffre désert, tout à fait étranger, je ne trouvais pas un seul mot auquel me cramponner, auquel grimper en m'aidant des ongles et des dents. D'ailleurs, si même j'en avais trouvé un, comment aurais-je pu m'y accrocher, avec ces mains blafardes et ces dents brisées ?" p.38-39
  Ce livre laisse une marque indélébile. Les raisons en sont multiples. La force des images poétiques convoquées par l'auteure turque joue un rôle indéniable. Mais plus encore peut-être, la façon dont les principales voix du récit se confondent, se superposent et se séparent ; s'éloignent pour mieux se retrouver ensuite. Pour se faire écho. Et puis surtout ces répétitions de morceaux de texte qui reviennent inlassablement. Tantôt strictement à l'identique, tantôt avec une infime variation. Tantôt appliquées à un personnage, tantôt à un autre. Ces répétitions différentielles donnent une tonalité unique à cette élégie de l'univers carcérale.

   Il n'est pas possible de quitter ce texte sans penser y revenir un jour et c'est là un indice de son importance. Un dernier extrait que l'on peut garder près de soi pour les hivers de nos vies qui tardent à rendre les armes :

"En remerciant les étoiles , dans ce matin sans étoile où tu es mort dans une inexorable solitude, d'un seul mouvement de ta tête affaissée, tu as arrêté la nuit. Tu l'as arrêté pour nous tous. Très tôt, perché sur l'escalier de pierre qui s'élève vers les cieux, tu as déployé tes ailes, l'une vers la lumière, l'autre vers les ténèbres. Tu as allumé la dernière bougie de ta résistance et en souriant, peut-être, tu l'as offerte au jour naissant. A cet instant-là une étoile est ressuscitée. Et tu m'as laissé tes yeux pour que je regarde la vie comme un miracle.

Après tout la nuit finira, une aube nouvelle éclairera le monde. La porte va s'ouvrir et la grande parade des cieux, des déserts célestes, va commencer." p.41
   Cet extrait qui clôt TON ULTIME PAYS LIBRE s'ouvre sur la partie de l'élégie intitulée RÊVES et sur le "chapitre" L'ANGE. Je me souviens alors du film de Terry Gilliam, Brazil (1985), et de sa fin extraordinaire. Avoir ouvert un livre comme celui-ci est une inestimable chance.


A noter : une interview d'une poignée de minutes accordée hier, jeudi 19 janvier,  par Asli Erdogan à France 24, est disponible sur le site de la chaîne (ici). Elle y évoque les maux de son pays, sa situation personnelle en prise avec les autorités du régime et ses projets littéraires.


> Samedi 21 janvier 2017

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Recep Tayyip Erdogan

   Le Parlement turc a adopté en seconde lecture le projet de réforme constitutionnelle soutenue par le Parti de la Justice et du Développement (AKP, parti islamo-conservateur) fondé par Recep Tayyip Erdogan. Cette réforme, qui sera présentée au peuple turc par référendum, ouvrirait les portes d'une hyperprésidentialisation du régime et donc renforcerait considérablement les pouvoirs de l'actuel président turc. Une dérive autoritaire dénoncée par l'opposition.
   Plus concrètement, cette réforme supprimerait le poste de premier ministre et remettrait l'ensemble du pouvoir exécutif dans les mains du président. Certes, certaines démocraties occidentales possèdent des constitutions semblables ou assez proches de cet esprit (les Etats-Unis ont un régime présidentiel et la France se caractérise par un régime semi-présidentiel souvent comparé à une monarchie républicaine tant les pouvoirs du président y sont importants), mais on sent bien que prise dans un contexte de répressions massives depuis le putsch manqué du 16 juillet 2016, cette réforme n'augure rien de bon pour les libertés fondamentales et l'équilibre des pouvoirs en Turquie. A titre d'exemple, le président aurait avec le Parlement un pouvoir de contrôle étendu sur le pouvoir judiciaire en s'octroyant la nomination de membres du Haut Conseil des juges et procureurs. De plus, en modifiant la Constitution, Recep Tayyip Erdogan se mettrait en position de briguer potentiellement deux mandats supplémentaires et ainsi conserver la tête du pays jusque 2029. Ceci ressemble comme deux gouttes d'eau à la main mise du pouvoir de Poutine sur la Russie (il est au commande depuis 1999).
   Affaire à suivre donc, non sans appréhension : comment imaginer un référendum démocratique serein sur cette réforme constitutionnelle dans l'état actuel du déni du pluralisme politique et médiatique et de la répression qui s'abat sur les intellectuels et la société civile turque ?


Pour aller + loin :

- Des détails dans un article du journal le Monde (ici), et une interview du directeur adjoint de l'IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) pour décoder les enjeux de ce projet de réforme constitutionnelle (ici).

- Le 5/01/17, dans "L'Heure bleue" sur France Inter, Laure Adler avait proposé une émission Spéciale Turquie. En compagnie de plusieurs invités, elle tentait de décrypter le glissement de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan vers un régime de plus en plus despotique (ici). Cette émission est l'occasion de découvrir d'autres écrivains et intellectuels turcs avec en particulier Nedim Gürsel, que l'on peut découvrir par l'intermédiaire de son blog (ici). 

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Nedim Gürsel

> Mercredi 1er février 2017

   Ce premier jour de février m'offre une double occasion de reprendre le fil de ma relation à distance avec l'écrivaine turque. Fil fragile, mais indispensable pour qui veut bien se rappeler que le combat pour la liberté de la romancière est loin d'être terminé.

   Une occasion indirecte d'abord. Avec une riche programmation consacrée à Hannah Arendt ce soir, Arte propose de mettre notre temps de cerveau disponible à l'heure de la pensée politique d'une philosophe qui n'a cessé de questionner la condition de l'Homme moderne, son rapport à la culture et la tension entre liberté et totalitarisme. Le film très réussi de Margarethe Von Trotta permet de franchir un premier pas vers cette grande figure intellectuelle du XXe siècle, et le documentaire d'Ada Ushpiz (Allemagne 2015) diffusé en seconde partie de soirée donnera la possibilité d'enrichir la réflexion (*).  Certes, la Turquie contemporaine n'a heureusement pas encore tous les attributs d'un régime totalitaire dans lequel rien n'existe en dehors de la volonté de l'Etat et où règne une terreur de masse. Cela n'interdit pas d'aiguiser sa pensée au contact de l’œuvre d'Hannah Arendt pour se doter des notions essentielles de sa philosophie politique et mieux saisir les troubles du monde contemporain. Le documentaire, intitulé Hannah Arendt, Du devoir de la désobéissance civile revient sur la notion controversée et mal comprise de la "banalité du mal" forgée en grande partie à partir du procès Eichmann. Certains passages des textes de la philosophe qui y sont lus, résonnent aujourd'hui de façon saisissante :

"Le mal est un phénomène de surface. Nous résistons au mal en refusant de nous laisser submerger par la surface des choses. En nous arrêtant et en réfléchissant, c’est-à-dire en dépassant l’horizon du quotidien. Plus une personne est superficielle, plus elle est susceptible de céder au mal. C’est la banalité du mal."
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   L'originalité de ce documentaire repose sur la mise en relation de la pensée d'Hannah Arendt avec de récents mouvements collectifs de protestation, allant des soulèvements des printemps arabes (en Egypte notamment), à l'Ukraine, à Hong-Kong, au conflit israélo-palestinien ou encore aux luttes contre l'austérité au Canada. A chaque fois des militants disent l'inspiration que représente pour eux la philosophe.

   Une seconde occasion ensuite, directement liée à Asli Erdogan cette fois, se présente à travers une récente interview réalisée le 31 janvier par RFI pour l'émission Accents d'Europe (ici). La militante des droits de l'Homme évoque combien il est encore difficile pour elle de revenir à une vie normale après son séjour de plus de quatre mois en prison, et son angoisse permanente face à l'issue incertaine de son procès :

"Je risque une peine incompressible de prison à vie. A quel juge puis-je me fier, dans l'Etat de non-droit actuel, tout est possible. [...] Puisqu'on en est arrivé là, on peut se demander jusqu'où ça va aller. [...] Ce procès est entièrement politique. Quelqu'un a décidé que j'allais trop loin et a donné l'ordre de m'enfermer, et je n'ai aucun moyen de savoir quand ça se terminera. Peut-être jamais... C'est une torture psychologique."
    Préoccupée par son cas personnel, Asli Erdogan s'inquiète également de l'avenir de son pays qui s'oriente vers toujours plus d'insécurité (les attentats terroristes) et vers une société de plus en plus fracturée. Entre Hannah Arendt à Asli Erdogan, s'établit une complicité intellectuelle et politique évidente : le refus d'abandonner sa propre responsabilité morale face à un régime politique qui bascule dans le totalitarisme, voire un néo-totalitarisme dissimulé derrière une forme autoritaire et conservatrice. En ce qui concerne la Turquie, c'est la question Kurde qui se trouve au cœur de la résistance de la romancière et comme chez la philosophe allemande la défense de la pluralité et du droit à la dignité de chaque être humain.

(*) Cette double programmation sur Hannah Arendt sera hébergée une semaine sur Arte+7.


> Vendredi 10 février 2017

   La réflexion sur la banalité du mal en compagnie de la philosophe Hannah Arendt est d'une triste actualité. Amnesty international a rendu public cette semaine, mardi 7 février, un rapport effrayant sur la prison de Saidnaya en Syrie. Ce centre militaire de détention, situé à 30 km au nord de Damas, aurait servi au régime de Bachar el-Assad pour conduire une politique de répression massive contre ses opposants (journalistes, activistes, militaires ayant rejoint l'armée syrienne libre, dissidents politiques ou simples manifestants). Selon l'ONG, qui parle de "politique d 'extermination", près de 13 000 personnes auraient été tuées dans les geôles de ce complexe entre 2011 et 2015 (le printemps syrien débute en mars 2011). Deux fois par semaine environ, c'est par pendaison que des dizaines de personnes y auraient été exécutées après avoir subi privations, humiliations et tortures.

Vue google Map de la prison Saidnaya au nord de Damas
Vue du ciel de la prison de Saidnaya

   Amnesty international propose sur son site internet un court métrage d'animation pour sensibiliser l'opinion publique internationale (ici) et le journal Le Monde s'en fait l’écho dans un article détaillé qui livre quelques témoignages (ici), tout comme Libération (ici).



   Devant cette universalité de l'univers pénitentiaire des pires dictatures, voire des dérives les plus sombres des démocraties (les Etats-Unis avec le camp de Guantanamo et la prison d'Abou Ghraib en Irak où des soldats américains ont torturé des prisonniers), il est utile de se remémorer certains passages du Bâtiment de pierre d'Asli Erdogan - et de repenser à d'autres œuvres littéraires ou cinématographiques (La question d'Henri Alleg et Le Petit Soldat de J-L Godard sur la torture pendant la guerre d'Algérie, L'aveu d'Arthur London, adapté au cinéma par C. Costa-Gavras sur les purges staliniennes, Mapuche de Caryl Ferey sur la dictature argentine, Au nom du père de Jim Sheridan ou Hunger de Steve McQueen sur les combattants irlandais détenus dans la prison de Maze, la bande-dessinée Une métamorphose iranienne de Mana Neyestani sur la répression iranienne, sans parler de l'exception de la Shoah). Liste très incomplète, et malheureusement destinée à s'étoffer...

   Certes les situations historiques et politiques sont à chaque fois particulières, mais les souffrances endurées par les hommes et les femmes enfermés dans ces prisons nous rappellent à leur commune humanité et à l'abjection sans limite de leurs tortionnaires.

LE COEUR DU LABYRINTHE
"En cheminant dans les méandres déserts du bâtiment de pierre, au long des couloirs secrets enfouis dans une pénombre bleutée, en franchissant des portes qui s'ouvrent et se referment promptement, sans retour possible, comme des tourniquets, tu atteins le coeur du labyrinthe. Un coeur vaste, bien réel, dur comme un coup de poing... C'est une salle vide, froide, blanche comme une pierre tombale, semblable à toutes les salles verrouillées de ta mémoire. Lieu d'où provient la voix que tu entends, qui te parle et t'appelle désespérément. [...]
Dans la dernière salle sans pilier, sans ornement, sans écho, totalement muette... Envoyé par le sphinx, venu des profondeurs abyssales de l'homme, tu as atteint le cœur excavé du labyrinthe, qui va t'emprunter ta voix...  À ce coeur qui bat pour toutes leschoses disparues ou non encore créées, perdues ou vouées à leur perte... Dans le silence de cette salle, tu pourras rester éternellement muet et attendre au chevet des défunts. Tupourras faire ta plus authentique prière, tes plus sincères aveux et versersans te gêner les larmes qui se sont accumulées en toi. Tu resteras dans cette salle devenue ton propre reflet, tu reviendras en arrière et tu attendras. Ici, tu ne t'exprimeras qu'avec les mots du sang, tu crieras, tu t'insurgeras, tu appelleras désespérément. Personne ne viendra."
Le Bâtiment de pierre, p.53-54

   Et maintenant une question : que faisons-nous de ce que nous savons de l'horreur ?

> Jeudi 2 mars 2017


Résultat de recherche d'images pour "courrier international turquie la dérive autoritaire"

   La rédaction du journal d'opposition turc Cumhuriyet était l'invitée exceptionnelle du numéro de Courrier International (n°1373) du 23 février au 1er mars 2017, en partenariat avec l'association Reporter sans frontières. Cette tribune offerte aux journalistes turcs qui résistent encore tant bien que mal à la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdogan - Premier ministre du pays de 2003 à 2014 puis Président - fournit l'occasion d'un dossier sur l'état du pays.
   
   L'un des éléments de réflexion porte sur cette fameuse réforme constitutionnelle qu'Erdogan veut soumettre à un référendum populaire le 16 avril prochain. Comme j'ai eu l'occasion de l'évoquer lors d'un petit article du 21 janvier sur cette page, cette réforme vise à renforcer considérablement les pouvoirs du chef de l'Etat turc, qui jusqu'ici avait un rôle symbolique de garant des institutions. L'intellectuel turc Ahmet Insel explique dans les pages du journal (p.27) pourquoi les électeurs de l'AKP (parti d'Erdogan) et de son principal allié, le MHP, doivent voter non à un référendum qui consacre l'oppression :


"En plaçant l'ensemble de nos institutions et pouvoirs politiques dans la main d'un seul homme, nous mettons en péril l'avenir politique, culturel mais aussi économique de ce pays, qui aura tout à craindre de l'incertitude et de l'instabilité inhérente au caractère despotique et arbitraire du pouvoir. Il faut mettre à profit les mois qui nous séparent de la date du référendum pour répéter cela encore et encore."
   On trouvera également une stimulante analyse du politologue Tanil Bora sur l'ascension des idées d'Erdogan (p.28) et sur la façon dont, comme Vladimir Poutine en Russie, il met en péril les institutions démocratiques en s'adressant directement à un peuple "fantasmé". Vieille recette du populisme, qui peut prendre la forme bien plus dangereuse d'une dérive totalitaire :


"Lorsqu'on définit le peuple en l'essentialisant de cette manière, tous ceux qui n'entrent pas dans le moule se retrouvent marginalisés. Cette criminalisation est liée à ce nouvel autoritarisme populiste dont nous parlions plus tôt. C'est quelque chose qui est dans l'ADN du populisme... Le peuple, la nation, sont réduits à une formule, à une marque identitaire. Cette vaste geste identitaire ne laisse aucune place aux sensibilités, aux appartenances, aux choix alternatifs. Cette passion pour l'uniforme et l'homogène empêche l'émergence d'un réel pluralisme."
   Dans la suite du dossier, on pourra lire avec admiration une lettre de l'un des onze journalistes de Cumhuriyet arrêtés par l'appareil répressif, envoyée de sa prison d'Istanbul (p.30). Akin Atalay y évoque les rudes conditions de détention et les privations de liberté. Mais, avec un profond optimisme, il clame également que "Les beaux jours sont devant nous, mes amis, les jours ensoleillés". Selon la rédaction de Courrier international, il fait ainsi référence au poète turc Nazim Hikmet (1901-1963) :


"Aujourd'hui c'est dimanche.
Pour la première fois aujourd'hui
Ils m'ont laissé sortir au soleil,
et moi, pour la première fois de ma vie,
m'étonnant qu'il soit si loin de moi
qu'il soit si bleu
qu'il soit si vaste
j'ai regardé le ciel sans bouger.
Puis je me suis assis à même la terre, avec respect,
je me suis adossé au mur blanc.
En cet instant, pas question de gamberger.
En cet instant, ni combat, ni liberté, ni femme.
La terre, le soleil et moi."


Nazim Hikmet, Il neige dans la nuit et autre poèmes, Gallimard, 2002.


   Ce courage dont fait preuve Akin Atalay, allié à son désir de croire en des jours meilleurs sans nier la situation très difficile de son pays, font écho à Romain Rolland (repris par Antonio Gramsci) qu'une amie aime me citer : "Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté". Par cette époque plus que troublée (doux euphémisme), ce genre d'attitude est pour moi exemplaire.

   Sur la page suivante, plusieurs dessins de presse rendent hommage au dessinateur du journal, Musa Kart, arrêté le 31 octobre 2016 pour avoir publié une caricature jugée hostile au régime.


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Dessin de Arwa Moukbel, Yemen.

   De son côté, le site de Reporter sans frontières rappelle que la Turquie se classe désormais 151e au classement mondial de la liberté de la presse et met en ligne plusieurs de ses articles. (ici)

   A l'heure où en France des candidat-e-s à l'élection présidentielle mettent la pression sur la justice, les journalistes, les fonctionnaires et en appellent directement au peuple pour asseoir leur légitimité, ce qui se déroule en Turquie mérite toute notre attention. En restant lucide sur les profondes différences de situation persistant entre les deux pays.

> Vendredi 10 mars 2017

   L'émission littéraire La Grande librairie, présentée par François Busnel sur France 5, a diffusé hier, jeudi 9 mars, une interview d'Asli Erdogan enregistrée à Istanbul.
   L'intellectuelle turque revient sur sa détention et sur ce que représente aujourd'hui pour elle son roman Le Bâtiment de pierre, maintenant qu'elle a fait l'épreuve de l'univers carcéral. Elle affirme également, alors que le verdict de son procès devrait être prononcé le 14 mars, que les options s'ouvrant devant elles ne sont pas rassurantes : être condamnée à la prison à perpétuité, être contrainte à l'exil, ou courir le risque d'être poignardée par un nationaliste au coin d'une rue. Si le silence est l'une des clefs d'entrée majeures de son oeuvre, remercions les médias et son éditeur français Actes Sud de lui donner au contraire toute l'audience qu'elle mérite.
   Le romancier Philippe Claudel, présent sur le plateau de l'émission, a eu raison d'insister sur le lien entre les lecteurs et les écrivains poursuivis par la répression. Vibrant plaidoyer pour la liberté - ce mot qui ne voulait pas se taire -, pour les écrivain-e-s et la littérature.

L'interview sur Youtube (ici)

> Mardi 14 mars 2017


Asli Erdogan interdite de voyager


   Journée tant attendue et tant redoutée par Asli Erdogan et ses principaux soutiens en Turquie et en Occident. Peut-être pas seulement "en Occident" d'ailleurs, rien ne permet d'affirmer que nous soyons les seuls à nous inquiéter de la répression qui pèse sur les artistes, les écrivain-e-s, les journalistes, les opposant-e-s à tout type de régime autoritaire. Ne peut-on imaginer que des dissident-e-s, intellectuel-le-s et simples citoyen-ne-s chinois, birmans, zimbabwéens, chiliens et bien d'autres de part le monde suivent avec intérêt le déroulé de cette sombre réplique de tant d'histoires semblables ayant eu lieu dans des pays et des époques différentes ?

   Journée tant attendue, donc, de la réouverture du procès de la militante turque qui expliquait dans une interview récente le peu d'espoir qu'elle mettait dans l'issue de cette affaire. En se rendant à l'audience aujourd'hui, elle a porté une revendication devant ses juges : celle de pouvoir voyager à l'étranger afin de recevoir des prix pour ses écrits, mais aussi pour son action en faveur des droits de l'Homme. Cette demande lui a été refusée, tout comme celles des journalistes, écrivains et avocats qui comparaissaient devant le tribunal. Le procès a été ajourné et une prochaine audience est fixée au 22 juin. Un article du journal Le Point (ici) précise en détails les différentes personnes visées par cette purge qui ne dit pas son nom.

   Dans cet article, la déclaration de son éditeur français, Timour Muhidine, doit retenir toute notre attention :


« J'ai peur que ce procès traîne un bon moment et que cela use tout le monde. L'usure est une menace, on tente d'avoir à l'usure les proches et les comités de soutien pour qu'ils se relâchent, donc plus que jamais il s'agit de ne pas relâcher la vigilance. »
   En effet, le 22 juin semble bien loin et nous aurons d'ici là d'autres sollicitations, d'autres flux médiatiques, bien d'autres soucis quotidiens nous détournant du sort de ces intellectuels turcs. Et d'ici là bien sûr,  Recep Tayyip Erdogan aura peut-être remporté son pari d'un référendum favorable à une hyperprésidentialisation du régime.

   Alors pour tenir la distance, on guettera les sorties annoncées d'autres textes d'Asli Erdogan - comme son premier roman L'Homme écorce chez Actes Sud -  mais aussi des romans d'écrivains kurdes condamnés eux-aussi à la prison et au silence. Dans une vidéo mise en ligne le 19/12/16 avant la sortie de prison de la romancière, on pourra (ré)écouter l'actrice française Adèle Haenel lire l'une de ses lettres envoyées de prison et des extraits choisis de textes pour lesquels elle est accusée de "propagande terroriste". (ici)


> Dimanche 16 avril 2017

Can Dündar
" France, où est ta voix ? "
   C'est par cette interrogation, cette interpellation, que Can Dündar, ancien éditorialiste du quotidien turc Cumhuriyet, exprimait dans le journal Le Monde du samedi 15 avril son désarroi face au silence français. Alors que 58 millions d'électeurs turcs sont appelés à voter aujourd'hui pour valider ou invalider le référendum décidé par Recep Tayyip Erdogan pour instaurer un régime présidentiel qui lui donnerait les pleins pouvoirs, la France semble totalement indifférente à la dérive autoritaire dans laquelle s'enfonce ce pays.

   Bien que des sondages donnent le "oui" et le "non" pour la réforme constitutionnelle au coude à coude (51.3% ou 51.5% pour le "oui" selon les instituts de sondage), la romancière et sociologue Oya Baydar s'exprimant dans les pages Débats du même quotidien, nous fait part de sa vive inquiétude quant à l'impartialité du résultat :

   "Les sondages impartiaux montrent que le oui et le non sont à égalité. Il semble même qu'une tendance en faveur du non se dégage de jour en jour. Mais l'opinion publique est sûre qu'Erdogan fera son possible pour tourner les résultats en sa faveur, comme il l'a fait quelques mois après les élections législatives du 7 juin 2015, à l'issue desquelles l'AKP avait perdu sa majorité absolue au Parlement et le HDP [Parti démocratique des peuples, opposition à Erdogan] était rentré à la Grande Assemblée nationale avec 80 députés, dont la moitié étaient des femmes."

   Pour la romancière, figure de la gauche turque, les velléités démocratiques et de rapprochement avec l'Union Européenne formulées il y a quelques années encore par Erdogan sont désormais lettre morte. Depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, c'est au contraire un visage autoritaire que présente le leader de l'AKP :

" L'AKP est devenu un appareil dangereux dans les mains d'Erdogan, lequel est en train de créer un mode de gouvernement totalitaire fondé sur le culte de la personnalité, qui n'est d'ailleurs pas étranger à l'islam. [...] Le tableau actuel de la Turquie, c'est la montée de l'autoritarisme fondé sur l'oppression, l'injustice et l'arbitraire."

   Ce ne sont pas les menaces proférées dans la ville de Diyarbakir par des groupes à forte coloration islamiste et nationaliste dévoués à Erdogan, les Foyers purs ou le Mouvement des vertueux, qui sont propices à rassurer. Ainsi un responsable local se dit prêt "à prendre les armes contre les terroristes aux côtés de la police et de l'armée pour défendre la Turquie et Recep Tayyip Erdogan." A entendre ces discours violents, on a l'impression que la Semaine de la Haine que nous décrivait George Orwell dans 1984 pourrait bientôt surgir en Turquie.


   Les résultats du référendum pourraient bien enterrer l'espoir d'une Turquie démocratique et laïque et installer une inquiétante copie de l'Arabie Saoudite aux portes de l'Europe. Surtout si Erdogan, fort de sa victoire, en profitait pour restaurer la peine de mort dans son pays. Verdict des urnes (ou du régime...) ce soir ou demain.

   22h20. Asli... C'est à toi que je pense, et à tous les démocrates turcs, quand je découvre le résultat de ce réferendum si important pour l'avenir de ton pays. Le camp du "oui" l'emporte à 51.3%, même si le décompte définitif n'est pas encore achevé. Malgré cette courte majorité, cela n'a pas empêché Recep Tayyip Erdogan de célébrer sa victoire et de faire cette déclaration devant ses partisans (Le Monde.fr) :


“La Turquie a pris une décision historique sur sa forme de gouvernement et l’enjeu allait bien au delà des dix-huit articles qui étaient soumis aux électeurs”, a expliqué le chef de l’Etat, rappelant aussi que “c’est la première fois dans l’histoire du pays qu’un changement de Constitution se fait au Parlement et par le vote du peuple” et non pas par un coup d’Etat militaire ou après une guerre. Et de marteler “qu’encore en 2015, à peine 25 % ou 30% des citoyens du pays approuvaient le système alors qu’aujourd’hui, ils sont majoritaires.
“Le référendum est fini et les polémiques qu’il a suscitées doivent maintenant appartenir au passé. Ne fatiguez pas le pays avec des discussions inutiles, je le dis aussi aux autres pays, nos alliés , et aux institutions internationales : respectez la volonté de la nation”, a insisté le président turc tout en rappelant que “ tous les articles de la réforme n’entreront pas en vigueur tout de suite et pour la plupart après les élections législatives et présidentielles du 3 novembre 2019”.
   Pour les opposants à Erdogan, c'est une nouvelle ère de résistance qui s'ouvre. Sans doute un long hiver... Un parlementaire HDP de Diyarbakir souffle d'ailleurs les premiers vents de la contestation :

 "Nous n'acceptons pas ce résultat et il ne peut pas être considéré par le camp du oui comme une victoire. Ce référendum n'a rien de démocratique. Il est clair que la société turque est divisée en deux camps de force équivalente. Elle ne peut pas être gouvernée. Dans les régions kurdes, nous avons voté à l'ombre des armes. Nous avons la conviction que de nombreuses fraudes ont été commises et nous allons contester ce résultat même si nous savons qu'il n'y aura aucun changement pour les Kurdes."

> Jeudi 21 septembre 2017

   Retrouver Asli Erdogan dans l'émission La Grande librairie de François Busnel sur France 5 procure la même joie intense et réservée que l'on éprouve lorsque l'on renoue avec un ami perdu de vue depuis trop longtemps. L'autrice turque qui a récupéré pour un temps son passeport et la liberté d'un voyage à l'étranger est marquée par les épreuves traversées, mais défend avec toujours autant de fougue son amour inconditionnel pour la littérature. Une résistance autant qu'une résilience qui force le respect des invité-e-s du plateau. Parmi eux deux femmes, venues présenter deux livres remplis de promesses. Kaouther Adimi publie Nos Richesses, un roman sur la vie d'Edmont Charlot qui a tenu un lieu pluriel et singulier dans la ville d'Alger pendant les années 30 : une librairie faisant office de bibliothèque, maison d'édition et galerie d'art. Il publia le premier livre d'Albert Camus, "Révolte dans les Asturies", mais aussi "Le silence de la mer" de Vercors alors que le livre était interdit. A ses côtés, Delphine Minoui, journaliste grande reporter au Moyen-Orient, prix Albert Londres en 2006, propose le récit incroyable d'une bibliothèque clandestine à Daraya, miraculeusement préservée par de jeunes étudiants sous un déluge quotidien de bombes. Son livre Les passeurs de livres de Daraya offre une leçon de vie et de liberté d'une force inouïe.

Nos Richesses par Adimi       

   Asli Erdogan n'en a malheureusement pas fini avec la justice de son pays. La prochaine audience de son procès est fixée au 31 octobre 2017, avec de nouveaux juges, mais avec les mêmes chefs d'accusation pouvant la condamner à la prison à vie. Face à la question de François Busnel sur la possibilité de l'exil, sa réponse sur l'importance considérable de la langue turque, la langue de son pays, sur tout son être et sur son écriture, était bouleversante de vérité et d'émotion.


Raphaël