jeudi 18 février 2016

L'errance et la littérature de voyage - vendredi 5 février 2016

Réunion du vendredi 5 février 2016

      Réunis autour d’un nouveau thème que tout le monde n’avait pas forcément eu le temps d’apprivoiser, nous nous sommes une fois de plus rendus compte à quel point il était riche de s’ouvrir aux lectures des autres. Sortir un peu des sentiers battus. L’idée d’une « littérature vagabonde » avait germé dans l’esprit de Gaëlle lors d’une soirée chez Stéphane. Littérature porte-voix des invisibles, récits des écrivains-voyageurs, périples intergalactiques ou rêveries de promeneurs plus ou moins solitaires, les chemins de l’aventure et de l’errance étaient ouverts aux quatre vents pour cette nouvelle soirée pleine de promesses. Ceci d’autant plus que François était des nôtres dès le premier verre. Cool. Jusqu’au dernier verre aussi. Yes he can !


            La première piste suivie nous a emmenés du côté des contes et fictions qui confrontent un personnage romanesque à la nature, au monde sauvage et à lui-même. Si l’Odyssée peut être considérée comme l’archétype de la littérature de l’errance, au moins autant que Don Quichotte de Cervantès et de trois ou quatre autres romans majeurs dont j’ignore encore l’existence ; c’est en courant après un lièvre que nous avons entrepris notre premier périple. François ne l’avait pas laissé échapper de sa cuisine, mais du roman finlandais d’Arto Paasilinna : Le Lièvre de Vatanen. Dans ce « roman d’humour écologique », nous découvrons un journaliste qui plaque Helsinki et la civilisation pour suivre un lièvre à travers les forêts finlandaises jusqu’au cercle polaire. Lâché en pleine nature, ce duo de choc illustre une renaissance : celle d’un homme découvrant qu’il est grand temps de vivre et de se révéler à lui-même. Grand succès dans les pays nordiques, souvent conseillé à la jeunesse, ce livre nous a mis en appétit. Stéphane nous a proposé un autre vagabondage en compagnie du monde animal avec Le merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf. Ce classique venu de Suède fut adapté en dessin animé et diffusé sur les chaînes françaises dans les années 80. Un gamin de ferme particulièrement méchant avec les animaux est rétréci par un Tomte, créature du folklore nordique. Il accompagnera une migration d’oies sauvages sur le dos du jar qu’il maltraitait dans sa ferme. L’un et l’autre devront s’entraider pour effectuer ce long voyage et respecter des règles collectives dont ils ignorent tout. Récit initiatique, ce conte pose aussi la question du moment délicat où l’on doit abandonner le monde de l’enfance pour prendre sa place parmi les adultes et faire face à ses responsabilités. Nils grandira et devra vivre parmi les hommes. Mince mon fils aussi…Delphine en a profité pour nous conseiller L’enfant et les sortilèges de Maurice Ravel. Geneviève avait l’air de connaître. Hmm. Moi pas du tout. Mon premier est un livre… mon second est une fantaisie lyrique.

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Cette incursion dans le romanesque s’est orientée vers d’autres pistes que le voyage initiatique. Avec Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil d’Haruki Murakami, Stéphane nous propose cette fois une errance du sentiment amoureux. Dans ce roman japonais, un jeune garçon, Hajime, vit une relation amoureuse et sensuelle avant de perdre la jeune fille de vue en raison d’un déménagement. Alors qu’il est installé dans la vie, il la retrouve dans son bar une vingtaine d’années plus tard. Son souvenir n’avait cessé de l’accompagner, et il croyait même l’apercevoir certains jours de pluie. Murakami nous embarque dans la quête d’absolu de son personnage. Sous un angle différent, Stéphane H. nous a rappelé au bon souvenir de Robert Heinlein. Dans Au-delà du crépuscule nous suivons la vie et les amours d’une femme qui à 100 ans va se voir offrir une seconde jeunesse. Bien que ce récit de SF permette à Stéphane H. de revenir à la charge sur le thème précédent de la vieillesse – sur lequel on pourra lire Une vie en plus, la longévité pourquoi faire ? de J. De Rosnay et J-L Servan-Schreiber – il s’agit aussi de l’errance d’une héroïne à travers plusieurs univers parallèles. Sa présentation de Philipp José Farmer, autre auteur de SF, a fait bondir Gaëlle sur le sexisme de son livre Le Monde du fleuve. La discussion s’est alors animée sur la place des femmes dans la littérature et sur la SF comme genre très masculin. Moi qui en était resté au débardeur de Ripley dans Alien et à Barbarella, j’avoue que je n’ai pas bien compris ce procès d’intention… Il existe en tout cas une auteure de SF que Stéphane H., fin spécialiste de littérature de genre, nous conseille : Ursula K. Le Guin. Son récit Terremer a été porté à l’écran par Goro Miyazaki. Si tous les chemins mènent aux Miyasaki alors ne nous privons pas ! Pour Rome, nous verrons plus loin.


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La deuxième piste importante que nous avons empruntée fut celle des récits des aventuriers-voyageurs. Efisio s’est ainsi souvenu d’un récit de survie à travers la Russie bolchevique et la Mongolie : Bêtes, hommes et dieux de Ferdynand Ossendowski. Internet m’indique qu’il s’agit d’un « livre-culte de la littérature d’aventure vécue ». Je ne fais pas toujours confiance à Internet, mais à Efisio si. Voilà un nouveau livre qui s’installe dans une file d’attente déjà richement garnie. Restons à l’Est avec un récit de Sylvain Tesson que François nous recommande : L’axe du loup. Il s’agit pour l’auteur de parcourir par ses propres moyens l’itinéraire des évadés du goulag, camps de concentration de la Sibérie où étaient envoyés les dissidents de l’ère soviétique (toujours d’actualité par ailleurs dans la Russie de Poutine, demandez aux Pussy Riot). La route ? Russie-Mongolie-Chine-Bhoutan-Inde. Les références cinématographiques fusent, et Aymé n’est pas le dernier à sortir la pellicule : Les chemins de la liberté de Peter Weir et Derzou Ouzala d’Akira Kurosawa.  Mon premier est un livre… mon deuxième est un verre, mon troisième est un film, mon quatrième est une digression venue de nulle part, et mon tout est un vendredi soir sur la terre. Bien que Delphine ait tenté d’arracher son livre à toutes les cases que je lui ai tendues, La vie errante de Maupassant trouvera parfaitement sa place dans ce tour d’horizon de vagabondages vécus. Delphine donne la parole à Guy pour mieux nous imprégner de l’œuvre : « J’ai quitté Paris et même la France parce que la tour Eiffel m’ennuyait ». Nous sommes plongés dans l’exposition universelle parisienne de 1889 et Guy de Maupassant se fatigue de la modernité de son temps. Il souhaite retrouver l’art véritable, notamment l’architecture de la Renaissance et de l’Antiquité. Moi je ne trouve toujours pas ce que l’on reproche à la Dame de fer, une lointaine cousine du thatchérisme ne peut qu’inspirer de la sympathie, non ? Bon Maupassant boude, prend son bâton de pèlerin et s’en va vers l’Italie, la Sicile, l’Algérie, la Tunisie. Europe du Sud, Afrique du Nord, Orient et… nostalgie des temps anciens ? Non, nous souffle Delphine, plutôt une confiance inébranlable dans la beauté éternelle de certains monuments, de la nature et des paysages (pour toi Stéphane). Finalement une lointaine filiation avec Dominique A qui supplie comme Maupassant « Rendez-nous la Lumière, rendez-nous la Beauté, le monde était si beau, et nous l’avons gâché… ». La fin du livre invite à une réflexion sur l’islamisme et l’endoctrinement à l’époque de l’auteur. Pour Delphine c’est un parallèle saisissant avec ce que nous vivons.

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Une piste chaude comme un soleil d’Orient ne peut pas se dérober aux chasseurs de lectures que nous sommes. Gaëlle a donc repris le fil de ces carnets de voyage (avec cette case je joue ma vie, sachez-le) pour nous emmener vers plusieurs essais et peintures sociales de nos sociétés dites modernes. D’abord avec Jack Kerouac forcément. Comment vous n’avez jamais lu Kerouac ? Ne vous inquiétez pas moi non plus. Dans L’Homme politique de gauche en voie de disparition, non pardon erreur de fiche : dans Le Vagabond américain en voie de disparition, l’un des témoins mythiques de la Beat generation nous propose une réflexion sur le devenir des vagabonds dans une société de plus en plus policée, modernisée et corsetée. Kerouac avait vu juste : il n’y a plus de vagabonds aujourd’hui, il n’y a que des clochards, des SDF (tiens vous écouterez Leprest) ou des migrants. Des caméras de surveillance, des murs de barbelés, des camps de réfugiés. Le vagabondage est une promesse de liberté qui s’est perdue. Ce texte s’accompagne de Grand voyage en Europe, récit dans lequel l’auteur nous décrit au grès de ses balades à travers l’Europe et la méditerranée les charmes de Tanger, paysages de Cézanne, promenades dans Paris, éblouissement devant les brumes de Londres… Un vibrant plaidoyer pour le droit à l’errance appuyé par des références à Virgile, Benjamin Franklin ou Walt Withman. Ayant peur que nous mourions de faim Gaëlle nous a amené La Dame à la camionnette d’Alan Bennett et un livre de son auteur fétiche, Colum Mc Cann, Les saisons de la nuit. Ce journaliste et romancier d’origine irlandaise donne la parole aux invisibles, aux « sans-voix » dans un roman à la forme polyphonique et transhistorique. Je ne connaissais pas Colum Mc Cann mais la collection 10/18 oui, c’est pourquoi je me suis dandiné sur mon siège avec l’air de celui qui est « au parfum ». Sans rire, tout cela dégage des effluves orwelliennes, londonniennes et kenloachiennes (si si scrabble !) auxquelles il sera difficile de résister. Puisque vous avez tout lu jusqu’ici vous avez droit à une petite référence cinématographique (n’insistez pas, une seule) : L’épouvantail de Jerry Schatzberg avec Gene Hackman et Al Pacino colle parfaitement avec ces thématiques sociales.

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L'épouvantail (extrait)
Efisio n’avait pas choisi précisément un roman par rapport au thème retenu, mais nous allons voir qu’il ne s’en est pas si éloigné que cela finalement. Dans Secretum de Rita Monaldi et Francesco Sorti nous plongeons dans Rome en 1700, année du Jubilé, dans les jupes d’un abbé, ancien castrat, espion, diplomate et intriguant à la solde de Louis XIV. C’est dans une ambiance de fêtes, de complots divers et de corruption que nous assistons au nœud de la succession du trône d’Espagne (Charles II est mourant), que le pape Innocent XII doit arbitrer. Vieux conflit entre les Hazbourg (Autriche) et les Bourbons (France) si je ne me suis pas trompé sur la couleur des maillots… Dans ce roman historique le personnage fictif, bras droit de l’abbé Atto Mélani, sert de guide au lecteur et se charge de sauver un semblant de morale. Nous y voilà. S’il s’agit d’errance ici, c’est de celle de l’Eglise et de la foi. La religion prise dans les mailles du politique, de l’enrichissement personnel et des passions. Vous voyez le tableau. Il faut savoir, et je l’apprends avec vous, que le Jubilé est synonyme d’Année sainte dans l’Eglise catholique romaine. Wikipédia (ouah un prof sur Wiki,vas-y l’autre !) nous précise chastement que « L'Année sainte est donc un temps de conversion, de pénitence, de pardon et de rémission des peines temporelles encourues pour le péché. C'est aussi, par conséquent, une année de liesse et d'action de grâce. » Le premier Jubilé catholique a eu lieu en 1300, le dernier en 2016, décrété par le pape François. Efisio nous assure que le roman se lit d’une traite. Stéphane H. est partant, et se donne pour défi de lire tous les livres que nous avons présentés pour la prochaine fois. Pour moi qui aie déjà deux fois reporté la date de retour du roman que j’ai emprunté à la bibliothèque, ce sera l’extrême onction s’il vous plaît.

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Nous parvenons au terme de ce vagabondage, et il me reste à vous évoquer un article intitulé Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands. Pour une fois j’avais l’ambition de creuser un peu le thème sur un plan plus théorique, plutôt que de parler d’un bouquin précis. Il faut avouer que cette « communication » de Georges Thines à la séance mensuelle du 12 décembre 1987 de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française avait tout pour déclencher la hola dans le bar de François. D’ailleurs quand Aymé s’est levé pour reprendre un verre j’y ai cru… J’ai dû être brouillon car je n’avais pas relu l’article plusieurs fois. Alors je vais le mettre en lien hypertexte (ici) et me contenter de ce passage qui m’a beaucoup plus, car il propose une définition intéressante de l’errance (p.2) :

« Le voyage est donc à la fois exploration de l’extériorité et de l’intériorité. L’angoisse n’est plus celle que suscite un monde inconnu ; c’est celle d’un sujet qui se sonde et découvre en lui-même des profondeurs ignorées. Comme le voyage intérieur ainsi entrepris n’a pas de terme assigné, il se transforme bientôt en une recherche sans but, elle-même génératrice d’une nouvelle incertitude : le voyage prend alors la forme de l’errance. Celle-ci constitue un thème majeur chez les Romantiques allemands. Le Wanderer est une figure importante de la poésie et de la prose de cette époque, il en est même en quelque sorte le symbole principal. Nous le retrouverons dans la musique [pour toi Delphine si t’es toujours là], chez Beethoven et chez Schubert en particulier ; nous le retrouverons aussi dans la peinture d’un Caspar David Friedrich. »

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Deux tableaux de Caspar David Friedrich

Si j’ai perdu quelqu’un c’est que le but est atteint. Je vous laisse errer entre ces lignes jusqu’à la délivrance du prochain café littéraire.

Raphaël

PS : comme nous promenons avec nous les souvenirs vivaces des différents thèmes abordés par le café littéraire, il nous arrive de retrouver des perles qui viennent naturellement s'ajouter aux colliers et coquillages qui composent nos trésors littéraires. Voici donc quelques ajouts sur le thème de l'errance :

- Anatomie de l'errance de Bruce Chatwin (proposé par François)