dimanche 26 juin 2016

Appels aux Européens de Stefan Zweig

EXTRAITS DE TEXTES


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  "L'idée européenne n'est pas un sentiment premier, comme le sentiment patriotique, comme celui de l'appartenance à un peuple, elle n'est pas originelle et instinctive, mais elle naît de la réflexion, elle n'est pas le produit d'une passion spontanée, mais le fruit lentement mûri d'une pensée élevée.
   Il lui manque d'abord entièrement l'instinct enthousiaste qui anime le sentiment patriotique. L'égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l'altruisme sacré du sentiment européen, parce qu'il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintérêt. A cela s'ajoute le fait que le sentiment national est organisé depuis des siècles et bénéficie du soutien des plus puissants auxiliaires. Le nationalisme peut compter sur l'enseignement, l'armée, l'uniforme, les journaux, les hymnes et les insignes..."


Stefan Zweig est un écrivain autrichien, auteur principalement de nouvelles (dont Le joueur d'échec), mais aussi de romans, de biographies. Cet extrait est tiré d'une traduction inédite de conférences sur l'Europe données vraisemblablement dans les années 30. Stefan Zweig a fuit le nazisme et s'est donné la mort au Brésil, avec sa seconde épouse, le 22 février 1942, brisé par la destruction du monde qu'il aimait.


jeudi 23 juin 2016

Les raisins de la colère de John Steinbeck (1939)

EXTRAITS DE TEXTES


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Photo de Dorothea Lange

Chapitre V p.47-51 La terre appartient à la banque

            "Les propriétaires terriens s’en venaient sur leurs terres, ou le plus souvent, c’était les représentants des propriétaires qui venaient. Ils arrivaient dans des voitures fermées, tâtaient la terre sèche avec leurs doigts et parfois ils enfonçaient des tarières de sondage dans le sol pour en étudier la nature. Les fermiers, du seuil de leurs cours brûlées de soleil, regardaient, mal à l’aise, quand les autos fermées longeaient les champs. Et les propriétaires finissaient par entrer dans les cours, et de l’intérieur des voitures, ils parlaient par les portières. Les fermiers restaient un moment debout près des autos, puis ils s’asseyaient sur leurs talons et trouvaient des bouts de bois pour tracer des lignes dans la poussière.
Par les portes ouvertes les femmes regardaient, et derrière elles, les enfants – les enfants blonds comme le maïs avec de grands yeux, un pied nu sur l’autre pied nu, les orteils frétillants. Les femmes et les enfants regardaient leurs hommes parler aux propriétaires. Ils se taisaient.
Certains représentants étaient compatissants parce qu’ils s’en voulaient de ce qu’ils allaient faire, d’autres étaient furieux parce qu’ils n’aimaient pas être cruels, et d’autres étaient durs parce qu’il y avait longtemps qu’ils avaient compris qu’on ne peut être propriétaire sans être dur. Et tous étaient pris dans quelque chose qui les dépassait. Il y en avait qui haïssaient les mathématiques qui les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et d’autres vénéraient les mathématiques qui leur offraient un refuge contre leurs pensées et leurs sentiments. Si c’était une banque ou une compagnie foncière qui possédait la terre, le représentant disait : « La banque ou la compagnie… a besoin… veut… insiste… exige… » comme si la banque ou la compagnie étaient des monstres doués de pensée et de sentiment qui les avaient eux-mêmes subjugués. Ceux-là se défendaient de prendre des responsabilités pour les banques ou les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être les esclaves de maîtres si froids et si puissants. Les agents assis dans leurs voitures expliquaient : « Vous savez que la terre est pauvre. Dieu sait qu’il y a assez longtemps que vous vous échinez dessus. »
Les fermiers accroupis opinaient, réfléchissaient, faisaient des dessins dans le sable.  Eh oui, Dieu sait qu’ils le savaient. Si seulement la poussière ne s’envolait pas. Si elle avait voulu rester par terre, les choses n’auraient peut-être pas été si mal.
Les agents poursuivaient leur raisonnement :
- Vous savez bien que la terre devient de plus en plus pauvre. Vous savez ce que le coton fait à la terre ; il la vole, il lui suce le sang.
Les fermiers opinaient… Dieu sait qu’ils s’en rendaient compte. S’ils pouvaient seulement faire alterner les cultures, ils pourraient peut-être redonner du sang à la terre.
Oui, mais c’est trop tard. Et le représentant expliquait comment travaillait, comment pensait le monstre qui était plus puissant qu’eux-mêmes. Un homme peut garder sa terre tant qu’il a de quoi manger  et payer ses impôts ; c’est une chose qui peut se faire.
Oui, il peut le faire jusqu’au jour où sa récolte lui fait défaut, alors il lui faut emprunter de l’argent à la banque.
Bien sûr, seulement, vous comprenez, une banque ou une compagnie ne peut pas faire ça, parce que ce ne sont pas des créatures qui respirent de l’air, qui mangent de la viande. Elles respirent des bénéfices ; elles mangent l’intérêt de l’argent. Si elles n’en ont pas, elles meurent, tout comme vous mourriez sans air, sans viande. C’est très triste, mais c’est comme ça. On n’y peut rien.
Les hommes accroupis levaient les yeux pour comprendre.
            - Est-ce qu’on ne pourrait pas nous laisser continuer ? L’année prochaine sera peut-être une bonne année. Dieu sait combien on pourra faire de coton l’année prochaine. Et avec toutes ces guerres… Dieu sait à quel prix le coton va monter. Est-ce qu’on ne fait pas des explosifs avec le coton ? Et des uniformes ? Qu’il y ait seulement assez de guerres et le coton fera des prix fous. L’année prochaine, peut-être.
            Ils levaient des regards interrogateurs.
            - Nous ne pouvons pas compter là-dessus. La banque…le monstre, a besoin de bénéfices constants. Il ne peut pas attendre. Il mourrait. Non, il faut que les impôts continuent. Quand le monstre s’arrête de grossir, il meurt. Il ne peut pas s’arrêter et rester où il est.
            Des doigts aux chairs molles commençaient à tapoter le bord des portières, et des doigts rugueux à se crisper sur les bâtons qui dessinaient avec nervosité. Sur le seuil des fermes brûlées de soleil, les femmes soupiraient puis changeaient de pied, de sorte que celui qui était dessous se trouvait dessus, les orteils toujours en mouvement. Les chiens venaient renifler les voitures des agents et pissaient sur les quatre roues, successivement.  Et les poulets étaient couchés dans la poussière ensoleillée et ils ébouriffaient leurs plumes pour que le sable purificateur leur pénétrât jusqu’à la peau. Dans leurs petites étables, les cochons grognaient, perplexes, sur les restes boueux des eaux de vaisselle.
            Les hommes accroupis rabaissèrent les yeux.
            - Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Nous ne pouvons pas diminuer notre part des récoltes… nous crevons déjà à moitié de faim. Nos gosses n’arrivent pas à se rassasier. Nous n’avons pas de vêtements, tout est en pièces. Si nos voisins n’étaient pas tous pareils, nous aurions honte de nous montrer aux services.
            Et finalement les représentants en vinrent aux faits.
            - Le système de métayage a fait son temps. Un homme avec un tracteur peut prendre la place de douze à quinze familles. On lui paie un salaire et on prend toute la récolte. Nous sommes obligés de le faire. Ce n’est pas que ça nous fasse plaisir. Mais le monstre est malade. Il lui est arrivé quelque chose, au monstre.
            - Mais vous allez tuer la terre avec tout ce coton.
            - Nous le savons. A nous de nous dépêcher de récolter du coton avant que la terre ne meure. Après on vendra la terre. Il y a bien des familles dans l’Est qui aimeraient avoir un lopin de terre.
            Les métayers levèrent les yeux, alarmés.
            - Mais qu’est-ce que nous allons devenir ? Comment allons-nous manger ?
            - Faut que vous vous en alliez. Les charrues vont labourer vos cours.
            Là-dessus les hommes accroupis se levèrent, en colère.
            - C’est mon grand-père qui a pris cette terre, et il a fallu qu’il tue les Indiens, qu’il les chasse. Et mon père est né sur cette terre, et il a brûlé les mauvaises herbes, et tué les serpents. Et puis il y a eu une mauvaise année, et il lui a fallu emprunter une petite somme. Et nous, on est nés ici. Là, sur la porte… nos enfants aussi sont nés ici. Et mon père a été forcé d’emprunter de l’argent. La banque était propriétaire à ce moment-là, mais on nous y laissait et avec ce qu’on cultivait on faisait un petit profit.
            - Nous savons ça… Nous savons tout ça. Ce n’est pas nous, c’est la banque. Une banque n’est pas comme un homme. Pas plus qu’un propriétaire de cinquante mille arpents, ce n’est pas comme un homme non plus. C’est ça le monstre.
            - D’accord, s’écriaient les métayers, mais c’est notre terre. C’est nous qui l’avons mesurée, qui l’avons défrichée. Nous y sommes nés, nous nous y sommes fait tuer, nous y sommes morts. Quand même elle ne serait plus bonne à rien, elle est toujours à nous. C’est ça qui fait qu’elle est à nous… d’y être nés, d’y avoir travaillé, d’y être enterrés. C’est ça qui donne le droit de propriété, non pas un papier avec des chiffres dessus.
            - Nous sommes désolés. Ce n’est pas nous. C’est le monstre. Une banque n’est pas comme un homme.
            - Oui, mais la banque n’est faite que d’hommes.
            - Non, c’est là que vous faites erreur… complètement.
La banque ce n’est pas la même chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger.
            Les métayers criaient :
            - Grand-père a tué les Indiens, Pa a tué les serpents pour le bien de cette terre. Peut-être qu’on pourrait tuer les banques. Elles sont pires que les Indiens, que les serpents. Peut-être qu’il faudrait qu’on se batte pour sauver nos terres comme l’ont fait Grand-père et Pa.
            Et maintenant les représentants se fâchaient :
-          Il faudra que vous partiez.
-          Mais c’est à nous, criaient les métayers. Nous…
-          Non. C’est la banque, le monstre, qui est le propriétaire. Il faut partir.
-          Nous prendrons nos fusils comme Grand-père quand les Indiens arrivaient. Et alors ?
-          Alors… d’abord le shérif puis la troupe. Vous serez des voleurs si vous essayez de rester et vous serez des assassins si vous tuez pour rester. Le monstre n’est pas un homme mais il peut faire faire aux hommes ce qu’il veut."




Chapitre XIX p. 327-335  – Les migrants ne sont pas les bienvenus


           "Ils avaient faim et ils devenaient enragés. Là où ils avaient espéré trouver un foyer, ils ne trouvaient que de la haine. Des Okies. Les propriétaires les détestaient parce qu’ils se savaient amollis par trop de bien-être, tandis que les Okies étaient forts, parce qu’ils étaient eux-mêmes gras et bien nourris, tandis que les Okies étaient affamés ; et peut être leurs grands-pères leur avaient-ils raconté comment il est aisé de s’emparer de la terre d’un homme indolent quand on est soi même affamé, décidé à tout et armé. Les propriétaires les détestaient. Et dans les villes et les villages, les commerçants les détestaient parce qu’ils n’avaient pas d’argent à dépenser. Pour s’attirer l’aversion d’un boutiquier, il n’est pas de plus sûr moyen ; leur estime et leur admiration étant orientées exactement dans le sens opposé. Les citadins, les petits banquiers, détestaient les Okies parce qu’ils n’avaient rien à gagner sur leur dos. Ils ne possédaient rien. […]

            Et les expropriés, devenus émigrants, déferlaient en Californie – deux cent cinquante, trois cent mille. Là-bas, au pays, l’invasion grandissante des tracteurs jetait à la rue de nouveaux métayers ; et toujours de nouvelles vagues venaient s’ajouter aux précédentes, des vagues d’expropriés, de sans-logis, endurcis, décidés et dangereux.
            Alors que les Californiens avaient envie d’une foule de choses – richesses accumulées, succès mondains, plaisirs, luxe et sécurité bancaire – les émigrants, nouveaux barbares, ne désiraient que deux choses : de la terre et de la nourriture ; et pour eux les deux choses n’en faisaient qu’une. Et si les souhaits des Californiens étaient confus et nébuleux, ceux des Okies étaient concrets, immédiatement réalisables. L’objet de leurs convoitises s’étalait tout au long de la route, là, sous leurs yeux, à portée de la main : des champs fertiles avec de l’eau pas loin ; de la belle terre grasse qu’on émiette entre ses doigts pour l’expertiser, l’herbe odorante et les brins d’avoine que l’on mâchonne jusqu’à ce que l’on sente dans sa gorge cette saveur pénétrante, légèrement sucrée.
            Plus d’un, devant un champ en friche, se voyait déjà au labeur, le dos courbé, sachant que le travail de ses deux bras ferait surgir de la lumière, choux-fleurs, navets, carottes et maïs doré.

            Et un homme affamé, sans gîte, roulant sans trêve par les routes avec sa femme à ses côtés et ses enfants amaigris à l’arrière, voyant à l’abandon ces champs susceptibles de produire non pas des bénéfices mais de la nourriture, cet homme avait le sentiment qu’un terrain  en friche est un péché, qu’un sol non cultivé est un crime commis contre des enfants affamés. Et en parcourant les routes cet homme était perpétuellement tenté devant cette richesse non exploitée ; il était harcelé par le désir de s’en emparer et d’en tirer de la santé pour ses enfants et un peu de confort pour sa femme. […]

            Alors les rafles commencent – les shérifs adjoints armés fondent sur les camps de squatters.
            Déguerpissez – ordre du Ministère de la Santé publique. Votre camp est insalubre.
            Où qu’on ira ?
            C’est pas notre affaire. Nous avons ordre de vous expulser. Dans une demi-heure nous mettrons le feu au camp.
            Il y a des cas de typhoïdes là-bas  dans les tentes. Vous voulez que ça se propage ?
            Nous avons l’ordre de vous expulser. Allez ouste ! Dans une demi-heure nous brûlerons le camp.
            Une demi-heure plus tard les maisons de carton et les huttes d’herbes s’en vont en fumée, et voilà les gens repartis sur les grands-routes […].
            Et dans le Kansas, l’Arkansas, l’Oklahoma, le Texas et le Nouveau-Mexique, l’invasion toujours grandissante des tracteurs chasse de chez eux de nouveaux citoyens. Trois cent mille en Californie et d’autres qui arrivent. Et toutes les routes de Californie bondées de forcenés qui courent de tous côtés comme des fourmis, cherchant du travail ; tirer, pousser, soulever, porter, n’importe quoi. Pour soulever la charge d’un seul homme, cinq paires de bras se présentent ; pour une portion de nourriture, cinq bouches s’ouvrent. […]
            La terre s’accumulait dans un nombre de mains de plus en plus restreint ; l’immense foule des expropriés allait grandissant et tous les efforts des propriétaires tendaient à accentuer la répression. Afin de protéger les grandes propriétés foncières on gaspillait de l’argent pour acheter des armes, on chargeait des individus de repérer les moindres velléités de révolte, de façon que toute tentative de soulèvement pût être étouffée dans l’œuf. On ne se souciait pas de l’évolution économique, on refusait de s’intéresser aux projets de réforme. On ne songeait qu’au moyen d’abattre la révolte, tout en laissant se perpétuer les causes du mécontentement. […]

            Les grands propriétaires se liguaient, créaient des Associations de Protection Mutuelle et se réunissaient pour discuter des moyens d’intimidation à employer, des moyens de tuer, d’armes à feu, de grenades à gaz."


Les superlatifs sont inutiles pour ce beau roman de J. Steinbeck qui nous fait vivre la migration d'Est en Ouest d'une famille de paysans américains pendant la Grande Dépression des années 30. L'originalité de la construction du récit est d'alterner les chapitres racontant le voyage et les mésaventures de la famille de Tom Joad avec d'autres chapitres dans lesquels l'auteur propose une réflexion politique et historique des événements de sa fiction.