vendredi 14 octobre 2016

Rencontre avec Eric Vuillard


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           Certaines rencontres prennent leur temps pour se concrétiser, se préparent patiemment comme les fleurs cachent les dattes du printemps à venir. Mais une intime certitude murmure en nous qu’elles se réaliseront tôt ou tard, que nous en goûterons un jour la pleine saveur. En littérature, ces rencontres recouvrent au moins deux formes distinctes. Celle d’une œuvre lorsque nous ouvrons  l’un de ses opus pour la première fois, et celle de l’auteur-e en personne si un hasard heureux nous mène jusqu’à lui (elle). Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’établir un ordre temporel ou hiérarchique entre les deux.


            Le nom d’Eric Vuillard est d’abord venu à moi avec la photo de couverture d’un récit récent, alors qu’il avait déjà plusieurs livres à son actif. Pourquoi laissons-nous filer pendant si longtemps le nom d’un-e auteur-e avant de nous y accrocher ? Je ne sais pas. Toujours est-il que mon magazine culturel hebdomadaire m’a mis un jour la couverture de La Tristesse de la terre (2014) devant les yeux. Cette photo en noir et blanc d’une fière indienne qui porte au loin son regard frondeur, protégeant du plat de sa main ses yeux du soleil, ne pouvait qu’aimanter mon attention. Celle-ci fut immédiatement soudée par le sous-titre : Une histoire de Buffalo Bill Cody. La lecture de la critique du livre fit le reste en activant, sans le dire, une vague mémoire cinématographique. Eric Vuillard semblait marcher dans les pas de Robert Altman et de son film Buffalo Bill et les Indiens interprété par Paul Newman. Film connu pour son regard acerbe sur l’exploitation capitaliste des minorités amérindiennes vaincues. Critique du livre aussitôt découpée, classée (littérature française) et binôme mémorisé Vuillard-Altman. Un auteur qu’il faudra suivre et lire. Un film qu’il faudra voir. Un jour.

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Voilà donc Eric Vuillard et La Tristesse de la terre tranquillement installés dans la file d’attente d’écrivain-e-s (et cinéastes) hébergé-e-s par mon univers mental. Eric est en bonne compagnie puisqu’il est entouré de Nadine Gordimer, Mark Twain, Yal Ayerdhal, Bill Douglas, Vassili Grossman, Anna Politkovskaïa et bien d’autres. Guettant leur véritable naissance dans cette liste en perpétuel mouvement, je ne doute pas une seconde qu’ils aient beaucoup à se dire…

         Des morceaux de nuits et de brouillards recouvrirent inégalement ma file d’attente, jusqu’au jour où je reçus une invitation de Murielle Lerestif. Nous sommes en juin 2016 et sa librairie Un fil à la page située à Mordelles fête ses 10 ans. Plusieurs auteur-e-s sont invité-e-s pour l’événement, dont Eric Vuillard. J’apprends qu’il est presque un habitué du lieu. Son nom me grattouille encore la mémoire quand j’entre dans la librairie bondée. Le regard d’une fière indienne se charge de la mise à jour du logiciel « littérature française ». Mais comme je n’ai toujours pas ouvert un seul livre de l’auteur, le spectre de Buffalo Bill Cody me fixe sévèrement en frisant sa moustache. Après avoir chevauché distraitement autour du petit stand, je me dégonfle. Je n’ose pas aborder l’auteur en bafouillant : « Bonjour, je n’ai rien lu de vous, mais ce que vous écrivez  me plaît beaucoup ». Occasion incroyablement et stupidement manquée. Je me consolais par une belle discussion avec Elise Fontenaille à qui je demandais de dédicacer le Blue Book dont le festival Étonnants Voyageurs et ma collègue documentaliste avaient fait l’éloge. Auteure chaleureuse que j’avais réussi à aborder en lui disant simplement « Bonjour, je n’ai rien lu de vous… ». En attendant Congo. Fin de partie. Je crois que ce jour là Eric Vuillard était trop grand pour moi. Il était London, Orwell, Kafka, Hugo et tous les autres réunis. La Littérature faite homme.

       Septembre 2016. Rentrée littéraire. Son nouveau récit 14 Juillet (Actes Sud) est très bien accueilli par la presse. Et sur mon magazine culturel un jeune émeutier m’invite à me mettre en mouvement. Rejoindre la foule des oubliés de la Révolution française et provoquer enfin ma rencontre avec Eric Vuillard. Un mail de Murielle Lerestif invite ses habitués de la librairie à venir l’écouter le mardi 11 octobre. Bien sûr je n’ai toujours rien lu de lui, certain-e-s ayant doublé sans vergogne dans la file d’attente. Et le lendemain j’ai cours à huit heures. Au diable les mauvaises excuses ! J’emprunte Tristesse de la terre au CDI en espérant obtenir une dédicace pour les lycéens.  Arrivé en avance au rendez-vous, je m’assois pour lire les premières lignes d’un auteur qui ne me quittera plus. Son premier chapitre sur les dépouilles volées des amérindiens installées sans remord dans les vitrines des musées est juste. Chapitre de l’écrivain humaniste et engagé que j’attendais. Eric arrive, s’installe tranquillement à une table avec un verre d’eau et son nouveau livre. « Ma » libraire lui demande pourquoi avoir écrit 14 Juillet, et je bois pendant deux heures l’érudition tout autant que l’engagement d’une voix amie qui a permis à la littérature de prendre chair.

           Que retenir de sa présentation de 14 Juillet ?

D’abord que selon lui ce livre n’aurait pas pu être écrit il y a vingt ans. A l’époque, les Révolutions – en particulier la Révolution française de 1789 - et leurs conséquences étaient regardées par les historiens et les intellectuels d’un œil critique. L’historien François Furet (1927-1997) concevait par exemple la Révolution française comme une « matrice » du totalitarisme. Or, le climat actuel, marqué par la montée des inégalités, leur contestation (Occupy Wall Street aux Etats-Unis, Les indignés, le mouvement Nuit Debout contre la loi travail en France) et surtout les défaillances réitérées de nos démocraties représentatives, se prête beaucoup plus à ce retour vers les idéaux révolutionnaires. Bien sûr, nous dit-il, son choix aurait pu se porter vers d’autres épisodes révolutionnaires (1830, 1848, 1870), mais il insiste sur deux points. Le premier est qu’une œuvre littéraire ne surgit pas du néant. Elle vient mettre en relief un intérêt jamais démenti pour l’Histoire de France, et en particulier pour la geste de 1789 que Jules Michelet a su si bien raconter à l’adolescent qu’était Eric Vuillard. Le second est que dans une période à l’utopie moribonde il n’est pas superflus de choisir une Révolution ayant porté ses fruits (l’abolition des privilèges, l’avènement de la 1ère République, la DDHC) et s’étant répandue comme une trainée de poudre dans tous les pays d’Europe.

L’auditoire attentif apprend également que le 14 Juillet 1789 établit une double rupture dans l’Histoire. Une première rupture politique bien identifiée avec un basculement de la Monarchie d’Ancien Régime vers une longue marche chaotique vers la démocratie, et une seconde rupture affectant la littérature elle-même. Car si les auteurs contemporains prétendent écrire pour eux-mêmes, Eric Vuillard estime qu’il n’en est rien. Avant 1789 seule une petite minorité de personnes prend la plume, et elle le fait pour une autre minorité également lettrée. Ces personnes ne vivent pas des ventes de leurs livres, elles dépendent des subsides du Roi ou vivent des privilèges de la noblesse. Ceci s’applique autant aux Mémoires du Cardinal de Retz qu’aux œuvres de Racine. Ecrire n’est donc pas un métier tel qu’on peut le concevoir aujourd’hui. Après la Révolution, la littérature connaît un double mouvement d’émancipation : elle peut se saisir du réel, du destin des petites gens (le roman balzacien du XIXe) et se libérer de l’emprise du pouvoir. L’auteur écrit désormais pour un public qui le fera vivre en achetant ses livres.

Alors pourquoi aussi peu d’œuvres littéraires sur la prise de la Bastille ? Parce que les historiens avaient tout dit ? Pas vraiment. Plutôt parce que 1789 est aussi l’émergence de la foule dans la modernité. Cette foule dangereuse, impétueuse et imprévisible qui effraye tant les possédants. Etonnant d’ailleurs que notre fête nationale ait choisi de la célébrer. Traduire cette multitude en action modifie considérablement le travail de l’écrivain. Plutôt que d’attacher le lecteur à une poignée de personnages bien campés, il faut s’emparer de l’anonymat de la foule. Tout en maintenant l’intérêt du récit. La discussion s’ouvre alors sur le style d’Eric Vuillard et sur son travail de recherche. Une longue immersion dans les archives, dans la lecture des « relations », témoignages des contemporains de l’évènement, permet de jouer sur la litanie des métiers. C’est d’ailleurs ce passage que l’auteur nous fit le plaisir de lire. La richesse du vocabulaire est soulignée par Murielle Lerestif et par ceux et celles qui ont lu 14 Juillet. «  Crapoter sa chopine » est ainsi expliqué par l’auteur comme un dérivé de l’expression décrivant les premières et maladroites bouffées de cigarettes des adolescents. Des noms de métiers s’accumulent avec parfois des néologismes qui passent inaperçus, mais « sonnent » comme il faut. De toute façon Eric Vuillard écrit « son » 14 Juillet avec l’honnêteté du « Je », sans se dissimuler derrière le procédé du narrateur omniscient très contestable à ses yeux. Il peut ainsi tenir à la fois une « vérité » historique (l’épisode de la prise de la Bastille par Thuriot chez Michelet trompe par son lyrisme), faire œuvre littéraire et surtout conduire une réflexion politique entre passé et présent (les inégalités, les dérives de la finance notamment). Tout cela avec une discrète dose d’humour qui emporte le morceau.

Songeant à la pièce de Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre (Seuil, 2011), et à son dénouement révolutionnaire, je demande à Eric Vuillard si notre [mon] adhésion à l’idéal de 1789 et nos [mes] aspirations réelles à provoquer une Révolution sont conciliables. Réflexion inspirée de celle de Raymond Aron sur la perte des biens et sur l’horreur du sang qui seraient au fondement du conservatisme des démocraties représentatives. Pour le dire simplement, ne sommes-nous [suis-je] pas encore trop gras pour accepter les aléas d’un coup de dés révolutionnaire ? Encore trop loin du cri munchéen du jeune marchand ambulant tunisien qui s’immole en décembre 2010 et déclenche la vague des printemps arabes ? L’honnêteté et la lucidité de la réponse ne me déçurent pas. Comme moi Eric Vuillard ne se sent pas spécialement l’âme violente d’un émeutier. Mais il connaît l’Histoire et en souligne deux éléments. D’une part le sang qui coule dans ces éruptions de violence est d’abord et avant tout celui du peuple. Cela, même la tête du gouverneur de la Bastille posée sur un pique ne saurait le faire oublier. D’autre part, la liberté et le progrès social furent toujours obtenus en mettant une énorme pression sur le pouvoir. De la Grande Peur des insurrections paysannes de 1789 aux grandes grèves ouvrières de 1936 et à ce fameux printemps arabe tunisien. Conflit social et changement social sont donc inexorablement liés.

Il me restait un dernier pas à faire pour parachever ma rencontre avec Eric Vuillard. Lui demander une dédicace de La Tristesse de la terre, livre qui n’était ni d’actualité, ni acheté le soir même puisqu’emprunté au CDI du lycée.  Croyez-vous qu’il en fit la moindre remarque ? Non, et je le savais intimement depuis que le regard de cette indienne avait fait de moi leur prisonnier. Dans cette modeste et géniale librairie de Mordelles, là où d’autres auteur-e-s ne mettront pas le pied, une simple et chaleureuse discussion pouvait s’animer autour de l’auteur, d’une poignée de lecteurs ayant oublié leurs inhibitions et de l’ombre tutélaire de Jack London qui évoquait Le Peuple d’en bas.

Merci
à Murielle Lerestif et l’équipe de la librairie Un fil à la page
à Eric Vuillard et à son indienne au regard fier et frondeur

Raphaël

Pour aller + loin :
- On peut écouter Eric Vuillard parler de son livre 14 Juillet sur France Culture, dans l'émission Paso Doble du 5 septembre 2016 (ici)
- Toujours sur France Culture, le début de l'émission La Fabrique de l'Histoire du 2 sept. 2016 évoque dans une table ronde le récit d'E. Vuillard (ici)

mardi 11 octobre 2016

Le silence et la littérature jeunesse - vendredi 7 octobre 2016


    La moustache et l'enfant

   Difficile de commencer ce nouveau compte rendu sans évoquer la belle moustache d'Aimé qui m'accueillit presque frémissante en arrivant. Pas exactement Patrick Dewaere, ni tout à fait Jean Gabin et pas trop Jean Rochefort. Quoique. Peut-être un peu d'Yves Robert, mais j'hésite toujours... Le contraste avec une légère barbe de quatre jours et trois nuits me trouble. Une possible ressemblance avec Alec Guiness aurait mérité d'être confrontée à une casquette militaire, mais Efisio et moi étions j'étais déjà en train de serrer les mains chaleureuses d'Aimé - souriant franchement et excusant la présence inopinée de la moustache à l'aide d'une pièce de théâtre - de Stéphane L. et de François. Une bise à Elena, et je me penche vers Anton sérieusement occupé à découvrir une bande-dessinée au premier abord trop grande pour lui. Mais comme pour Aimé, passée la première surprise, l'agencement de ce tableau s'imposa aussitôt comme une belle évidence. La moustache du comédien et la curiosité enfantine de mon malicieux voisin n'auraient pas pu trouver meilleur décor que notre café littéraire sur le silence et la littérature jeunesse - ou désignée comme telle.

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Petite histoire des colonies françaises de Grégory Jarry & Otto T.



   La vérité s'échappe des cendres des martyrs

   Alors que nous nous installons avec un verre et que je joue à l'instituteur de la IIIe République aidant son jeune élève à déchiffrer et à comprendre le mot "pro-pa-gan-de", un café "off" s'ouvre sur Giordano Bruno (1548-1600) dont l'histoire tragique passionne Efisio et Aimé. Nous tombons d'accord sans nous faire mal sur l'idée que l'Inquisition a commis à l'époque une lourde erreur en condamnant au bûcher ce fin philosophe passionné de cosmologie. Devenue celle d'un martyr, la pensée de G. Bruno ne pouvait que déployer ses ailes dans une Europe de la Renaissance bientôt gagnée par l'Esprit des Lumières. Certaines personnes font plus de mal au pouvoir mortes que vivantes. Je pense en silence au petit article consacré à Anna Politkovskaïa publié à peine quelques heures plus tôt, quand Stéphane H. nous rejoint. Grand seigneur, il annonce une glace au chocolat maison qui ferait fondre les religieux les plus obscurantistes, et cette initiative gourmande ne tarde pas à provoquer les arrivées de Gaëlle et de Geneviève. Le "off" s'éloigne à pas feutrés pour laisser nos deux thèmes du jour prendre le devant de la scène, avec une humeur juvénile qui chasse un temps les fumées noires de l'Histoire.

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Statue de Giordano Bruno à Rome


   Des pirates, une jambe de bois et une paire de dés

   Stéphane H. et Geneviève n'ont pas eu besoin de se concerter pour amener avec eux L'île au Trésor de Robert Louis Stevenson. Stéphane nous fait remarquer que le long - et excellent - début du roman dans l'auberge des parents de Jim Hawkins, adolescent de 12-15 ans,  est un beau pied de nez au mythe de la piraterie. Car c'est bien à terre et non en mer que nous découvrons les principaux protagonistes de cette histoire : le Docteur Livesey, les seconds couteaux du terrible Long John Silver, le jeune héros Jim Hawkins et un peu plus loin dans le récit le Chatelain M. Trelawney qui embauchera le Capitaine Smollett pour conduire l'expédition de l'Hispaniola. Pour Stéphane les souvenirs des différentes adaptations cinématographiques étaient plus vivaces que ceux de son ancienne lecture, avant qu'il ne se replonge dans le roman pour notre soirée. Il a particulièrement apprécié les exploits de l'intrépide Hawkins qui ont fait frémir tant de mômes dans leur lit. Geneviève en profite pour nous préciser qu'à l'origine Stevenson n'écrit pas pour la jeunesse, genre littéraire qui n'est d'ailleurs que très récent. Toutes les histoires de pirates de notre enfance, de Jules Vernes (Les enfants du Capitaine Grant, Deux ans de vacances) à Stevenson, en passant par les aventures maritimes du Capitaine Hornblower de Cecil Scott Forester dont Gaëlle écrit le nom sur mes notes, ont d'abord servi à divertir les adultes.

   Une digression dont nous avons le secret rappelle combien certains d'entre nous ont pu passer du temps à lire et à jouer aux aventures des "livres dont vous êtes le héros". Embarqué dans un monde imaginaire en incarnant un héros qui pouvait gagner ou perdre des points de vie dans des combats homériques, le lecteur devait faire des choix à la fin de chaque morceau du récit, puis se rendre à la page indiquée où tremblant d’excitation et d'angoisse il découvrait le destin de son personnage. Une bonne paire de dés pipés était alors l'outil indispensable de celui qui voulait aller au bout de l'histoire. On peut parier que comme la bande-dessinée ces livres ont davantage séduit des garçons que des filles. Les témoignages contraires sont bienvenus sur le site !

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Fantasy et fantaisie

   C'est en poursuivant quelque peu cette réflexion sur le genre en littérature jeunesse que Geneviève nous expose La Quête d'Ewilan, D'un monde à l'autre, le premier tome d'un cycle de fantasy de Pierre Bottero. On suit les (més)aventures de Camille, adolescente orpheline basculant soudainement dans un monde fantastique, l'univers de Gwendalavir. Enfin une véritable héroïne, alors que les récits classiques de pirates tendaient à les négliger, voir à totalement les ignorer. Après avoir vaincu maints périls, elle deviendra Ewilan et saura manier des pouvoirs aussi bien dans ce monde étrange que dans celui des humains. Elle apprendra qu'elle est l'élue sur qui repose la survie de tout un peuple. On le voit les ingrédients de base d'un récit cette fois directement adressé à la jeunesse sont bien présents. Mais pour Geneviève, la formidable capacité de l'auteur à nous décrire des monstres et leur univers garantit un grand plaisir de lecture, même s'il faut être un bon lecteur pour se repérer dans les différents espaces du récit.

   Je ne résiste pas à la tentation de vous faire découvrir un extrait pioché sur le site de Babelio :

 "Le poids lourd fonçait droit sur elle, tous freins bloqués. Les pneus malmenés hurlaient, leur gomme fumante essayant vainement d'arrêter les trente tonnes du monstre.
Camille se figea sur place, incapable du moindre mouvement, tandis que son esprit de jeune surdouée analysait la situation.
Malgré elle, elle nota qu'il était remarquablement stupide de passer les dernières secondes de sa vie à regarder arriver un camion. Son irrépressible curiosité l'empêcha de fermer les yeux et elle n'eut pas le temps de crier, ce qu'elle aurait adoré faire...
... Non, Camille ne cria pas, elle se prit simplement les pieds dans une racine et tomba de tout son long dans l'herbe, le nez à quelques centimètres d'un superbe bolet.
- Boletus edulis, remarqua-t-elle à haute voix, car elle était friande de champignons et parlait volontiers le latin.
Un petit scarabée à la carapace bleu turquoise passa près de son visage. Il se dirigeait vers le tronc de l'énorme pin qui les dominait et Camille le suivit distraitement des yeux. Elle ne se trouvait plus au milieu de la chaussée, mais dans une forêt plantée d'arbres immenses !
C'est alors qu'après un magnifique vol plané, un chevalier en armure s'aplatit à côté d'elle dans un impressionnant bruit de casseroles. Camille commença à penser que quelque chose ne tournait pas rond."

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    Efisio prit le relais en nous emmenant dans les lignes malicieuses d'Italo Calvino (dont nous avions déjà présenté Le Baron perché). Se una notte d'inverno un viaggiatore - ou pour les francophiles comme moi Si par une nuit d'hiver un voyageur - est un roman peut-être sans rival dans son genre. Après avoir prodigué de multiples conseils au lecteur pour s'installer le plus confortablement possible, le romancier italien l'entraîne dans des histoires qui s'arrêteront toutes au fameux cliffhanger des séries américaines (technique narrative empruntée aux romans-feuilletons du XIXe siècle). Mais, à la différence de nos chères séries, le chapitre suivant s'ouvre sur le début d'une toute autre histoire et seule l'imagination de chacun peut poursuivre le fil de l'intrigue interrompue. Le silence fait de rêveries et de frustrations qui s'installe entre ces deux pages du livre - entre ces deux histoires - est un formidable temps suspendu qui représente une expérience de lecture assez peu commune. Une autre forme de livre "dont vous êtes le héros" finalement, mais sans dés ni renvoi de page... Pour Stéphane L. ce dispositif rappelle l'histoire inachevée du roman de Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse.

    Drôle de bestiaire

   La soirée était déjà bien animée quand Aimé se mit à nous parler du Roman de Renart, oeuvre (sauvée) du Moyen-Age mettant en scène les tribulations et rivalités de Renart et du loup Ysengrin. Cette somme de récits des XIIe et XIIIe siècles, appelés "branches", semble avoir été rédigée par plusieurs auteurs anonymes et arrachée à la tradition orale (précisions sur le site de la BNF ici). Aimé nous indique que les fables de La Fontaine doivent beaucoup à ce récit (ainsi bien sûr qu'aux fables d'Esope), qui contient toutefois une dimension moralisatrice moins explicite que chez le fabuliste du XVIIe siècle. Cette série de "situations" se lit selon lui très facilement et on y prend un vrai plaisir. Pour Geneviève, certains épisodes du roman de Renart sont accessibles aux plus jeunes, à condition sans doute de les aider à apprivoiser cet univers.

   Stéphane L. faillit étoffer ce bestiaire, puisqu'il a un temps hésité à nous présenter Je suis un chat de Natsume Sôseki, satire désopilante d'une société japonaise en pleine transition, voire en danger de perdition (la transformation industrielle, politique et culturelle de l'ère Meiji). Des souvenirs d'un autre roman du même auteur, Sanshirô, se sont finalement imposés en remontant à la surface de sa mémoire pour évoquer la thématique du silence. Un jeune provincial "monte" à la capitale pour y poursuivre ses études supérieures. Il découvre l'animation propre à la ville, éprouve le passage à l'âge adulte avec toute une palette d'émotions nouvelles. Stéphane se rappelle une scène forte : alors que ce jeune homme lit sous un arbre, il observe passer une jeune femme qui éveille en lui un amour naissant. Silence de la vision contemplative d'une femme qui marche sans se rendre compte combien elle rayonne de beauté. Après le tremblement de terre d'Haruki Murakami est venu compléter cette sélection japonaise. Ce recueil de nouvelles évoque de quelle manière le tremblement de terre de Kobe en 1995 est venu révéler des failles intérieures dans la vie de plusieurs personnages. Failles qui me rappellent cette belle citation trouvée par mon fils de 11 ans : "Il arrive qu'on pleure..., non pas parce qu'on est faible, mais parce qu'on a été fort trop longtemps".

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   Du silence en bande-dessinée

   Après une belle digression sur Yal Ayerdhal que Stéphane H. a eu l'occasion de rencontrer il y a plusieurs années lors d'une table ronde sur le thème des mondes imaginaires, j'ai choisi d'évoquer le silence à travers la syntaxe particulière de la bande-dessinée. En m'appuyant sur un extrait de Lulu femme nue d'Etienne Davodeau (Tome 1 p.12-13),  j'ai voulu montrer de quelle façon la bande-dessinée savait installer de beaux et profonds silences, ralentir le rythme de lecture et permettre au lecteur de pénétrer dans l'intériorité des personnages. Dans cette histoire en deux tomes, nous suivons la trajectoire d'une femme qui s'offre une parenthèse dans son existence, en allant chercher vers d'autres lieux et d'autres corps une liberté qu'elle n'avait jamais osé provoquer. De nombreuses bandes-dessinées intègrent ces moments précieux où l'on peut laisser le regard et l'esprit vagabonder au cœur même d'une page, suivre le trait du dessinateur tout autant que les pensées intimes de ses personnages. Se laisser envahir par un paysage jusqu'à entendre dans un parfait silence le vent dans les arbres ou le reflux des vagues. Une impression proche de celle que produit la peinture. D'autres dessinateurs - dont il est périlleux d'entamer une liste forcément incomplète - excellent dans ses moments de silence (bien sûr M. Larcenet avec Blast, E. Guibert dans le Photographe, Jiro Taniguchi avec l'Homme qui marche...).

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                                                                                                L'Homme qui marche de Jiro Taniguchi


   De cette proposition découle une discussion sur la nature du, voire des, silence(s). Pour Stéphane L. les pages de Lulu femme nue, en dépit de leur absence de bulles, n'expriment pas vraiment de silence car il y a toujours le murmure des vagues dessinées ou les pensées de cette femme que l'on devine. Le silence est-il défini par l'absence de bruit ? Ne goûtons-nous pas au silence lorsque dans un wagon de voyageurs aux conversations multiples, nous nous abandonnons à notre lecture ? Dans une randonnée qui se veut sportive et rythmée, le silence ne surgit-il pas de l'instant où nous acceptons de nous arrêter devant la beauté d'un paysage ? Le silence ne serait plus une question de volume sonore, mais de retour à soi et de changement de rythme. Et d'où vient le fait que nous soyons capables de donner une épaisseur, un sens au silence : celui qui s'installe dans une maison après une dispute, celui d'une salle de bibliothèque studieuse, celui qui précède le coup de feu du départ de la finale d'un 100m, celui d'un enfant qui dort... Nous convenons de tous ces bavardages que le silence est multiple, et sans doute qu'il est très culturel (nous serions bien incapables dans ce café ou lors d'un repas familial de laisser se prolonger un silence anormalement long, ce qui ne gène nullement sous d'autres latitudes).

   Après les départs de Gaëlle et de Geneviève, Stéphane H. nous a proposé une lecture à voix haute d'un récit fantastique lié au contexte de l'Inquisition. Jeu habile sur le Satyre et la satire. L'exercice est délicat, mais nous nous sommes montrés attentifs à un récit faisant surgir rapidement de nombreuses images  mentales. Gage de qualité de l'écriture. Peut-être faudrait-il créer un espace dans ce blog pour accueillir ces audacieuses tentatives.

    De l'art de (ne pas) rater un grand écrivain

   L'arrivée tardive de Delphine après un concert me donne l'occasion de présenter un dernier texte illustrant le thème de la littérature jeunesse et sans doute aussi celui du silence en littérature. L'appel de la forêt de Jack London, comme tous les autres romans et nouvelles de l'auteur, m'aurait échappé sans une discussion dans un train matinal avec un ami avisé. Je croyais à cette époque que Jack London n'avait écrit que de la "littérature jeunesse" et que je n'avais pas de temps à perdre avec des lectures "peu sérieuses". Un rapide exposé de cet ami professeur de Français sur la vie et l'oeuvre de l'auteur, suffit à me convaincre d'entamer la lecture de Martin Eden. Une révélation. Un choc moral et esthétique. Depuis j'essaye de ne plus mettre les gens dans des cases définitives... J'ai donc lu L'appel de la forêt (mais pas encore Croc-blanc) après être passé par les romans et récits politico-sociaux de London. L'histoire de Buck, chien fidèle d'une famille aisée de Californie devenu après son enlèvement chien de traîneau dans le Grand Nord canadien, m'a beaucoup plu. Le roman est bref, et la prose de London toujours aussi vive, brutale et efficace. La double régression-progression de Buck est passionnante à suivre. D'une part le chien civilisé perd tous les repères moraux que ses anciens maîtres lui avaient inculqués et revient vers sa nature sauvage pour mieux affronter la dureté du monde dans lequel il est projeté ; et d'autre part il gagne en force, en habileté, en beauté au fur et à mesure des épreuves qu'il traverse. Jusqu'à devenir un animal légendaire. Dans le dernier chapitre, le dilemme entre l'amour d'un homme juste et bon et l'appel profond de la forêt et des loups est superbement traité. Je laisse aux lecteurs curieux qui comme moi auraient commis l'erreur de délaisser London le plaisir de découvrir le livre et son dénouement. Lisez et/ou relisez Jack London, même si c'est écrit "folio junior" sur la couverture, vous en sortirez avec un compagnon de route irremplaçable.

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Raphael

Pour aller + loin :

Dans son émission "ça peut pas faire de mal" sur France Inter, Guillaume Gallienne a consacré une lecture au récit d'Italo Calvino Si par une nuit d'hiver un voyageur (ici).

Une histoire du silence à travers les âges, écrite par l'historien Alain Corbin, est parue au printemps 2016. Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours (éd. Albin Michel, 214 p.)
Critique Télérama ici.
L'émission de radio Concordance des temps (France Culture) du 16/04/16, animée par Jean-Noël Jeanneney, fut consacrée au silence en compagnie d'Alain Corbin (ici).




vendredi 7 octobre 2016

Pour ne pas oublier Anna Politkovskaïa


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  Le 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa, journaliste et écrivaine russe dont les écrits dénonçaient les crimes de guerre en Tchétchénie et la dérive autoritaire de Vladimir Poutine, était assassinée dans la cage de l'escalier de son immeuble. Nous commémorons donc aujourd'hui le 10e anniversaire de sa mort, à l'heure où la violence du régime russe s'est déplacée de la Tchétchénie vers la Syrie et la ville martyre d'Alep.

   On notera que les arguments du maître du Kremlin n'ont pas beaucoup changé : il s'agit toujours d'utiliser le bouc-émissaire du terrorisme (aujourd'hui la lutte contre Daech dont le territoire est à cheval entre l'Irak et la Syrie) pour bombarder des écoles, des hôpitaux, réprimer toute une population civile (hier les indépendantistes tchétchènes et leurs familles, aujourd'hui les habitants d'Alep, les casques blancs et les opposants démocrates au régime de Bachar el-Assad).

   Le réalisateur Eric Bergkraut a consacré en 2009 un film documentaire à la journaliste russe qu'il avait rencontrée : Lettre à Anna. On peut revoir son interview sur la chaîne France 24 (iciet on peut trouver facilement le film sur YouTube. France 24 publie aujourd'hui un article très complet autour de l'assassinat de la journaliste et de l'état actuel de la liberté de la presse en Russie. (ici).


   Pour ceux et celles qui voudraient aller plus loin, je signale les bandes dessinées d'Igort, Les Cahiers russes, et de F. Matteuzzi & E. Benfatto, A. Politkovsakaïa, journaliste dissidente, le travail documentaire de Manon Loizeau, Tchétchénie, une guerre sans trace (2015) et les films de Jean-Michel Carré qui décortiquent le système Poutine.

Les Cahiers russes, Igort (éd. Futuropolis)

   Sans oublier bien entendu les livres d'Anna Politkovskaïa parus dans la collection Folio documents chez Gallimard.


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   Le thème du café littéraire de Le Verger de ce vendredi 7 octobre est "Le silence".
S'il est parfois merveilleux quand il nous permet de revenir vers nous-mêmes, il ne s'appliquera pas à la mémoire de celle qui est devenue par son combat et son sacrifice une icône contemporaine de la liberté d'expression. La voix d'Anna porte encore.


Raphaël