vendredi 11 novembre 2016

La Littérature face à la crise des migrants


   Des bateaux qui chavirent. La méditerranée comme un cimetière sans fond. La photo d'un enfant mort sur une plage. Des familles que l'on déplace sans ménagement. Des manifestations, des collectifs de rejet que l'on se désespère de voir apparaître ici et là. Des vies ballottées d'un camp de réfugiés à un autre. Des murs et des barbelés dans l'Europe des Lumières et des Droits de l'Homme.

   Des informations en boucle  qui se répètent, sans que l'on sache très bien comment agir sur cette fameuse crise des réfugiés.

   Un premier pas tout simple nous est offert par la littérature et de généreuses initiatives éditoriales. A l'approche de Noël, voici une petite sélection de livres qui font coup double : éclairer notre regard sur cette situation et collecter des fonds pour les associations venant  en aide aux migrants. Simple comme un sourire et une main tendue.


 - Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère. (Actes Sud, 4.9 €)
Textes et croquis de Marie-Françoise Colombani (auteure) et Damien Roudeau (illustrateur)
Fonds collectés pour l'association l'Auberge des migrants (ici).

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Plus de détails :
http://www.lacauselitteraire.fr/bienvenue-a-calais-les-raisons-de-la-colere-marie-francoise-colombani-damien-roudeau

- Bienvenue ! 34 auteurs pour les réfugiés. (Point, 5€)
Collectif d'auteurs évoquant leur regard, leur expérience face à la crise des migrants.
Fonds collectés pour l'UNHCR (Agence des Nations Unies pour les Réfugiés) (ici)

zoom

Plus de détails :
http://www.histoire-immigration.fr/magazine/2016/1/bienvenue-34-auteurs-pour-les-refugies


- Eux, c'est nous. Daniel Pennac (auteur), Carole Saturno (auteure), Jessie Magana (auteure) et Serge Bloch (illustrateur). (Gallimard Jeunesse, 3€).
Initiative collective des éditeurs de littérature jeunesse.
Fonds collectés pour la Cimade (ici).

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   Pour les amoureux de Laurent Gaudé, on (re)lira son magnifique roman Eldorado (Actes Sud, 2006) et son poème "Regardez les" intégré au collectif Bienvenue !, mais aussi publié par le journal Le Un (n°73, 9 septembre 2015).

   Pour les passionnés de bande-dessinée, on rappellera l'existence de l'album Immigrants (Futuropolis, 2010) coédité avec l'association Bd BOUM. Plusieurs auteurs de bande-dessinée y donnent vie à des témoignages de migrants ayant trouvé asile en France. Le tout éclairé par six textes d'historiens spécialistes des questions migratoires (précisions ici). L'album De l'autre côté de Leopold Prudon (Les Enfants rouges, 2015) sélectionné au prix des lycéens de la bande-dessinée de Sciences sociales en 2016 est également une belle entrée en matière sur la question des réfugiés.

   Pour l'humanité du jeu de Vincent Lindon on reverra avec profit Welcome de Philippe Lioret (2009) et enfin (sinon la liste ne s'arrête plus) on se laissera bercer par "Lili" de Pierre Perret avec les Ogres de Barback (ici).

Les passions "pour" nous font vivre, même si elles sont inséparables des combats "contre".
Surtout quand les matins bruns refont surface.

Résistance et fraternité
Raphaël





jeudi 10 novembre 2016

Trump et après ? Penser le populisme.



    L'élection présidentielle américaine a rendu son verdict. Le milliardaire et candidat surprise du parti républicain, Donald Trump, a obtenu la majorité des grands électeurs nécessaires pour remporter cette élection. Il deviendra le 20 janvier 2017 le 45e président des Etats-Unis. La défaite d'Hillary Clinton, candidate démocrate trop proche des milieux financiers et trop enracinée dans la classe politique pour convaincre le peuple américain, est sans appel. Ceci d'autant plus que le parti républicain disposera des pleins pouvoirs dès lors qu'il vient de gagner le Sénat et la Chambre des représentants (qui constituent le Congrès) et qu'il étendra par le jeu des nominations du président son emprise sur la Cour suprême (le pouvoir judiciaire dans les institutions américaines). Entre son programme de baisse d'impôts (pour les plus riches et pour les entreprises), la remise en cause de l'Obamacare (système de santé pour les plus pauvres), et son animosité à l'égard des minorités, il n'est pas certain que D. Trump améliore les conditions de vie des américains exclus depuis la crise financière de 2008 des gains de la reprise économique.

    Avec Victor Orban en Hongrie, le parti ultraconservateur de Jaroslaw Kaczynski en Pologne, la montée de l'AFD (Alternative Für Deutschland) en Allemagne, Recep Tayyip Erdogan en Turquie, Vladimir Poutine en Russie, l'UKIP (qui a favorisé le Brexit) au Royaume-Uni et enfin Marine Le Pen en France, de nombreux politologues ou philosophes évoquent une montée des populismes dans un contexte d'affaiblissement du fonctionnement des démocraties représentatives.

   A quel point cette dérive populiste est-elle une menace pour les démocraties occidentales ? Les différents leaders politiques cités plus haut expriment-ils vraiment "la voix du peuple" qu'ils prétendent incarner face à des élites corrompues ?

     On peut se demander ce que tout ceci vient faire sur le site d'un blog littéraire. Sauf à considérer que la littérature est par essence une activité politique, dès lors qu'elle vise à penser - voire à réenchanter - le monde. Un récent essai de l'universitaire allemand Jan-Werner Müller paru en octobre 2016 peut contribuer à éclairer le débat. Il s'intitule Qu'est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace (éditions Premier Parallèle). Un article du Télérama n°3486 du 2 novembre 2016, paru juste avant l'élection de Donald Trump, permet de se faire une idée des principales réflexions développées dans cet ouvrage salutaire. Le site de l'éditeur propose également en vidéo une interview de l'auteur (ici).

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       Reste une question majeure. Comment restaurer un lien politique qui tournerait le dos aux tentations populistes-nationalistes dans un contexte de déclassement accéléré des classes populaires-moyennes et de peurs liées à une mondialisation non maîtrisée ? Ni les beaux discours, ni la littérature n'y suffiront. Seules de véritables politiques de protection sociale mettant fin à la logique d'austérité et au néolibéralisme pourraient entamer un tel processus. C'est cette organisation d'une société plus juste et solidaire que défendent les films de Ken Loach, I Daniel Blake, et de Gilles Perret, La Sociale. Ils sont actuellement à l'affiche. Combinés avec l'ouvrage de Jan-Werner Müller ils constituent une belle occasion de penser autrement le monde qui vient. Une manière d'alimenter l'imaginaire politique nécessaire à une nouvelle lutte des classes qui favoriserait l'intersection des différentes formes d'oppression. Et peut-être ainsi d'éviter le pire.

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Liens de lecture :

article de Télérama 1
article de Télérama 2
article de Télérama 3
article de Pierre Rosanvallon dans le Monde

Pour aller + loin :

- Le Monde (supplément Idées) du samedi 12/11/16 propose un article de fond sur le populisme.
- Le Télérama 3488 du 16/11/16 publie une riche interview de l'essayiste américain Chris Hedges.
- Depuis le 14/11/16 Brice Couturier consacre ses chroniques à l'analyse du résultat des élections américaines. France Culture, Le Tour du monde des idées (ici)
La chronique du 21/11/16 détaille la géographie électorale du vote Trump et révèle le retour d'un vote de classe, tout autant qu'un vote anti-écologiste.
- le sociologue Eric Fassin, qui publie un essai intitulé Populisme : le grand ressentiment, était l'invité de l'émission La Suite dans les idées sur France Culture le 4 mars 2017 (ici). Il s'inquiète de la tentation d'une partie de la gauche de reprendre à son compte la terminologie du populisme. L'entretien radiophonique est éclairant et passionnant. Sa référence à Stuart Hall et à son essai sur le populisme autoritaire de l'ère Thatcher ouvre de nouvelles pistes de lecture et de réflexion bien stimulantes.

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Résistance et fraternité
Raphaël


PS : pour rire un peu de tout ça, sinon on ne tiendra pas, une petite vidéo conseillée par une amie (merci Armelle) ici.

mardi 8 novembre 2016

Sorcières, sorciers, démons et créatures maléfiques - vendredi 4 novembre 2016


Découvert sur mon disc dur en activant un logiciel de récup de fichiers cet après-midi. Il peut se réveiller à tt instant. Je ne sais pas ce qu’il peut me faire. J’ai peur. Ma tête me lance. C’est lui. Je poste tout ça sur le blog… Il faut vous sachiez. Ne peux pas vs en écrir davantage, n’aimême pas pris le temps de lire jusqu’au bout…


Compte rendu n°125-ZT [Zone Terre]

Dimanche 6 novembre. 1h07. [notice d’identification du temps de leur « calendrier »]

Leur lait au miel est infect, mais cela me permet de le garder encore un peu à ma disposition avant qu’il ne s’éteigne de nouveau pour quelques heures.  Ces  créatures sont décidément bien fragiles.

            Cela fait maintenant trois semaines de leur temps terrien que je me suis fondu parmi eux. Je vous écris de son bureau, tard dans la nuit. Sa famille endormie, je ne devrais pas être dérangé… Je préfère utiliser leur écriture, au cas où l’on me surprendrait (vous utiliserez les premières pages des dictionnaires que je vous ai envoyées pour traduire). Il y a quelques jours leur fils s’est réveillé tôt. Je ne l’avais pas entendu descendre l’escalier. J’ai juste eu le temps de fermer le fichier, mais que leurs machines sont lentes ! Nos symboles et caractères inconnus ici n’auraient pas manqué d’attirer son attention. Je me suis installé dans le cerveau de mon hôte, juste à la lisière de son état de conscience. Je ne dois pas m’approcher davantage de cette zone critique. Les tentatives précédentes ont déclenché des crises de folie chez les sujets retenus. Il est étonnant comme certains de leurs peintres ont su retranscrire cela. Mais je me tiens au plus près de ses principales zones neuronales, comme j’y ai été préparé, pour le mettre sous contrôle lorsque j’en ai besoin (vous écrire, effectuer des copies, protéger mon identité).

            La formation dont j’ai bénéficié pendant sept de nos périodes glaciaires n’est pas superflue tant leurs modes de communication, leurs comportements, leurs systèmes culturels sont complexes. C’est une espèce très créative, mais elle peut aussi sombrer dans une violence inouïe et difficilement compréhensible. Je laisse cependant cette analyse aux autres cellules spécialisées sur la question. Je me recentre sur l’état de leurs connaissances scientifiques, artistiques et littéraires comme vous me l’avez demandé. Et sur ce qu’ils pourraient savoir de nous.

            J’ai déjà pu vous télétransmettre des comptes rendus de mes visites de ce qu’ils appellent des « bibliothèques » ou des « musées ». Leurs récents (mais ridicules) progrès dans le numérique me facilitent la tâche. Depuis quelques jours j’ai découvert un espace d’échanges d’une autre nature qu’ils nomment « café-littéraire ». L’enveloppe humaine masculine choisie m’a permis de pénétrer l’un de ces cercles, fréquenté par une poignée de personnes. D’après mes premières informations, il semble qu’il en existe d’autres dans plusieurs de leurs villes. A vérifier avec les rapports des autres cellules.

            4 novembre. « Vendredi ». Le cinquième jour de leur semaine, met fin pour une partie d’entre eux au temps consacré à la production. Je me demande d’ailleurs pourquoi nous prêtons tant d’intérêt à une race qui passe encore tout ce temps au travail… Mais je m’égare. Plusieurs de ces humains se sont donc retrouvés à la nuit tombée dans un lieu qui ressemble à un point de rencontre. Des boissons sont versées, ou plutôt servies. Le liquide que j’ai bu était rouge et soyeux  – du « vin » je crois. Rouge comme leur sang, mais cela n’a pas le même goût. On y écoute des sons organisés, fabriqués et traversant l’air. « Musique ». « Jazz ». Le groupe n’était pas au complet ce soir là. Il manquait une femme, Geneviève, et deux hommes, Aimé et Tristan. Je crois savoir par d’autres contacts que l’enveloppe du prénommé Tristan est utilisée pour une autre de nos missions. Ils commencent d’ailleurs à s’inquiéter de ses absences répétées. Leur thème de discussion portait sur « les créatures fantastiques, les sorciers, et sorcières, les démons ». Ce sont apparemment des croyances ou histoires qu’ils inventent (ou croient avoir inventées) pour créer une émotion curieuse : « la peur ». Je ne peux pas vous la définir. Je me suis mis en veille de degré 1 pendant leurs échanges ; je pouvais ainsi enregistrer leurs propos tout en rendant une relative liberté à mon enveloppe chargée de la prise de notes. Ce que vous allez lire vous inquiétera sûrement. J’ai même failli déclencher une névrose collective violente par son intermédiaire quand l’une d’entre eux s’est mise à évoquer les sorcières de Salem. Heureusement pour nous – pour eux surtout – ils n’y ont pas cru. J’ai opté pour une solution plus discrète.

Dimanche 6 novembre. 6h43.

            Je poursuis mon rapport là où j’ai été contraint de l’arrêter. Leur « chatte » (sorte d’animal de compagnie doté de perceptions différentes) me regardait bizarrement et je n’ai pas voulu la supprimer maintenant. Peut-être le faudra-t-il. Pour l’instant les croquettes suffisent. De toute façon mon habitacle piquait sévèrement du nez  et les stimulations chimiques n’y pouvaient plus rien. Je l’ai laissé dormir cinq heures.

            Je reprends. Leur « café-littéraire » a débuté avec un roman américain (première puissance économique et militaire, ayant une forte emprise culturelle sur leur monde) de John Updike. Les Sorcières d’Eastwick (1984). Un certain Stéphane H. leur évoque sa lecture en cours. [Note de sécurité de niveau 2A : corps inhabité selon un rapide scanner : aucune présence d’entité supérieure]. Ce livre nous informe sur les relations hommes-femmes de leur espèce. Relations de domination, et relations « sexuelles » (la façon brève et intense dont ils branchent leurs circuits pour se régénérer semble-t-il, mais je crois surtout pour oublier un instant leur piètre condition de mortels). Nous sommes dans l’Amérique des années 70 de leur XXe siècle. Le récit se découpe en trois parties : I. La bande II. Maléfices III. « Remords » (signification inconnue). Dans la première partie, nous faisons la connaissance de trois femmes (une « sculptrice », une « violoncelliste », une « journaliste ») qui découvrent leurs véritables pouvoirs occultes au moment où elles divorcent de leurs maris. Elles les font disparaître au monde tout en les conservant chez elles sous une forme dénaturée, invisibilisée. Comme si elles cherchaient à inverser les positions de domination masculine et de soumission féminine. Epoque où les terriens connaissent un mouvement d’émancipation des femmes, le « féminisme ». Des écrivaines de ce mouvement ont d’ailleurs voulu réécrire l’histoire des « sorcières » du Moyen-âge pour montrer comment elles furent pourchassées par les hommes d’Eglise et de Science pour s’approprier leurs savoirs. Epoque aussi où s’enclenche leur soif de domination de la Nature. Discussion animée entre Stéphane L. [NS-2A : corps inhabité] et Efisio [NS-1C : italien plus âgé, grande expérience, des doutes sur la présence cachée d’un membre de la guilde d'Orion] autour de la maîtrise de la science, des guérisseuses, du chamanisme, des initiés d’Egypte [NS-3C : jusqu’où savent-ils ?]. Retour au roman. John Updike nous fait pénétrer la condition féminine. Le sexe par la recherche de nombreux amants et leur psyché par des pages d’introspection. Leur petite vie s’emballe quand un étrange individu vient s’installer dans un manoir isolé. Van Horne, l’incarnation du malin (entendez « le diable » dans leur mythologie religieuse). Stéphane L. fait le rapprochement avec ce qu’ils appellent « le cinéma » (activité encore inconnue qui déclenche chez mon hôte une soudaine palpitation du cœur, pourquoi ?). Le livre fût adapté par George Miller en 1987 avec quelques-un-e-s de leurs acteurs-actrices célèbres (Jack Nicholson, Michelle Pfeiffer, Susan Sarandon) et une chanteuse disparue, Cher… Mais la subversion du roman a disparu derrière l’inoffensif divertissement de leur industrie « hollywoodienne ». Je retrouve dans cette façon qu’ont les terriens de corrompre certaines de leurs grandes œuvres une possible intervention de nos équipes d’affadissement. Stéphane H. n’ayant pas fini sa lecture je n’en apprendrai pas plus sur ce roman que je classe en priorité de niveau A.


            [NS-2C. Stéphane L. s’est éclipsé plus tôt qu’à l’accoutumée, si j’ai bien compris leur mode de fonctionnement. Rien d’exceptionnel, mais j’ai organisé une brève surveillance par prudence. Mon hôte lui a proposé d’aller au cinéma le samedi soir. J’avoue que j’avais hâte de découvrir cela, d’autant qu’une grande quantité d’humains s’était donnée rendez-vous au même endroit, à la même heure. Ces deux-là furent cependant déçus, les places pour leur film d’un certain Ken Le Rouge ( ?) ont été prises d’assaut. La soirée qui s’ensuivit chez Stéphane L. ne révéla rien d’anormal – confirmation d’un corps inhabité. J’ai failli me faire repérer en faisant dysfonctionner ses outils informatiques].

Lundi 7 novembre. 23h48.

            J’ai dû lui rendre son corps et sa volonté pour qu’il réponde à ses obligations familiales et professionnelles. Je ne dois pas trop le monopoliser. D’une part cela l’épuise, et d’autre part ses proches estiment qu’il passe beaucoup trop de temps dans son bureau. Je dois préserver ses facultés pour finir cette mission et ne pas éveiller les soupçons. Heureusement que son travail d’enseignant m’offre de nombreuses occasions de l’isoler.

[Note : Le rattrapage de leur film quelques heures plus tôt ce lundi soir ne m’éclaircit pas davantage sur ce qu’ils recherchent dans ces salles obscures. Nouvelle religion ? Epuisement psychique anormal de mon hôte en quittant la séance. Quoique. Une étrange lumière… Dossier d’enquête à confier aux cellules compétentes.]

            Je reprends. Celle qu’ils appellent Gaëlle a pris la suite de Stéphane H. [NS-2A : corps a priori inhabité. J’écris "a priori", car je n’ai pas totalement achevé son scan. Ses cheveux « mouillés » par le contact de l’ « eau » - élément liquide au cœur de toute vie sur cette planète - m’intriguaient. Elle revenait d’un lieu humide où les humains passent leur « temps » à nager. Où ce « temps » s’écoule différemment, mesuré pourtant par les mêmes horloges aux aiguilles obstinées. C’est quoi « mouillé » ? J’aurai aimé toucher ses cheveux, mais j’ai retenu ce geste déplacé qui aurait immanquablement attiré l’attention sur moi. Je suis resté prudemment en mode veille, attentif à la présentation du roman qu’elle avait amené. Je trouverai une autre occasion de certifier sa fiche de sécurité FS-1984]. Sur une couverture très colorée, un couple qui « danse ». En attendant Bojangles (2016) d’Olivier Bourdeault. Roman paru aux éditions Finitude. Sens de l’humour ou lucidité désespérée sur leur condition ? Cette race entre brutalité et raffinement, entre barbarie et civilisation me laisse perplexe. Surtout lorsque les peuples les plus avancés dans la « culture » créent de toute pièce une industrie de la mort ou  lancent des bombes nucléaires sur des populations civiles. D’où naît cette pulsion de mort ? Mes congénères d’un soir semblent aussi perdus que moi… Sauf peut-être Efisio, convaincu que bien et mal, vie et mort, culture et violence sont les couples inséparables de leur existence. Qui est « Janus » ? Revenons à ce livre, car malgré tout ils y tiennent au miracle de leur littérature. Inspiré d’une histoire vraie, ce roman fait le portrait d’une véritable fée du quotidien. Une femme fantasque, plus éprise de « poésie » ( signification inconnue) que de sens pratique. Incapable de se plier aux conventions. Elle rencontre celui qui deviendra son mari lors d’une soirée où il accapare l’attention. Ses incroyables histoires travestissent la réalité comme un vol de flamands roses provoque en eux l’émerveillement. Mais sous l’effet de l’alcool, les mensonges se dévoilent et le couple complice s’échappe en laissant derrière lui un parfum de scandale. Se marient aussitôt dans une « Eglise » (lieu de culte désormais remplacé par d’autres temples marchands) pour ne plus se quitter. Dès lors, cette femme ne cessera plus de mettre toute la magie possible au service de leur « amour » (sentiment étrange d’attachement aux êtres), de leur famille. Leur enfant, petit narrateur de 9 ans nous confiant leur histoire – assortie d’extraits du journal de son père - sera déscolarisé d’un système éducatif bien trop sclérosé pour eux. Ayant trouvé une combine leur rapportant de quoi vivre sans travailler, ce trio vit dans une fête perpétuelle. Et quand cet « amour » s’essouffle, la voix d’une diva noire redonne la touche de « poésie » et de magie nécessaire. L’individu Gaëlle ne dévoilera pas la fin d’une histoire qui semble prendre une direction plus tragique. Ils ont soudainement porté une attention toute particulière au mot « chimère » du quatrième de couverture, sans que je comprenne pourquoi.

            Une dénommée Delphine les a rejoints en cours de réunion [NS-2A : corps inhabité, mais vibrant de mélodies et de rythmiques en fusion. Phénomène en attente d’analyses plus approfondies]. Elle annonce n’avoir rien eu le temps de lire, mais d’avoir pris conscience de la proximité du thème avec sa passion pour la musique. Cela m’arrange d’avoir une autre ouverture que la littérature sur leurs pratiques artistiques. Selon elle, le diptyque du bien et du mal s’enracine profondément dans les œuvres lyriques, les « opéras » ou « ballets ». Elle fait référence à la Flûte enchantée d’un certain Mozart, où la Reine de la nuit étale sa puissance et sa grâce. Mais aussi au Sacre du printemps et à L’oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Rompant avec leur période du romantisme (XIXe siècle de leur calendrier) marquée par les compositions de F. Chopin ou de F. List, ce compositeur russe introduit une musique saccadée source d’envoûtement et de transe. Il l’associa si bien aux puissances maléfiques qu’il en déstabilisa les premiers spectateurs de ses ballets. Au début je ne percevais pas certains de leurs sons et je m’étonnais de l’importance accordée à ces vocalises. Mais plus je me familiarise avec les œuvres évoquées, plus je perçois le mélange de « joie » et de « mélancolie » s’emparant de leurs « âmes ». Pardonnez-moi ce jargon que je ne peux expliquer par leurs faibles mots. Seule l’écoute des bandes audio associées à mon rapport vous en donnera peut-être l’idée, le ressenti. Des photos de ces ballets… et encore il manque l’essentiel, le mouvement…

Gaëlle a rebondi sur l’intervention de Delphine pour évoquer le souvenir d’un livre d’une pianiste célèbre, Hélène Grimaud. Dans Retour à Salem (2013), elle imbrique des éléments du réel avec de nombreux aspects fantastiques. Et en profite pour proposer un vibrant plaidoyer contre l’exploitation de leur « Nature ». Lors d’un séjour à Hambourg, H. Grimaud déniche de vieilles lettres et partitions dans une petite boutique d’antiquités. Elle découvre que ces documents sont l’œuvre d’un de ses compositeurs fétiches, J. Brahms (XIXe siècle) et demande à l’un de ses amis allemands de les traduire. Ce texte l’envoie sur la trace d’un lieu originel, hanté par le mal. Elle essaiera de retrouver ce lieu mythique, à l’aide d’une mystérieuse petite clé d’or, ce qui la conduira aux condamnations des sorcières de Salem (1692, Etats-Unis, Massachussets). Dans ce récit aux multiples tiroirs, H. Grimaud croise sa passion pour les loups, pour la musique, raconte les relations de Brahms avec le couple  Schubert, sonde le mal qui est en l’homme et le traque jusque dans les épidémies mondiales. Le souffle du récit jailli des souvenirs de la dénommée Gaëlle emporte son auditoire. La musicienne du groupe qui avait lu Variations sauvages de la même auteure se montre très intéressée.

            A ce moment de leur soirée j’hésite à intervenir.  Vont-ils comprendre qu’ils détiennent là les pièces d’un puzzle en train de s’assembler sous leurs yeux ? 1692, Massassuchets. L’une de nos premières incursions dans leur système solaire. Ces femmes avaient décelé notre présence. Mais nous n’avons jamais su comment. Diable. Nous pensions que leur élimination avait fui leurs médiocres mémoires d’humains. Mais nombre de leurs œuvres artistiques s’obstinent à ne pas laisser sombrer dans les abysses de l’oubli les pires moments de leur histoire. Dont nous n’avons été que très rarement responsables d’ailleurs. Ils ont su pleinement démontrer leur barbarie dans bien des circonstances. Saint-Barthélemy, massacre des amérindiens, traites négrières, crimes de la colonisation, génocide arménien, purges staliniennes, Shoah, Hiroshima, Nagasaki, Khmers rouges, Rwanda, Sarajevo, etc. Joli musée. Liste non exhaustive bien sûr. Qui s’allonge de bien belle manière depuis ce 11 septembre 2001. Ce qui a motivé cette nouvelle mission. Mais nous connaissons tout cela.


Mardi 8 novembre. 3h40.

            Je profite d’une insomnie de mon hôte pour achever mon rapport. Cette élection à l’autre bout de la planète le préoccupe. Mais sa fin approche. Que pourrait-il regretter de toute façon ? Ce « jazz », ce « cinéma », cette « littérature » ? Ou cette étonnante lumière ?

            A peine sorti du récit d’H. Grimaud, j’en étais encore à mes hésitations - entre le respect scrupuleux des procédures de sécurité et l’attente d’une appréciation plus fine de la situation - quand sa bouche prononça les deux syllabes de mon nom. Horla. Stupéfaction. Mon enveloppe en apparence inoffensive (indice de développement 157/1000 sur l’échelle d’Antaras) était en train d’évoquer la nouvelle du XIXe siècle de cette comète Maupassant. A peine eu le temps de déclencher l’enregistrement de sa lecture :

  A présent, je sais, je devine. Le règne de l’homme est fini.
  Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs, Celui qu’exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de l’épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l’ont pressenti plus clairement. Mesmer l’avait deviné et les médecins, depuis dix ans déjà, ont découvert, d’une façon précise, la nature de sa puissance avant qu’il l’eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination d’un mystérieux  vouloir sur l’âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion… que sais-je ? Je les ai vus s’amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à l’homme ! Il est venu, le… le… comment se nomme-t-il… le… il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas… le… oui… il le crie… J’écoute… je ne peux pas… répète… le… Horla… J’ai entendu… le Horla… c’est lui… le Horla… il est venu !...



            [NS-1AAA : cette fois il ne me laisse plus le choix. Deux cent ans après les sorcières de Salem nous avions dû provoquer l’internement de ce dangereux Maupassant. Janvier 1892… son suicide avait échoué de peu à cause de l’intervention malheureuse de son domestique qui avait enlevé les vraies balles du pistolet. L’imbécile. Je l’ai laissé quitter ses ami-e-s. J’interviendrai dans quelques jours. Un accident de voiture. Comme il y en tant. Personne ne fera le rapprochement. Heureusement plus aucun humain ou presque ne connaît ce nom. Reste quelques feuilletons télévisés que nos cellules d’affadissement ont judicieusement encouragés. Je vous enverrai mon prochain rapport dès que j’aurais trouvé refuge dans une nouvelle enveloppe. Le milliardaire aux cheveux d’or de la télévision américaine me plaît beaucoup…]

              L’italien a conclu leur réunion par deux conseils de lecture qui lui tenaient à cœur. L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun et Les Yeux ouverts de Marguerite Yourcenar. Les Yeux ouverts… La façon qu’il avait de regarder mon hôte lorsqu’il l’a reconduit chez lui m’inquiète. [NS-1A : s’assurer rapidement qu’ils ne m’ont pas suivi jusqu’ici…]



Cellule n°45-E/F [Europe/France]


PS : une matbox de documents photovolés pour compléter les brèves informations contenues dans ce message. Durée de visibilité : 20-30 ans maximum.

John Updike
En attendant Bojangles 1
En attendant Bojangles 2