samedi 25 mars 2017

La peur de l'autre : les contre-feux de la littérature et de la culture

 
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Dessin d'Alex à la mémoire du petit Alan Kurdi, 3 ans,
retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015.

   Un précédent article sur "La littérature face à la crise des migrants" (ici) avait ouvert ce blog à l'idée que nos choix de lectures (mais aussi de films, de documentaires, de chansons...) pouvaient nous armer d'outils artistiques et intellectuels pour faire face à l'indifférence et au retour en force de la xénophobie. Inutile d'éviter ce mot qui fâche : la peur de l'autre, de l'étranger, gagne les esprits et les cœurs, s'invite sur les plateaux de télévision et son ombre s'allonge jusqu'aux portes du pouvoir.

   "Nous armer". Il semble en effet que le temps est venu de retrouver l'esprit qui animait Albert Camus dans ses articles pour le journal Combat (paru de la Libération en 1944 à 1974) et dans plusieurs de ses romans (La Peste, 1947). Car, à moins de se persuader que tout ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux n'est qu'une sinistre farce, il nous faut d'urgence sortir de notre silence et de notre neutralité confortable qui laissent l'échiquier totalement ouvert aux pions bruns de l'adversaire.

     Voici donc un second partage de lectures récentes sur ce thème inépuisable. Il vise à réactiver notre empathie - et si besoin notre colère - pour éviter que le flux médiatique ininterrompu des drames de l'immigration en méditerranée ne finisse par épuiser notre sentiment et surtout notre capacité de révolte.


> Une stimulante réflexion philosophique de terrain

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   Dans leur essai intitulé La Fin de l'hospitalité - Lampedusa, Lesbos, Calais... jusqu'où irons-nous ? aux éditions Flammarion, Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc articulent enquête de terrain et réflexion historique et philosophique pour faire l'état des lieux de l'hospitalité en Europe.
   Leur postulat de départ est qu'il existe deux grands modèles d'hospitalité dans l'histoire. L'hospitalité éthique renvoie au fait que de simples citoyens ouvrent la porte de leur maison à l'étranger et accueillent cette hôte avec une générosité sans calcul. C'est cette démarche spontanée et bienveillante que chantait Brassens dans "Jeanne" (ici). Même constat dans le téléfilm complexe et riche Maman est folle (2007) de Jean-Pierre Améris. L'interprétation tout en sensibilité et justesse d'Isabelle Carré nous fait suivre la folle entreprise d'une mère de famille décidant de porter secours aux migrants de la jungle de Calais ... en y perdant tous ses repères. Cette trajectoire vers l'abîme et le délit d'entraide qui frappe l'autre personnage féminin du film, formidablement joué par Christine Murillo, nous montrent bien que si l'hospitalité éthique et citoyenne est utile et nécessaire, elle ne peut durablement se substituer à une action coordonnée des pouvoirs publics. Il faut donc questionner le second modèle de l'hospitalité politique qui naît avec les Lumières au XVIIIe siècle. Cette forme d'hospitalité est structurée autour de normes juridiques et de traités internationaux qui font de la migration et de l'asile des droits humains fondamentaux protégés par les démocraties. On trouve sur le site internet du Ministère de l'Intérieur des références précises aux grands principes du droit d'asile garantis par le préambule de la Constitution de 1958 :

« tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République »
    On peut lire également sur le site (ici) que "Le devoir de protection des personnes menacées dans leur pays marque la législation nationale qui repose sur 4 principes : une protection élargie, un examen impartial de la demande d’asile, un droit au maintien sur le territoire ainsi qu’à des conditions d’accueil dignes pendant toute la durée de l’examen."


   Cependant c'est bien cette hospitalité politique qui recule presque partout aujourd'hui dans les démocraties européennes, à l'exception notable de l'Allemagne qui sous l'impulsion d'Angela Merkel a souhaité ouvrir ses frontières aux réfugiés. Avant de subir les critiques acerbes des partis populistes (Alternative Für Deutschland, le Front national en France) ou de Donald Trump. Or, pour les auteurs de cet essai, "on ne peut pas construire une politique d'accueil sans avoir derrière soi une partie des citoyens". Leur réflexion interroge et se prolonge donc logiquement vers la façon dont nos démocraties permettent ou au contraire entravent la participation politique des citoyens au processus de décision.


   Une première approche brève, mais instructive, de ce livre peut être faite à partir d'une interview réalisée par les Inrockuptibles (n°1103 du 18 au 24 janvier 2017) et/ou en écoutant l'émission La Grande table sur le site de France Culture.

Interview les Inrocks page 1
Interview les Inrocks page 2
Interview les Inrocks page 3
Interview les Inrocks page 4

Emission La Grande table - Migrants : le secours a-t-il remplacé l'accueil ? du 18/01/17 (ici).


> Une bande-dessinée salutaire

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Asylum : En latin, asile. Du grec άσυλον (ásulon), lieu inviolable.
1.      Lieu de refuge privilégié pour les personnes persécutées.
2.      Établissement de bienfaisance où l’on recueille des personnes dans le besoin pour leur dispenser de l’assistance.

3.      Abri, protection, secours.

   Dans sa bande-dessinée Asylum, l'auteur espagnol Javier De Isusi construit son récit en entrecroisant les souvenirs d'une grand-mère contrainte à l'exil lors de la guerre civile espagnole (1936-1939) et la parole de migrants d'aujourd'hui ayant fui leur pays pour différentes raisons (la guerre, la répression à l'égard des homosexuels, l'esclavage sexuel, les mariages forcés).

Trois planches sur l'itinéraire d'une africaine :
planche 1
planche 2
planche 3

     La grande réussite de ce travail vient de l'empathie que crée la bande-dessinée à l'égard de ses principaux protagonistes. Il est bouleversant d'apprendre par exemple de quelle manière honteuse la France a organisé "l'accueil" des réfugiés espagnols fuyant le régime de Franco. Retenus prisonniers sur une plage entre la mer et des fils de fer barbelés gardés par des soldats, de nombreux espagnols moururent de froid, de faim ou de maladie (typhoïde, pneumonie, dysenterie, tuberculose).


   Certes, on pourrait objecter qu'il ne s'agit là que d'une bande-dessinée, qui plus est écrite par un auteur espagnol. Pour lever ces doutes compréhensibles, on lira l'article du site du musée de l'histoire de l'immigration (Palais de la porte dorée, Paris) consacrée à la "Retirada", en clair à l'exil espagnol (ici). On y trouvera par exemple ceci :

" Ces réfugiés ne bénéficient pas d’un accueil optimal. En dépit du soutien de la gauche et des tenants d’une attitude humaniste, la France de 1939 est loin d’être pour les Espagnols la République sœur dont ils espéraient obtenir réconfort et soutien. Rongée par la crise économique, en proie aux sentiments xénophobes, repliée sur elle-même, la société française offre aux réfugiés un accueil plus que mitigé. Avant même la Retirada, plusieurs décrets-lois ont été édictés par le gouvernement Daladier, dont celui du 12 novembre 1938 qui prévoit l’internement administratif des étrangers "indésirables", c’est-à-dire susceptibles de troubler l’ordre public et la sécurité nationale. Les Espagnols sont les premiers à subir les conséquences de cette politique nouvelle en direction des populations allogènes. [...]


Les conditions de vie dans ces camps, que les autorités françaises nomment elles-mêmes, en 1939, "camps de concentration", sont extrêmement précaires (début février 1939, à l’occasion d’une conférence de presse à propos du camp d’Argelès, le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut s’exprime en ces termes : "le camp d’Argelès sur Mer ne sera pas un lieu pénitentiaire, mais un camp de concentration. Ce n’est pas la même chose", in Geneviève Dreyfus-Armand, Émile Temime, Les Camps sur la plage, un exil espagnol, Paris, éditions Autrement, 1995, 141 p.). "

   Contrairement à la France, ce sont donc des pays d'Amérique Latine (Venezuela, Mexique) qui ont mis en place une véritable politique d'accueil aux réfugiés espagnol (les basques notamment). A l'heure où la stigmatisation du peuple mexicain va bon train, un peu d'histoire en bande-dessinée ne peut pas faire de mal...



   On l'aura compris, la bande-dessinée d'aujourd'hui a énormément grandi et ose s'attaquer à des sujets économiques, politiques et sociaux brûlants d'actualité. C'est le travail qu'entreprend La Revue dessinée depuis son premier numéro de l'automne 2013 (parution trimestrielle). L'équipe de la Revue a eu la bonne idée de mettre en accès libre un reportage dessiné du numéro 7 (printemps 2015) intitulé Les frontières de la honte. Pas de demi-mesure quand il s'agit de choisir un titre sur l'actuelle politique européenne à l'égard des migrants... Sociologie, littérature et bande-dessinée de combat !

Le reportage en ligne (ici)


   Pour compléter ce rapide tour d'horizon, et pour alimenter sans cesse nos lectures sur le sujet, il est possible de piocher dans la liste thématique proposée par le site Babelio (ici) ou de fouiller dans l'excellent blog Le petit journal des profs (ici). Mon coup de cœur ? Un roman graphique, Là où vont nos pères de Shaun Tan (Dargaud 2010). Une épopée graphique d'un migrant vers un pays imaginaire au lyrisme fantastique inégalé.
    Une collègue avisée m'a également fait découvrir une création radiophonique sur le thème de l'immigration. J'ai écouté le début de cet "Oratorio", c'est tout simplement ... beau. En plus j'ai appris un nouveau mot pour élargir ma piètre culture musicale :

Oratorio : Genre musical dramatique, généralement sacré, non représenté, pour soli, chœurs et instruments (Larousse).
Oratorio de Cécile Wajsbrot (romancière et essayiste française) émission L'Atelier fiction sur France Culture (14/02/17)

Livres... films et musiques en tête,
Le cœur ouvert à ceux et celles qui souffrent
Résistance et fraternité

Raphaël


PS : j'oubliais... Arte diffuse Le Havre (2011) du réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, mercredi 29 mars à 20h55, suivi du documentaire Il était une fois... "Le Havre" pour resituer le film dans son contexte. Indispensable !

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Et pour continuer à enrichir le cœur et l'esprit :

   Au cinéma, le dernier film d'Aki Kaurismäki, L'autre côté de l'espoir, porte également sur la crise des réfugiés. Dans le plus pur style caustique et décalé du réalisateur finlandais, il raconte de quelle manière un restaurateur et ses employés prennent sous leur protection un réfugié syrien qui n'a pu obtenir le droit d'asile en Finlande. Un bijou de cinéma, une fois de plus, et surtout un engagement renouvelé de l'auteur de L'Homme sans passé pour donner une autre vision des migrants et déclarer sa flamme aux "petites gens".

   Dans un autre style, l'exposition photographique de Samuel Bollendorff, La Nuit tombe sur l'Europe, sera présentée sous la Canopée des Halles à Paris du 15 avril au 11 mai. Ce travail photographique est accompagné d'un documentaire de 15 mn avec un texte lu par Catherine Deneuve.
Plus de détails ici.

vendredi 10 mars 2017

Vivre à présent de Nadine Gordimer (2012)

EXTRAITS DE TEXTES

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Zéro, de Karel Nel (2002)
Tableau choisi par l'auteure pour la couverture de son roman.

Extrait 1 – p.419-21

Dans cet extrait, Jabu, femme noire, ancienne combattante de la branche armée de l’ANC1, devenue avocate, fait une étrange rencontre alors qu’elle est coincée dans les embouteillages.

   Les documents sont posés librement sur le siège passager de telle sorte qu’en rentrant chez elle, elle peut jeter un œil à des clauses soulignées lorsqu’elle est arrêtée aux feux rouges.
   Au suivant, elle se trouve à l’arrière d’un entassement de véhicules contraints d’attendre pare-chocs contre pare-chocs, car chaque passage au vert ne laisse qu’une partie d’entre eux poursuivre leur route – c’est une journée de grève, les employés municipaux cette fois, et leur procession a laissé derrière elle des amas d’ordures vomies par leurs camions, qui bloquent la rue parallèle. Rien à faire, mais pour une fois quelque chose – de quoi occuper son impatience, elle peut lâcher le volant et feuilleter les pages de ses cours pour vérifier les notes qu’elle a griffonnées dans la marge sur les points de comparaison trouvés dans les volumes de la bibliothèque du Centre. D’une pression sur un bouton elle baisse sa vitre pour laisser entrer une brise apathique chargée du souffle mauvais des gaz d’échappement, qui lui apporte quand même un peu de fraîcheur – mais autre chose, aussi, une respiration douloureuse et – une vision, une injonction.
   La bouche ouverte.
   Trou béant au fond duquel l’index d’une main pointe vers la paroi de la gorge, là où la nourriture est ingérée. Dans les rues de la ville, on rencontre souvent des hommes en embuscade qui se frottent l’estomac, en dessinant de grands cercles, pour signifier la faim, dont certains, à l’évidence, ont au moins trouvé de quoi boire. Ceci, ceci, c’est un index aux jointures décharnées qui poignarde l’air encore et encore, désignant à travers la bouche vide le gosier vide. Son propriétaire n’est rien derrière ses mâchoires qui déforment le reste des traits ; un homme sans visage. Ce doigt tendu la frappe comme une version ultime de ce geste dont on se sert, pointé dans l’air, pour mettre un terme aux querelles. L’inutilité de sa réponse lui arrache un grognement : tirer son sac à main de sous les cours destinés à l’immigration et ouvrir maladroitement la fermeture éclair du porte-monnaie – et soudain les klaxons se mettent à beugler, agressifs, les voitures devant elle s’ébranlent, le retour du feu vert leur est enfin destiné, le conducteur du bus derrière elle jette ses coudes au ciel, le casque d’astronaute d’un motard lui crache Démarre putain, démarre – son pied retombe sur l’accélérateur, la bouche bée glisse hors de l’encadrement de la vitre, cette relique, cette ombre de ce qu’ils sont tous, dans leurs voitures, une seule et même chair, doit s’éclipser déjà en se faufilant entre tous ces gens, leur ruée. S’il était renversé, tout le monde se retrouverait de nouveau coincé. Etre mort, c’est une chose. A peine vivant, une autre.


Extrait 2 – p.446-49

2009. Jour de l’élection présidentielle en Afrique du Sud vécu par les principaux personnages du roman.

   L’ouverture assourdissante de ce jour d’élection couvre tout le reste, même s’il se répète à lui-même qu’il n’assistera pas à ce qui viendra après. Le Secrétaire Général du parti – leur parti, à Jabu et à lui, celui des Mkize – évoque la fuite des cerveaux, les travailleurs qualifiés profitent selon lui des opportunités offertes par l’appartenance du pays à une économie mondialisée.
   Rien à voir avec cette ombre qui plane : le nouveau président, qui atteint des sommets de popularité aux yeux de l’homme du peuple, sera un président sur lequel pèsent soixante-douze chefs d’inculpation pour fraude et corruption ?
   Elle a découvert que 20 pour cent des gens vivant dans l’église méthodiste et les dortoirs de fortune dressés sur les trottoirs ne sont pas des réfugiés venus du Zimbabwe ou d’un autre pays, mais des Sud-Africains sans ressources, l’index tendu à travers la bouche béante.
   L’affaire de corruption concernant Zuma ne s’est-elle pas envolée dans le vent des reports.
 « Des appels ont été lancés pour qu’une commission examine les décisions de la Cour constitutionnelle. » Brandissant non pas la mitraillette de sa chanson mais l’arme des valeurs chrétiennes, Zuma accuse les juges de « se comporter quasiment comme s’ils étaient proches de Dieu ». Et dans le même cycle de la vie de ce pays, le Syndicat National des Ouvriers Métallurgistes exige la nationalisation d’une compagnie minière appartenant au vétéran de la Lutte [contre l’apartheid] Tokyo Sexwale, et à Patrick Patrice Motsepe : des noirs, deux hommes parmi les plus riches d’Afrique du Sud. Des Frères trahissant les idéaux égalitaires de l’ANC1 ? L’Afrique du Sud – économie mixte – demeure en grande partie une société capitaliste – dans laquelle, certes, les lois empêchant l’émergence d’une classe d’entrepreneurs noirs ont été abolies.
   Une voix, jaillie de sous le capot de la voiture. « On ne peut pas s’en prendre aux profiteurs blancs sans dénoncer aussi les noirs. Deux poids, deux mesures. » L’ami de Peter Mkize, qui s’est joint aux camarades de la Banlieue pour donner son avis sur les problèmes d’accélération dont souffre la voiture de Blessing, est l’un de ceux qui sont à la fois membres de l’ANC et du Parti communiste sud-africain, le SAPC. « Nous n’exempterons pas la trahison de classe des frères qui profitent du système capitaliste. »
   Peter sait où il se situe. Pas d’offense possible entre eux, pas de contradiction dans le programme de l’alliance créée autour de l’ANC. « Qui soutient le contraire, nous sommes tous égaux à présent, qu’on soit dans le camp des exploiteurs ou des exploités, pas vrai, aih, qu’on commette les péchés ou qu’on les subisse, nous avons tous le droit de vote. Les ouvriers ont toujours le même patron, qu’il soit noir comme nous ou blanc comme Stevie.
  - Ja, tout ça, on l’a entendu (veut-il dire : même sous le capot du moteur ?). Eish, mon vieux, on sait bien, les capitalistes noirs génèrent de nouvelles richesses, bla-bla-bla, c’est ce que nous disent les capitalistes blancs, c’est ça, ils créent des emplois, ils doivent payer des impôts qui apportent plus d’argent pour les aides sociales, les femmes pauvres ont de quoi nourrir leurs enfants… »
   Isa et Jabu sortent les rejoindre, apportant le café et des tasses sur un plateau ; Jabu apporte aussi les chiffres. « L’inégalité a augmenté de plus de 14 pour cent, par rapport à ce qu’elle était deux ans après les premières élections multiracales2… (Comme pour souligner son propos, un coup de klaxon ébranle l’intérieur du moteur, où l’ami de Peter a dû toucher la mauvaise pièce.) C’est comme les sirènes qu’on entend dans les manifs pour l’amélioration des services publics. Au Justice Centre, nous avons reçu des rapports indiquant que grâce à leurs accointances politiques, des membres éminents de l’ANC se voient attribuer des contrats pour assurer l’approvisionnement en eau et en électricité des bidonvilles, au détriment d’entreprises pourtant mieux qualifiées, dont les offres sont financièrement plus intéressantes. Nous avons vu des maisons dont le toit a été arraché dès le premier orage. Les gens qui emportent ces contrats publics empochent des millions. Le risque, c’est que les manifestations entraînent un conflit entre les différentes classes noires, Zuma va avoir du pain sur la planche. Oubliez la xénophobie. »
   Curieusement, il la voit toujours comme la voient les autres, quand elle s’exprime d’un point de vue professionnel. Au lieu de cette identité indéfinissable qu’on appelle une épouse. D’autres femmes sont désirables, c’est le fondement de la relation homme-femme, mais aucune autre qu’elle n’aurait pu être, ne pourra jamais être l’identité constituée de tout ce qu’il a trouvé en elle. Il est dans la reconnaissance.
   Jake : « C’est pour ça que le boss doit faire en sorte que toutes les pattes qui le soutiennent soient bien graissées ! »

1. L’ANC (African National Congress) est le parti politique ayant permis aux noirs Sud-Africains de renverser le système de ségrégation raciale que constituait l’apartheid. Fondé en 1912, il fut déclaré hors-la loi en 1960 par le Parti national avant d’être de nouveau autorisé en 1990. Pendant cette clandestinité, l’ANC se dota d’une branche armée à laquelle les deux protagonistes du roman ont appartenu : Umkhonto we Sizwe (Lance de la Nation). Nelson Mandela en était le commandant en chef.

2. Le régime de l’apartheid prend fin en 1994. Nelson Mandela a assuré les années de transition avec Frederik De Klerk  - afrikaner - (1990-94) puis fut président du pays de 1994 à 1999. Lui succèderont Thabo Mbeki (deux mandats 1999-2008) puis Jacob Zuma (2009- ) qui est centre du roman et de cet extrait.


Extrait 3 – p.486-87

   Qu’est-ce qui explique la différence entre ne rien faire du tout et en être arrivé au point, bien malgré soi, où l’on reconnaît que ce en quoi on croyait, ce pour quoi on s’est battu n’a jamais été tant soi peu appliqué – d’accord, ne pouvait l’être – en quinze années de gouvernement – et dégénère à présent de jour en jour. Oh, ce putain de leitmotiv, Une Meilleure Vie, et chaque fois qu’on l’entend, affronter le regard des morts, des camarades qui ont sacrifié leur vie pour le dernier modèle de berline Mercedes, les palais d’hiver ou les villas d’été, les dessous-de-table se chiffrant en millions des contrats d’armement, les appels d’offre truqués pour la construction de logements sociaux dont les murs flambant neufs se fissurent comme un vieux visage. Qui, dans ses pires cauchemars, aurait pu prédire un tel écœurement, une telle absence de choses à faire pour ne pas perdre courage, a luta continua.



Nadine Gordimer en janvier 1980.
Nadine Gordimer en janvier 1980

Nadine Gordimer (1923-2014) est une femme de lettres sud-africaine issue d’une famille bourgeoise et élevée au sein de la communauté blanche anglo-saxonne. Très sensible aux inégalités raciales et aux problèmes sociopolitiques de son pays, elle reçut le prix Nobel de littérature en 1991. Comme André Brink (Une saison blanche et sèche, Un turbulent silence) ou John Maxwell Coetzee (Disgrâce, Michael K, sa vie, son temps), elle fait partie des grands noms de la littérature sud-africaine.

Un article de Rue89 pour aller + loin sur Nadine Gordimer (ici).

Vivre à présent, son dernier roman, est une superbe plongée dans l’Afrique du Sud postapartheid à travers la vie d’un couple mixte, Steve et Jabulile, s’étant rencontrés dans la lutte clandestine contre la ségrégation raciale. A la jonction de l’intime et du politique, son récit recoupe habilement trois sphères : celle de la famille de ce couple mixte (élargie à la relation entre Jabu et son père, son Baba, vivant au KwaZulu) ; celle de « la Banlieue » où vit le couple avec d’anciens militants de l’ANC et une communauté homosexuelle – les Dauphins – l’ensemble formant une classe moyenne progressiste ; et enfin celle de l’état général économique et politique du pays dans le cadre de l’élection de Jacob Zuma. Les pistes de réflexion sont nombreuses, parmi elle on retiendra l’attention portée par l’écrivaine au basculement de la ségrégation raciale vers une société capitaliste profondément inégalitaire. On ressent à la lecture un immense désenchantement lié à l’incapacité des successeurs de Nelson Mandela à réaliser les idéaux de la Lutte.

Roman de l'ailleurs - typique de ce que l'on appelle parfois "la littérature étrangère" -, Vivre à présent possède aussi une formidable dimension universelle grâce à la richesse et à la complexité de ses questionnements : le couple, le désir, l'identité, la famille, les inégalités économiques et sociales, la pauvreté, l'immigration et la xénophobie, le racisme, les idéaux politiques, la lutte pour la démocratie et la justice sociale, la corruption des élites, l'indépendance de la justice, l'égalité des chances dans l'éducation, la dialectique entre tradition et modernité... Au cœur de ce brassage, il est troublant dans certaines pages du roman de se retrouver face à des problématiques très actuelles de la société française, elle aussi rythmée par une campagne présidentielle inédite sur bien des points.




Raphaël