dimanche 11 juin 2017

L'Enfant qui mesurait le monde de Metin Arditi


EXTRAITS DE TEXTE


Résultat de recherche d'images pour "l'enfant qui mesurait le monde"


Extrait 1 en lien avec le thème de la Danse (p.55) :

« Une fois à bord, il lui restait encore une heure de trajet jusqu’au point de pêche, une heure encore pour dérouler la ligne mère et la lester des ancres secondaires – une vingtaine de pierres plates prises dans des anses de corde qui assuraient sa stabilité -, après quoi elle allait dans la crique la plus proche attendre trois ou quatre  heures, le temps que les poissons mordent. C’était, de loin, son moment préféré, le seul de toute la journée qu’elle aimait vraiment. Elle le consacrait à son « tourbillon ». Heureusement qu’il y avait le tourbillon…Trois ou quatre heures à écouter la voix âpre et déchirante de Sotia Bellou et à tourbillonner dans un abandon total sur le petit espace de pont qui n’était pas encombré. Elle mettait la musique à plein volume et, seule dans la crique, dansait le rebetiko, la danse des hommes malheureux. Les bras levés au niveau des épaules, les yeux au sol, elle suivait le rythme lent de la musique, esquissait un pas de côté, un autre en avant, sautait, faisait un pas de côté encore, puis un autre en arrière et ainsi de suite. Elle s’esquintait à tourner et tourner encore, els yeux au sol, jusqu’à ce que vienne le temps de relever la palangre. Elle tourbillonnant ainsi chaque nuit ou chaque aube, selon la saison et par tout temps. Sotira Bellou chantait le désespoir, ou plutôt, elle le hurlait, et Maraki se disait qu’elle le chantait pour elle, pour ceux dont l’horizon était sans horizon, et elle lui répondait en tourbillonnant au rythme de sa plainte. »


Extrait 2 en (re)pensant aux coquelicots (p.152-153) :

« Je ne t’ai pas raconté ma première visite. Je prends la route du bord de mer, j’aperçois le théâtre et gravis le sentier qui mène à la scène, disons : à ce qu’a dû être la scène. Et là, papa, le choc. Le théâtre entier, de bas en haut, est submergé de coquelicots. Il y en a partout ? Le long des allées, au pied des pierres, entre les stelles, partout ! Des coquelicots comme je n’en ai jamais vu ! Immenses ! Et rouges, papa, rouges ! D’un rouge si chaud ! Il y en a des milliers, peut-être des dizaines de milliers ! Je regarde le théâtre qui m’entoure et j’ai le sentiment de me trouver au cœur d’un immense brasier.
Je vais nager dans une crique qui s’appelle Saint-Séraphin. C’est chaque fois le même miracle…je pense à un problème, peu importe lequel, et les idées se mettent en place d’elles-mêmes. Tout s’enchaine comme par miracle. Ce que je pense est fondé, logique, raisonnable. Un sentiment délicieux me pénètre, que je n’ai jamais connu, un bien-être physique mêlé à une agilité de l’esprit, comme si la beauté qui m’entoure avait pénétré mon âme.
[…]
Hier je vais prendre un café et voilà que [Grigoris] m’apporte un poème d’un certain Sikelanos. Et devine ! Le poème parle d’Argos et de brasier ! […]
Terre d’Argos, ocre embrasé,
Ardant sous le soleil comme fer rougi
Dans le brasier des grands coquelicots. »


Gaëlle

vendredi 9 juin 2017

La littérature asiatique - pique-nique littéraire du 1er juin 2017

Compte rendu du pique-nique littéraire du jeudi 1er juin 2017

 Résultat de recherche d'images pour "jeu de go estampes"


            Place des mille vents, Mandchourie, au nord-est de la Chine. Sur cette discrète place nue, éloignée de l’animation des quartiers commerçants, des damiers de go gravés sur des tables de granit attendent les joueurs les plus téméraires. Aux intersections de dix-neuf lignes horizontales et verticales viennent chaque jour se déposer les perles noires et blanches de destins individuels inondés de doutes et de soleil.

Un groupe d’étudiants s’est donné rendez-vous ce soir là. Un pique-nique ayant toutes les apparences d’une simple réunion d’amateurs de ce jeu ancestral des cultures chinoise, japonaise et coréenne. Mais la diversité des mets apportés – makis de feuilles de nori au riz blanc et poissons crus, olives et salade de pâtes d’Italie, pâté et cidre français – témoigne du peu de discipline que ces convives attachent au respect de l’ordre culinaire du Parti. Une nappe blanche disposée sur le plus proche damier accueille au grand jour, avec insolence, un cosmopolitisme de saveurs et de couleurs.

Déjà des passants s’attardent, le regard réprobateur, devant cette affirmation de liberté presque aussi déplacée qu’un baiser d’amoureux sur des bancs publics. Que dire alors de leur envol de moineaux effrayés, quand les premiers livres sortent des paniers tressés ! Ayant concédé un groupe-vivant de six pierres blanches à Lu D, Tchang H. inspira profondément et emporta ses camarades dans L’épopée du roi-singe, découpée en vingt-quatre courts chapitres. Le récit pouvait donc se lire d’heure en heure en suivant la course du soleil. En raison de l’ombre que ses exploits faisaient à la magnificence de l’empereur, ce récit traditionnel de la littérature chinoise était désormais interdit. Au cœur d’une vaste montagne aux denses forêts, un singe aux pouvoirs surprenants va d’abord dominer le monde animal, obtenant son titre de Roi-singe, avant de s’aventurer dans l’univers des hommes. Il gagnera sa vie en donnant des leçons d’arts martiaux et gagnera en sagesse, en pouvoirs, au fil de ses exploits et rencontres. Dans une quête éperdue de perfection, d’absolu, il cherchera à devenir immortel… Sur une place presque vide, balayée par les cinq directions du vent et animée de quelques parties de go silencieuses, Tchang H. lu ce résumé du chapitre 4 à ses amis :

Le Roi Singe quitte son palais et va chez les humains. Il arrive dans un village, mais les hommes ne le comprennent pas et lui jettent des pierres. Il vole les habits d’un homme et arrive dans une grande ville. Il étudie les gestes et le langage des hommes. Pour ne pas mourir de faim, il est obligé de voler et décide d’apprendre un métier. C’est ainsi qu’il devient élève dans une école d’arts martiaux. En trois mois, il a dépassé tous les élèves; seul le vieux maître reste invincible. Au bout de six mois, il réussit à vaincre le maître. Il devient maître d’arts martiaux lui-même et quitte son école. Il fait le tour des villes et des pays. Il voyage pendant des mois, des années sans entendre parler d’immortel. Au bout de sept ans, il arrive devant l’océan.


Tous s’accordent à voir dans cette trajectoire du Roi-singe une invitation à repousser toujours plus loin les limites de leur liberté. Min L. profita du passage d’un ange pour souffler sur leurs âmes ouvertes aux mille vents les préceptes de Lao Tseu (LaoZi). Dans ce royaume de cendres, les 81 versets du mystérieux sage chinois, contemporain de Confucius (VIe siècle av. JC), ne survivent plus que dans les mémoires des hommes. Le Tao-tö king, murmure Min L, « livre sacré de la Voie et de la Vertu », réconcilie les deux principes universels opposés : le yin, principe féminin, lunaire, froid, obscur qui représente la passivité, et le yang, principe masculin qui représente l'énergie solaire, la lumière, la chaleur, le positif. De leur équilibre et de leur alternance naissent tous les phénomènes de la nature, régis par un principe suprême, le Tao. Fang R, songeuse, pensait en elle-même que comme toutes les sociétés humaines, primitives ou non, la Chine ne dérogeait pas à l’instauration d’une nette différenciation des sexes fondée sur de multiples oppositions binaires. En Afrique également, chez les Samo du Burkina-Faso, on retrouve ce découpage, déjà présent chez Aristote, selon lequel les hommes sont associés à la chaleur/ au souffle et les femmes au froid/ à la matière.
  

Alors que le soleil déclinait lentement pour laisser place aux fleurs de coton des nuages roses, Min L. choisit parmi les multiples versets de rappeler cette parole du maître du Tao :

« Ceux qui savent ne parlent pas, ceux qui parlent ne savent pas. Le maître enseigne par ses actes, non par ses paroles. »

            Dans une assemblée habituellement tentée par les discussions à bâtons rompus, dans laquelle le verbe de Min lui-même n’avait rien à envier aux chants des corbeaux à collier, cette parole de sage retenue laissa place au silence que l’on entend quand le renard franchit le sous-bois.
  
Résultat de recherche d'images pour "l'épopée du roi singe"     Résultat de recherche d'images pour "lao tseu la voie du tao"

Le passage d’un groupe d’une douzaine de soldats, à une centaine de mètres de la place, obligea nos conspirateurs à dissimuler un instant les pages de leurs vies. Feindre d’être absorbés dans d’autres luttes de territoires plus abstraites, entre pierres blanches et noires, substituer aux olives et aux fraises un banal bol de riz, le temps de voir disparaître au loin les ombres menaçantes des véritables corbeaux à collier du régime.
Lu D., à la recherche d’une amie disparue depuis la dernière manifestation étudiante contre l’occupant japonais, souligna le rapprochement avec la période quasi totalitaire du Dao de l’école des légistes. Dans une bande-dessinée au beau format italien, QIN, L’empire des dix mille années, il a redécouvert ce moment terrible d’unification de la Chine par la force des armes entre 221 et 206 av. JC. Quand le dernier Etat féodal des « Royaumes Combattants » est finalement annexé par Qin en 221 av. JC, Ying Zheng prend le titre de Qin Shihuangdi (Premier Auguste Empereur des Qin). Il choisit alors l’élément de l’eau, privilégie la saison de l’hiver – symbole de l’extrême sévérité des lois -, prend le six comme chiffre de base et adopte la couleur… NOIRE. Pour régner en maître incontesté sur cet immense territoire, il impose un régime de terreur avec la doctrine de la « responsabilité solidaire », un système de délation… modèle ! En 213 av. JC sous les conseils de son chancelier LI SI, l’empereur ordonne l’autodafé de tous les livres des écoles traditionnelles de la pensée chinoise. Rien ne doit venir altérer la façon dont Qin perçoit la musique, la philosophie, l’écriture, la langue ou le calcul. En 212 av. JC, 460 lettrés confucianistes sont enterrés vivants sur ordre de l’empereur. Parce que son fils aîné le prince Fu Su appelle à la clémence, il est banni et envoyé à la Grande Muraille dont le général Meng Tian assure l’unification.

Résultat de recherche d'images pour "l'empire des dix mille années bd"

            Ce bref rappel des gouffres de l’Histoire n’empêcha heureusement pas ces lettrés clandestins, rejoints peu après par la belle et silencieuse Huong G., de savourer les mets apportés en dessert. A la lueur de torches allumées, An L. chassa les sombres cauchemars de l’empire Qin pour évoquer des contes pour enfants de la culture chinoise. Dans ce domaine, Chen Jiang Hong est devenu un maître de l’image et du récit. Le cheval magique de Han Gan raconte de quelle manière un enfant épris de crayons et de peinture dessinera un infatigable destrier pour un ambitieux conquérant. Ce dernier, ivre de batailles et de victoires, bien loin des préceptes de Lao Tseu, ne voudra plus renoncer à la moindre parcelle de puissance. Jusqu’à ce que...  D’autres albums comme Le Prince tigre, Le Petit pêcheur et le squelette, Dragon de feu ou Le Démon de la forêt font tout autant merveille. An L. a pu constater que ses enfants avaient beau grandir, ils retrouvaient toujours autant de plaisir à revenir feuilleter les pages de ces albums.

Résultat de recherche d'images pour "le cheval magique de han gan texte"   Résultat de recherche d'images pour "le petit pêcheur et le squelette"

            Si la modeste assemblée ne l’avait pas aussi bien connu, elle aurait pu douter de la fidélité à la cause de Jing L. lorsqu’il sortit d’un fin papier de boucherie un manga japonais. Mais, Blue de Kiriko Nananan par son récit d’une sensible histoire d’amour entre deux lycéennes, a vite rejoint la liste des livres avec lesquels il valait mieux ne pas subir un contrôle d’identité zélé. Lu D. fit remarquer qu’une bande-dessinée française, Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, traitait du même thème et qu’il était curieux de retrouver la même unité chromatique. Au fil de la discussion, Jing L. précisa que Blue ne s’aventurait pas dans les méandres de la relation sexuelle entre les deux jeunes filles, mais que ce manga s’attachait à décrire l’évolution de leur attachement par petites touches discrètes. Une délicatesse loin des clichés que certaines personnes véhiculent sur le manga japonais. Tchang H. en profita pour rappeler combien les mangas d’animation pouvaient receler de références surprenantes, puisque le dessin animé Dragon Ball s’inspire librement de certains épisodes du Roi-Singe (la queue de Son Gokû par exemple et bien sûr son amour des arts martiaux et son bâton magique).

Résultat de recherche d'images pour "blue nananan"     Résultat de recherche d'images pour "l'épopée du roi singe"
                       Extrait de Blue de Kiriko Nananan

            Le froid caressait les épaules et la place des mille vents se justifiait de son nom, quand on en vint à évoquer de possibles jonctions entre la littérature russe et asiatique. Chen G. a voyagé dans le plus grand pays du monde, y a puisé la métaphysique de Dostoïevski et le double de son cœur. Un débat aussi nourrissant et animé qu’une soupe chinoise pimenté s’est ouvert avec Min L. qui était en pleine lecture de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. Pour Chen G., une grande responsabilité du délitement de la Russie vient de la manière dont toutes les entreprises, toutes les richesses, ont été confisquées par les oligarques. On ne peut faire pousser les fleurs de la démocratie sur les terres craquelées de la misère et des inégalités. Ventre affamé… De Mao à Poutine, on ne compte plus les hommes forts qui ont reconquis un peuple humilié, en lui promettant de lui rendre sa fierté et un minimum de confort matériel.

Résultat de recherche d'images pour "la fin d el'homme rouge"


            Alors que chacun cherchait l’antidote dans la pensée d’un sage philosophe, Fang R. leur confia le secret bien gardé des livres du Serpent à plume : un format poche pour l’emmener partout avec soi et surtout un papier couleur ivoire au toucher délicat d’une fleur de Lotus. La littérature réalise ainsi le mariage du Yin et du Yang, de l’immatériel et du matériel, du sensuel et du cérébral. Une ode à la vie bâtie, comme le Go, sur des règles d’une grande simplicité et sur un infini de territoires possibles. Une antique bénédiction…



Lu D.

Livres partagés

-          La Joueuse de go de Shan Sa (roman ayant servi de trame à ce compte-rendu)
-          L’Empire des dix mille années de Patrice Serres
-          Le Prince tigre de Chen Jiang Hong
-          Le Petit pêcheur et le squelette de Chen Jiang Hong
-          Le Cheval magique de Han Gan de Chen Jiang Hong

-          L’Epopée du roi-singe de Pascal Fauliot

-          Lao Tseu, la voie du Tao
-          Blue de Kiriko Nananan
-     La Fin de l'Homme rouge de Svetlana Alexievitch (une émission sur France Inter ici)
-     Le Serpent à plume n°19 "Papiers Japon" (1993) (ici)