Réunis
autour d’un nouveau thème que tout le monde n’avait pas forcément eu le temps
d’apprivoiser, nous nous sommes une fois de plus rendus compte à quel point il
était riche de s’ouvrir aux lectures des autres. Sortir un peu des sentiers
battus. L’idée d’une « littérature
vagabonde » avait germé dans l’esprit de Gaëlle lors d’une soirée chez
Stéphane. Littérature porte-voix des invisibles, récits des écrivains-voyageurs,
périples intergalactiques ou rêveries de promeneurs plus ou moins solitaires,
les chemins de l’aventure et de l’errance étaient ouverts aux quatre vents pour
cette nouvelle soirée pleine de promesses. Ceci d’autant plus que François
était des nôtres dès le premier verre. Cool. Jusqu’au dernier verre aussi. Yes
he can !
La première piste suivie nous a emmenés du côté
des contes et fictions qui confrontent un personnage romanesque à la nature, au
monde sauvage et à lui-même. Si l’Odyssée peut être considérée comme l’archétype
de la littérature de l’errance, au moins autant que Don Quichotte de
Cervantès et de trois ou quatre autres romans majeurs dont j’ignore encore
l’existence ; c’est en courant après un lièvre que nous avons entrepris
notre premier périple. François ne l’avait pas laissé échapper de sa cuisine,
mais du roman finlandais d’Arto Paasilinna : Le Lièvre de Vatanen.
Dans ce « roman d’humour écologique », nous découvrons un journaliste
qui plaque Helsinki et la civilisation pour suivre un lièvre à travers les
forêts finlandaises jusqu’au cercle polaire. Lâché en pleine nature, ce duo de
choc illustre une renaissance : celle d’un homme découvrant qu’il est
grand temps de vivre et de se révéler à lui-même. Grand succès dans les pays
nordiques, souvent conseillé à la jeunesse, ce livre nous a mis en appétit.
Stéphane nous a proposé un autre vagabondage en compagnie du monde animal avec Le
merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf. Ce classique venu
de Suède fut adapté en dessin animé et diffusé sur les chaînes françaises dans
les années 80. Un gamin de ferme particulièrement méchant avec les animaux est
rétréci par un Tomte, créature du folklore nordique. Il accompagnera une
migration d’oies sauvages sur le dos du jar qu’il maltraitait dans sa ferme.
L’un et l’autre devront s’entraider pour effectuer ce long voyage et respecter
des règles collectives dont ils ignorent tout. Récit initiatique, ce conte pose
aussi la question du moment délicat où l’on doit abandonner le monde de
l’enfance pour prendre sa place parmi les adultes et faire face à ses
responsabilités. Nils grandira et devra vivre parmi les hommes. Mince mon fils
aussi…Delphine en a profité pour nous conseiller L’enfant et les sortilèges
de Maurice Ravel. Geneviève avait l’air de connaître. Hmm. Moi pas du tout. Mon
premier est un livre… mon second est une fantaisie lyrique.
Cette incursion dans le romanesque s’est orientée
vers d’autres pistes que le voyage initiatique. Avec Au sud de la frontière,
à l’ouest du soleil d’Haruki Murakami, Stéphane nous propose cette fois une
errance du sentiment amoureux. Dans ce roman japonais, un jeune garçon, Hajime,
vit une relation amoureuse et sensuelle avant de perdre la jeune fille de vue
en raison d’un déménagement. Alors qu’il est installé dans la vie, il la
retrouve dans son bar une vingtaine d’années plus tard. Son souvenir n’avait
cessé de l’accompagner, et il croyait même l’apercevoir certains jours de
pluie. Murakami nous embarque dans la quête d’absolu de son personnage. Sous un
angle différent, Stéphane H. nous a rappelé au bon souvenir de Robert Heinlein.
Dans Au-delà du crépuscule nous suivons la vie et les amours d’une femme
qui à 100 ans va se voir offrir une seconde jeunesse. Bien que ce récit de SF
permette à Stéphane H. de revenir à la charge sur le thème précédent de la
vieillesse – sur lequel on pourra lire Une vie en plus, la longévité
pourquoi faire ? de J. De Rosnay et J-L Servan-Schreiber – il s’agit
aussi de l’errance d’une héroïne à travers plusieurs univers parallèles. Sa
présentation de Philipp José Farmer, autre auteur de SF, a fait bondir Gaëlle
sur le sexisme de son livre Le Monde du fleuve. La discussion s’est
alors animée sur la place des femmes dans la littérature et sur la SF comme
genre très masculin. Moi qui en était resté au débardeur de Ripley dans Alien
et à Barbarella, j’avoue que je n’ai pas bien compris ce procès
d’intention… Il existe en tout cas une auteure de SF que Stéphane H., fin
spécialiste de littérature de genre, nous conseille : Ursula K. Le Guin.
Son récit Terremer a été porté à l’écran par Goro Miyazaki. Si tous les
chemins mènent aux Miyasaki alors ne nous privons pas ! Pour Rome, nous
verrons plus loin.
La deuxième piste importante que nous avons
empruntée fut celle des récits des aventuriers-voyageurs. Efisio s’est ainsi souvenu
d’un récit de survie à travers la Russie bolchevique et la Mongolie : Bêtes,
hommes et dieux de Ferdynand Ossendowski. Internet m’indique qu’il s’agit
d’un « livre-culte de la littérature d’aventure vécue ». Je ne fais
pas toujours confiance à Internet, mais à Efisio si. Voilà un nouveau livre qui
s’installe dans une file d’attente déjà richement garnie. Restons à l’Est avec
un récit de Sylvain Tesson que François nous recommande : L’axe du loup.
Il s’agit pour l’auteur de parcourir par ses propres moyens l’itinéraire des
évadés du goulag, camps de concentration de la Sibérie où étaient envoyés les
dissidents de l’ère soviétique (toujours d’actualité par ailleurs dans la
Russie de Poutine, demandez aux Pussy Riot). La route ? Russie-Mongolie-Chine-Bhoutan-Inde.
Les références cinématographiques fusent, et Aymé n’est pas le dernier à
sortir la pellicule : Les chemins de la liberté de Peter Weir et Derzou
Ouzala d’Akira Kurosawa. Mon premier
est un livre… mon deuxième est un verre, mon troisième est un film, mon
quatrième est une digression venue de nulle part, et mon tout est un vendredi
soir sur la terre. Bien que Delphine ait tenté d’arracher son livre à toutes
les cases que je lui ai tendues, La vie errante de Maupassant trouvera
parfaitement sa place dans ce tour d’horizon de vagabondages vécus. Delphine
donne la parole à Guy pour mieux nous imprégner de l’œuvre : « J’ai quitté Paris et même la France parce
que la tour Eiffel m’ennuyait ». Nous sommes plongés dans l’exposition
universelle parisienne de 1889 et Guy de Maupassant se fatigue de la modernité
de son temps. Il souhaite retrouver l’art véritable, notamment l’architecture
de la Renaissance et de l’Antiquité. Moi je ne trouve toujours pas ce que l’on
reproche à la Dame de fer, une lointaine cousine du thatchérisme ne peut
qu’inspirer de la sympathie, non ? Bon Maupassant boude, prend son bâton
de pèlerin et s’en va vers l’Italie, la Sicile, l’Algérie, la Tunisie. Europe
du Sud, Afrique du Nord, Orient et… nostalgie des temps anciens ? Non,
nous souffle Delphine, plutôt une confiance inébranlable dans la beauté
éternelle de certains monuments, de la nature et des paysages (pour toi
Stéphane). Finalement une lointaine filiation avec Dominique A qui supplie
comme Maupassant « Rendez-nous la Lumière, rendez-nous la Beauté, le monde était si beau, et nous l’avons gâché… ». La fin du livre invite à une
réflexion sur l’islamisme et l’endoctrinement à l’époque de l’auteur. Pour
Delphine c’est un parallèle saisissant avec ce que nous vivons.
Une piste chaude comme un soleil d’Orient ne
peut pas se dérober aux chasseurs de lectures que nous sommes. Gaëlle a donc
repris le fil de ces carnets de voyage
(avec cette case je joue ma vie, sachez-le) pour nous emmener vers plusieurs
essais et peintures sociales de nos sociétés dites modernes. D’abord avec Jack Kerouac forcément. Comment vous n’avez
jamais lu Kerouac ? Ne vous inquiétez pas moi non plus. Dans L’Homme politique de gauche en voie de
disparition, non pardon erreur de fiche : dans Le Vagabond
américain en voie de disparition, l’un des témoins mythiques de la Beat
generation nous propose une réflexion sur le devenir des vagabonds dans une
société de plus en plus policée, modernisée et corsetée. Kerouac avait vu
juste : il n’y a plus de vagabonds aujourd’hui, il n’y a que des
clochards, des SDF (tiens vous écouterez Leprest) ou des migrants. Des caméras
de surveillance, des murs de barbelés, des camps de réfugiés. Le vagabondage
est une promesse de liberté qui s’est perdue. Ce texte s’accompagne de Grand
voyage en Europe, récit dans lequel l’auteur nous décrit au grès de ses
balades à travers l’Europe et la méditerranée les charmes de Tanger, paysages
de Cézanne, promenades dans Paris, éblouissement devant les brumes de Londres…
Un vibrant plaidoyer pour le droit à l’errance appuyé par des références à
Virgile, Benjamin Franklin ou Walt Withman. Ayant peur que nous mourions de
faim Gaëlle nous a amené La Dame à la camionnette d’Alan Bennett et un
livre de son auteur fétiche, Colum Mc Cann, Les saisons de la nuit. Ce
journaliste et romancier d’origine irlandaise donne la parole aux invisibles, aux
« sans-voix » dans un roman à la forme polyphonique et transhistorique. Je ne
connaissais pas Colum Mc Cann mais la collection 10/18 oui, c’est pourquoi je
me suis dandiné sur mon siège avec l’air de celui qui est « au
parfum ». Sans rire, tout cela dégage des effluves orwelliennes,
londonniennes et kenloachiennes (si si scrabble !) auxquelles il sera
difficile de résister. Puisque vous avez tout lu jusqu’ici vous avez droit à
une petite référence cinématographique (n’insistez pas, une seule) : L’épouvantail
de Jerry Schatzberg avec Gene Hackman et Al Pacino colle parfaitement avec ces
thématiques sociales.
L'épouvantail (extrait)
Efisio n’avait pas choisi précisément un roman
par rapport au thème retenu, mais nous allons voir qu’il ne s’en est pas si
éloigné que cela finalement. Dans Secretum de Rita Monaldi et Francesco
Sorti nous plongeons dans Rome en 1700, année du Jubilé, dans les jupes d’un
abbé, ancien castrat, espion, diplomate et intriguant à la solde de Louis XIV. C’est
dans une ambiance de fêtes, de complots divers et de corruption que nous
assistons au nœud de la succession du trône d’Espagne (Charles II est mourant),
que le pape Innocent XII doit arbitrer. Vieux conflit entre les Hazbourg
(Autriche) et les Bourbons (France) si je ne me suis pas trompé sur la couleur
des maillots… Dans ce roman historique le personnage fictif, bras droit de
l’abbé Atto Mélani, sert de guide au lecteur et se charge de sauver un semblant
de morale. Nous y voilà. S’il s’agit d’errance
ici, c’est de celle de l’Eglise et de la foi. La religion prise dans les
mailles du politique, de l’enrichissement personnel et des passions. Vous voyez
le tableau. Il faut savoir, et je l’apprends avec vous, que le Jubilé est
synonyme d’Année sainte dans l’Eglise catholique romaine. Wikipédia (ouah un
prof sur Wiki,vas-y l’autre !) nous précise chastement que « L'Année
sainte est donc un temps de conversion, de pénitence, de pardon et de rémission
des peines temporelles encourues pour le péché. C'est
aussi, par conséquent, une année de liesse et d'action de grâce. » Le premier Jubilé catholique a eu lieu en 1300, le
dernier en 2016, décrété par le pape François. Efisio nous assure que le roman
se lit d’une traite. Stéphane H. est partant, et se donne pour défi de lire
tous les livres que nous avons présentés pour la prochaine fois. Pour moi qui aie
déjà deux fois reporté la date de retour du roman que j’ai emprunté à la
bibliothèque, ce sera l’extrême onction s’il vous plaît.
Nous
parvenons au terme de ce vagabondage, et il me reste à vous évoquer un article
intitulé Le thème de l’errance chez les Romantiques allemands. Pour une
fois j’avais l’ambition de creuser un peu le thème sur un plan plus théorique,
plutôt que de parler d’un bouquin précis. Il faut avouer que cette
« communication » de Georges Thines à la séance mensuelle du 12
décembre 1987 de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française avait
tout pour déclencher la hola dans le bar de François. D’ailleurs quand Aymé
s’est levé pour reprendre un verre j’y ai cru… J’ai dû être brouillon car je n’avais
pas relu l’article plusieurs fois. Alors je vais le mettre en lien hypertexte (ici) et me contenter de ce passage qui m’a beaucoup plus, car il propose une
définition intéressante de l’errance (p.2) :
« Le voyage est donc à la fois exploration de
l’extériorité et de l’intériorité. L’angoisse n’est plus celle que suscite un
monde inconnu ; c’est celle d’un sujet qui se sonde et découvre en
lui-même des profondeurs ignorées. Comme le voyage intérieur ainsi entrepris
n’a pas de terme assigné, il se transforme bientôt en une recherche sans but,
elle-même génératrice d’une nouvelle incertitude : le voyage prend alors
la forme de l’errance. Celle-ci
constitue un thème majeur chez les Romantiques allemands. Le Wanderer est une figure importante de la
poésie et de la prose de cette époque, il en est même en quelque sorte le
symbole principal. Nous le retrouverons dans la musique [pour toi Delphine si
t’es toujours là], chez Beethoven et chez Schubert en particulier ; nous
le retrouverons aussi dans la peinture d’un Caspar David Friedrich. »
Deux tableaux de Caspar David Friedrich
Si j’ai perdu
quelqu’un c’est que le but est atteint. Je vous laisse errer entre ces lignes
jusqu’à la délivrance du prochain café littéraire.
Raphaël
PS : comme nous promenons avec nous les souvenirs vivaces des différents thèmes abordés par le café littéraire, il nous arrive de retrouver des perles qui viennent naturellement s'ajouter aux colliers et coquillages qui composent nos trésors littéraires. Voici donc quelques ajouts sur le thème de l'errance :
- Anatomie de l'errance de Bruce Chatwin (proposé par François)
PS : comme nous promenons avec nous les souvenirs vivaces des différents thèmes abordés par le café littéraire, il nous arrive de retrouver des perles qui viennent naturellement s'ajouter aux colliers et coquillages qui composent nos trésors littéraires. Voici donc quelques ajouts sur le thème de l'errance :
- Anatomie de l'errance de Bruce Chatwin (proposé par François)