Certaines rencontres prennent
leur temps pour se concrétiser, se préparent patiemment comme les fleurs cachent
les dattes du printemps à venir. Mais une intime certitude murmure en nous
qu’elles se réaliseront tôt ou tard, que nous en goûterons un jour la pleine
saveur. En littérature, ces rencontres recouvrent au moins deux formes
distinctes. Celle d’une œuvre lorsque nous ouvrons l’un de ses opus pour la première fois, et
celle de l’auteur-e en personne si un hasard heureux nous mène jusqu’à lui
(elle). Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’établir un ordre temporel ou
hiérarchique entre les deux.
Le
nom d’Eric Vuillard est d’abord venu à moi avec la photo de couverture d’un
récit récent, alors qu’il avait déjà plusieurs livres à son actif. Pourquoi
laissons-nous filer pendant si longtemps le nom d’un-e auteur-e avant de nous y
accrocher ? Je ne sais pas. Toujours est-il que mon magazine culturel
hebdomadaire m’a mis un jour la couverture de La Tristesse de la terre
(2014) devant les yeux. Cette photo en noir et blanc d’une fière indienne qui
porte au loin son regard frondeur, protégeant du plat de sa main ses yeux du
soleil, ne pouvait qu’aimanter mon attention. Celle-ci fut immédiatement soudée
par le sous-titre : Une histoire de
Buffalo Bill Cody. La lecture de la critique du livre fit le reste en
activant, sans le dire, une vague mémoire cinématographique. Eric Vuillard semblait
marcher dans les pas de Robert Altman et de son film Buffalo Bill et les
Indiens interprété par Paul Newman. Film connu pour son regard acerbe sur
l’exploitation capitaliste des minorités amérindiennes vaincues. Critique du
livre aussitôt découpée, classée (littérature française) et binôme mémorisé
Vuillard-Altman. Un auteur qu’il faudra suivre et lire. Un film qu’il faudra
voir. Un jour.
Voilà donc Eric
Vuillard et La Tristesse de la terre tranquillement installés dans la
file d’attente d’écrivain-e-s (et cinéastes) hébergé-e-s par mon univers
mental. Eric est en bonne compagnie puisqu’il est entouré de Nadine Gordimer,
Mark Twain, Yal Ayerdhal, Bill Douglas, Vassili Grossman, Anna Politkovskaïa et
bien d’autres. Guettant leur véritable naissance dans cette liste en perpétuel
mouvement, je ne doute pas une seconde qu’ils aient beaucoup à se dire…
Des morceaux de nuits et de
brouillards recouvrirent inégalement ma file d’attente, jusqu’au jour où je reçus
une invitation de Murielle Lerestif. Nous sommes en juin 2016 et sa librairie Un fil à la page située à Mordelles fête
ses 10 ans. Plusieurs auteur-e-s sont invité-e-s pour l’événement, dont Eric
Vuillard. J’apprends qu’il est presque un habitué du lieu. Son nom me
grattouille encore la mémoire quand j’entre dans la librairie bondée. Le regard
d’une fière indienne se charge de la mise à jour du logiciel « littérature
française ». Mais comme je n’ai toujours pas ouvert un seul livre de l’auteur,
le spectre de Buffalo Bill Cody me fixe sévèrement en frisant sa moustache. Après
avoir chevauché distraitement autour du petit stand, je me dégonfle. Je n’ose
pas aborder l’auteur en bafouillant : « Bonjour, je n’ai rien lu de vous, mais ce que vous écrivez me plaît beaucoup ». Occasion
incroyablement et stupidement manquée. Je me consolais par une belle discussion
avec Elise Fontenaille à qui je demandais de dédicacer le Blue Book dont
le festival Étonnants Voyageurs et ma collègue documentaliste avaient fait
l’éloge. Auteure chaleureuse que j’avais réussi à aborder en lui disant
simplement « Bonjour, je n’ai rien
lu de vous… ». En attendant Congo. Fin de partie. Je crois que
ce jour là Eric Vuillard était trop grand pour moi. Il était London, Orwell, Kafka,
Hugo et tous les autres réunis. La Littérature faite homme.
Septembre
2016. Rentrée littéraire. Son nouveau récit 14 Juillet (Actes Sud) est
très bien accueilli par la presse. Et sur mon magazine culturel un jeune
émeutier m’invite à me mettre en mouvement. Rejoindre la foule des oubliés de
la Révolution française et provoquer enfin ma rencontre avec Eric Vuillard. Un
mail de Murielle Lerestif invite ses habitués de la librairie à venir l’écouter
le mardi 11 octobre. Bien sûr je n’ai toujours rien lu de lui, certain-e-s
ayant doublé sans vergogne dans la file d’attente. Et le lendemain j’ai cours à
huit heures. Au diable les mauvaises excuses ! J’emprunte Tristesse de
la terre au CDI en espérant obtenir une dédicace pour les lycéens. Arrivé en avance au rendez-vous, je m’assois
pour lire les premières lignes d’un auteur qui ne me quittera plus. Son premier
chapitre sur les dépouilles volées des amérindiens installées sans remord dans
les vitrines des musées est juste. Chapitre de l’écrivain humaniste et engagé
que j’attendais. Eric arrive, s’installe tranquillement à une table avec un
verre d’eau et son nouveau livre. « Ma » libraire lui demande
pourquoi avoir écrit 14 Juillet, et je bois pendant deux heures l’érudition
tout autant que l’engagement d’une voix amie qui a permis à la littérature de
prendre chair.
Que retenir de sa présentation de
14 Juillet ?
D’abord que
selon lui ce livre n’aurait pas pu être écrit il y a vingt ans. A l’époque, les
Révolutions – en particulier la Révolution française de 1789 - et leurs
conséquences étaient regardées par les historiens et les intellectuels d’un œil
critique. L’historien François Furet (1927-1997) concevait par exemple la
Révolution française comme une « matrice » du totalitarisme. Or, le
climat actuel, marqué par la montée des inégalités, leur contestation (Occupy
Wall Street aux Etats-Unis, Les indignés, le mouvement Nuit Debout contre la
loi travail en France) et surtout les défaillances réitérées de nos démocraties
représentatives, se prête beaucoup plus à ce retour vers les idéaux
révolutionnaires. Bien sûr, nous dit-il, son choix aurait pu se porter vers
d’autres épisodes révolutionnaires (1830, 1848, 1870), mais il insiste sur deux
points. Le premier est qu’une œuvre littéraire ne surgit pas du néant. Elle
vient mettre en relief un intérêt jamais démenti pour l’Histoire de France, et
en particulier pour la geste de 1789 que Jules Michelet a su si bien raconter à
l’adolescent qu’était Eric Vuillard. Le second est que dans une période à
l’utopie moribonde il n’est pas superflus de choisir une Révolution ayant porté
ses fruits (l’abolition des privilèges, l’avènement de la 1ère
République, la DDHC) et s’étant répandue comme une trainée de poudre dans tous
les pays d’Europe.
L’auditoire
attentif apprend également que le 14 Juillet 1789 établit une double rupture
dans l’Histoire. Une première rupture politique bien identifiée avec un
basculement de la Monarchie d’Ancien Régime vers une longue marche chaotique
vers la démocratie, et une seconde rupture affectant la littérature elle-même. Car
si les auteurs contemporains prétendent écrire pour eux-mêmes, Eric Vuillard
estime qu’il n’en est rien. Avant 1789 seule une petite minorité de personnes
prend la plume, et elle le fait pour une autre minorité également lettrée. Ces
personnes ne vivent pas des ventes de leurs livres, elles dépendent des
subsides du Roi ou vivent des privilèges de la noblesse. Ceci s’applique autant
aux Mémoires du Cardinal de Retz qu’aux œuvres de Racine. Ecrire n’est donc pas
un métier tel qu’on peut le concevoir aujourd’hui. Après la Révolution, la
littérature connaît un double mouvement d’émancipation : elle peut se
saisir du réel, du destin des petites gens (le roman balzacien du XIXe)
et se libérer de l’emprise du pouvoir. L’auteur écrit désormais pour un public
qui le fera vivre en achetant ses livres.
Alors pourquoi
aussi peu d’œuvres littéraires sur la prise de la Bastille ? Parce que les
historiens avaient tout dit ? Pas vraiment. Plutôt parce que 1789 est
aussi l’émergence de la foule dans la modernité. Cette foule dangereuse,
impétueuse et imprévisible qui effraye tant les possédants. Etonnant d’ailleurs
que notre fête nationale ait choisi de la célébrer. Traduire cette multitude en
action modifie considérablement le travail de l’écrivain. Plutôt que d’attacher
le lecteur à une poignée de personnages bien campés, il faut s’emparer de
l’anonymat de la foule. Tout en maintenant l’intérêt du récit. La discussion
s’ouvre alors sur le style d’Eric Vuillard et sur son travail de recherche. Une
longue immersion dans les archives, dans la lecture des
« relations », témoignages des contemporains de l’évènement, permet
de jouer sur la litanie des métiers. C’est d’ailleurs ce passage que l’auteur
nous fit le plaisir de lire. La richesse du vocabulaire est soulignée par
Murielle Lerestif et par ceux et celles qui ont lu 14 Juillet. « Crapoter
sa chopine » est ainsi expliqué par l’auteur comme un dérivé de
l’expression décrivant les premières et maladroites bouffées de cigarettes des
adolescents. Des noms de métiers s’accumulent avec parfois des néologismes qui
passent inaperçus, mais « sonnent » comme il faut. De toute façon
Eric Vuillard écrit « son » 14 Juillet avec l’honnêteté du
« Je », sans se dissimuler derrière le procédé du narrateur
omniscient très contestable à ses yeux. Il peut ainsi tenir à la fois une
« vérité » historique (l’épisode de la prise de la Bastille par
Thuriot chez Michelet trompe par son lyrisme), faire œuvre littéraire et
surtout conduire une réflexion politique entre passé et présent (les
inégalités, les dérives de la finance notamment). Tout cela avec une discrète
dose d’humour qui emporte le morceau.
Songeant à la
pièce de Frédéric Lordon, D’un retournement l’autre (Seuil, 2011), et à
son dénouement révolutionnaire, je demande à Eric Vuillard si notre [mon]
adhésion à l’idéal de 1789 et nos [mes] aspirations réelles à provoquer une
Révolution sont conciliables. Réflexion inspirée de celle de Raymond Aron sur
la perte des biens et sur l’horreur du sang qui seraient au fondement du
conservatisme des démocraties représentatives. Pour le dire simplement, ne
sommes-nous [suis-je] pas encore trop gras pour accepter les aléas d’un coup de
dés révolutionnaire ? Encore trop loin du cri munchéen du jeune marchand
ambulant tunisien qui s’immole en décembre 2010 et déclenche la vague des
printemps arabes ? L’honnêteté et la lucidité de la réponse ne me déçurent
pas. Comme moi Eric Vuillard ne se sent pas spécialement l’âme violente d’un
émeutier. Mais il connaît l’Histoire et en souligne deux éléments. D’une part
le sang qui coule dans ces éruptions de violence est d’abord et avant tout
celui du peuple. Cela, même la tête du gouverneur de la Bastille posée sur un
pique ne saurait le faire oublier. D’autre part, la liberté et le progrès
social furent toujours obtenus en mettant une énorme pression sur le pouvoir.
De la Grande Peur des insurrections paysannes de 1789 aux grandes grèves
ouvrières de 1936 et à ce fameux printemps arabe tunisien. Conflit social et
changement social sont donc inexorablement liés.
Il me restait
un dernier pas à faire pour parachever ma rencontre avec Eric Vuillard. Lui
demander une dédicace de La Tristesse de la terre, livre qui n’était ni
d’actualité, ni acheté le soir même puisqu’emprunté au CDI du lycée. Croyez-vous qu’il en fit la moindre
remarque ? Non, et je le savais intimement depuis que le regard de cette
indienne avait fait de moi leur prisonnier. Dans cette modeste et géniale librairie
de Mordelles, là où d’autres auteur-e-s ne mettront pas le pied, une simple et
chaleureuse discussion pouvait s’animer autour de l’auteur, d’une poignée de
lecteurs ayant oublié leurs inhibitions et de l’ombre tutélaire de Jack
London qui évoquait Le Peuple d’en bas.
Merci
à Murielle Lerestif et l’équipe de la
librairie Un fil à la page
à Eric Vuillard et à son indienne
au regard fier et frondeur
Raphaël
Pour aller + loin :
- On peut écouter Eric Vuillard parler de son livre 14 Juillet sur France Culture, dans l'émission Paso Doble du 5 septembre 2016 (ici)
- Toujours sur France Culture, le début de l'émission La Fabrique de l'Histoire du 2 sept. 2016 évoque dans une table ronde le récit d'E. Vuillard (ici)
Pour aller + loin :
- On peut écouter Eric Vuillard parler de son livre 14 Juillet sur France Culture, dans l'émission Paso Doble du 5 septembre 2016 (ici)
- Toujours sur France Culture, le début de l'émission La Fabrique de l'Histoire du 2 sept. 2016 évoque dans une table ronde le récit d'E. Vuillard (ici)