Découvert sur mon disc dur en
activant un logiciel de récup de fichiers cet après-midi. Il peut se réveiller
à tt instant. Je ne sais pas ce qu’il peut me faire. J’ai peur. Ma tête me lance.
C’est lui. Je poste tout ça sur le blog… Il faut vous sachiez. Ne peux pas vs
en écrir davantage, n’aimême pas pris le temps de lire jusqu’au bout…
Compte rendu n°125-ZT [Zone Terre]
Dimanche 6 novembre. 1h07. [notice d’identification
du temps de leur « calendrier »]
Leur
lait au miel est infect, mais cela me permet de le garder encore un peu à ma
disposition avant qu’il ne s’éteigne de nouveau pour quelques heures. Ces
créatures sont décidément bien fragiles.
Cela fait maintenant trois semaines de leur temps
terrien que je me suis fondu parmi eux. Je vous écris de son bureau, tard dans
la nuit. Sa famille endormie, je ne devrais pas être dérangé… Je préfère utiliser
leur écriture, au cas où l’on me surprendrait (vous utiliserez les premières
pages des dictionnaires que je vous ai envoyées pour traduire). Il y a quelques
jours leur fils s’est réveillé tôt. Je ne l’avais pas entendu descendre
l’escalier. J’ai juste eu le temps de fermer le fichier, mais que leurs
machines sont lentes ! Nos symboles et caractères inconnus ici n’auraient
pas manqué d’attirer son attention. Je me suis installé dans le cerveau de mon
hôte, juste à la lisière de son état de conscience. Je ne dois pas m’approcher
davantage de cette zone critique. Les tentatives précédentes ont déclenché des
crises de folie chez les sujets retenus. Il est étonnant comme certains de
leurs peintres ont su retranscrire cela. Mais je me tiens au plus près de ses
principales zones neuronales, comme j’y ai été préparé, pour le mettre sous
contrôle lorsque j’en ai besoin (vous écrire, effectuer des copies,
protéger mon identité).
La formation dont j’ai bénéficié pendant sept de nos
périodes glaciaires n’est pas superflue tant leurs modes de communication,
leurs comportements, leurs systèmes culturels sont complexes. C’est une espèce
très créative, mais elle peut aussi sombrer dans une violence inouïe et difficilement
compréhensible. Je laisse cependant cette analyse aux autres cellules
spécialisées sur la question. Je me recentre sur l’état de leurs connaissances
scientifiques, artistiques et littéraires comme vous me l’avez demandé. Et sur
ce qu’ils pourraient savoir de nous.
J’ai déjà pu vous télétransmettre des comptes rendus
de mes visites de ce qu’ils appellent des « bibliothèques » ou des « musées ». Leurs récents (mais ridicules) progrès dans le
numérique me facilitent la tâche. Depuis quelques jours j’ai découvert un
espace d’échanges d’une autre nature qu’ils nomment « café-littéraire ». L’enveloppe humaine masculine choisie m’a
permis de pénétrer l’un de ces cercles, fréquenté par une poignée de personnes.
D’après mes premières informations, il semble qu’il en existe d’autres dans
plusieurs de leurs villes. A vérifier avec les rapports des autres cellules.
4
novembre. « Vendredi ». Le cinquième jour de leur semaine, met fin pour
une partie d’entre eux au temps consacré à la production. Je me demande
d’ailleurs pourquoi nous prêtons tant d’intérêt à une race qui passe encore tout
ce temps au travail… Mais je m’égare. Plusieurs de ces humains se sont donc
retrouvés à la nuit tombée dans un lieu qui ressemble à un point de rencontre.
Des boissons sont versées, ou plutôt servies. Le liquide que j’ai bu était
rouge et soyeux – du « vin »
je crois. Rouge comme leur sang, mais cela n’a pas le même goût. On y écoute
des sons organisés, fabriqués et traversant l’air. « Musique ». « Jazz ».
Le groupe n’était pas au complet ce soir là. Il manquait une femme, Geneviève,
et deux hommes, Aimé et Tristan. Je crois savoir par d’autres contacts que l’enveloppe
du prénommé Tristan est utilisée pour une autre de nos missions. Ils commencent
d’ailleurs à s’inquiéter de ses absences répétées. Leur thème de discussion
portait sur « les créatures
fantastiques, les sorciers, et sorcières, les démons ». Ce sont
apparemment des croyances ou histoires qu’ils inventent (ou croient avoir
inventées) pour créer une émotion curieuse : « la peur ». Je ne peux pas vous la définir. Je me suis mis en
veille de degré 1 pendant leurs échanges ; je pouvais ainsi enregistrer
leurs propos tout en rendant une relative liberté à mon enveloppe chargée de la
prise de notes. Ce que vous allez lire vous inquiétera sûrement. J’ai même
failli déclencher une névrose collective violente par son intermédiaire quand
l’une d’entre eux s’est mise à évoquer les sorcières de Salem. Heureusement
pour nous – pour eux surtout – ils n’y ont pas cru. J’ai opté pour une solution
plus discrète.
Dimanche 6 novembre. 6h43.
Je poursuis mon rapport là où j’ai été contraint de l’arrêter.
Leur « chatte » (sorte
d’animal de compagnie doté de perceptions différentes) me regardait bizarrement
et je n’ai pas voulu la supprimer maintenant. Peut-être le faudra-t-il. Pour
l’instant les croquettes suffisent. De toute façon mon habitacle piquait
sévèrement du nez et les stimulations
chimiques n’y pouvaient plus rien. Je l’ai laissé dormir cinq heures.
Je reprends. Leur « café-littéraire » a débuté avec un roman américain (première
puissance économique et militaire, ayant une forte emprise culturelle sur leur
monde) de John Updike. Les Sorcières
d’Eastwick (1984). Un certain Stéphane H. leur évoque sa lecture en cours. [Note de sécurité de niveau 2A : corps inhabité selon un rapide scanner : aucune
présence d’entité supérieure]. Ce livre
nous informe sur les relations hommes-femmes de leur espèce. Relations de
domination, et relations « sexuelles »
(la façon brève et intense dont ils branchent leurs circuits pour se régénérer
semble-t-il, mais je crois surtout pour oublier un instant leur piètre
condition de mortels). Nous sommes dans l’Amérique des années 70 de leur XXe
siècle. Le récit se découpe en trois parties : I. La bande II. Maléfices
III. « Remords »
(signification inconnue). Dans la première partie, nous faisons la connaissance
de trois femmes (une « sculptrice »,
une « violoncelliste », une
« journaliste ») qui
découvrent leurs véritables pouvoirs occultes au moment où elles divorcent de
leurs maris. Elles les font disparaître au monde tout en les conservant chez
elles sous une forme dénaturée, invisibilisée. Comme si elles cherchaient à inverser
les positions de domination masculine et de soumission féminine. Epoque où les
terriens connaissent un mouvement d’émancipation des femmes, le « féminisme ». Des écrivaines de ce
mouvement ont d’ailleurs voulu réécrire l’histoire des « sorcières » du Moyen-âge pour
montrer comment elles furent pourchassées par les hommes d’Eglise et de Science
pour s’approprier leurs savoirs. Epoque aussi où s’enclenche leur soif de
domination de la Nature. Discussion animée entre Stéphane L. [NS-2A : corps
inhabité] et Efisio [NS-1C :
italien
plus âgé, grande expérience, des doutes sur la présence cachée d’un membre de la guilde d'Orion] autour de la maîtrise de la
science, des guérisseuses, du chamanisme, des initiés d’Egypte [NS-3C : jusqu’où savent-ils ?]. Retour au roman. John Updike nous fait pénétrer la
condition féminine. Le sexe par la recherche de nombreux amants et leur psyché
par des pages d’introspection. Leur petite vie s’emballe quand un étrange
individu vient s’installer dans un manoir isolé. Van Horne, l’incarnation du
malin (entendez « le diable »
dans leur mythologie religieuse). Stéphane L. fait le rapprochement avec ce
qu’ils appellent « le cinéma »
(activité encore inconnue qui déclenche chez mon hôte une soudaine palpitation
du cœur, pourquoi ?). Le livre fût adapté par George Miller en 1987 avec
quelques-un-e-s de leurs acteurs-actrices célèbres (Jack Nicholson, Michelle
Pfeiffer, Susan Sarandon) et une chanteuse disparue, Cher… Mais la subversion
du roman a disparu derrière l’inoffensif divertissement de leur industrie
« hollywoodienne ». Je retrouve
dans cette façon qu’ont les terriens de corrompre certaines de leurs grandes œuvres
une possible intervention de nos équipes d’affadissement. Stéphane H. n’ayant
pas fini sa lecture je n’en apprendrai pas plus sur ce roman que je classe en priorité de niveau A.
[NS-2C. Stéphane L. s’est éclipsé plus tôt
qu’à l’accoutumée, si j’ai bien compris leur mode de fonctionnement. Rien
d’exceptionnel, mais j’ai organisé une brève surveillance par prudence. Mon
hôte lui a proposé d’aller au cinéma le samedi soir. J’avoue que j’avais hâte
de découvrir cela, d’autant qu’une grande quantité d’humains s’était donnée
rendez-vous au même endroit, à la même heure. Ces deux-là furent cependant
déçus, les places pour leur film d’un certain Ken Le Rouge ( ?) ont été
prises d’assaut. La soirée qui s’ensuivit chez Stéphane L. ne révéla rien
d’anormal – confirmation d’un corps inhabité. J’ai failli me faire repérer en
faisant dysfonctionner ses outils informatiques].
Lundi 7 novembre. 23h48.
J’ai dû lui rendre son corps et sa volonté pour qu’il
réponde à ses obligations familiales et professionnelles. Je ne dois pas trop
le monopoliser. D’une part cela l’épuise, et d’autre part ses proches estiment
qu’il passe beaucoup trop de temps dans son bureau. Je dois préserver ses
facultés pour finir cette mission et ne pas éveiller les soupçons. Heureusement
que son travail d’enseignant m’offre de nombreuses occasions de l’isoler.
[Note :
Le rattrapage de leur film quelques heures plus tôt ce lundi soir ne
m’éclaircit pas davantage sur ce qu’ils recherchent dans ces salles obscures.
Nouvelle religion ? Epuisement psychique anormal de mon hôte en quittant
la séance. Quoique. Une étrange lumière… Dossier d’enquête à confier aux
cellules compétentes.]
Je reprends. Celle qu’ils appellent Gaëlle a pris la
suite de Stéphane H. [NS-2A : corps a priori inhabité. J’écris "a
priori", car je n’ai pas totalement achevé son scan. Ses cheveux « mouillés » par le contact de
l’ « eau » - élément
liquide au cœur de toute vie sur cette planète - m’intriguaient. Elle revenait
d’un lieu humide où les humains passent leur « temps » à nager. Où ce « temps » s’écoule différemment, mesuré pourtant par les mêmes
horloges aux aiguilles obstinées. C’est quoi « mouillé » ? J’aurai aimé toucher ses cheveux, mais j’ai
retenu ce geste déplacé qui aurait immanquablement attiré l’attention sur moi.
Je suis resté prudemment en mode veille, attentif à la présentation du roman
qu’elle avait amené. Je trouverai une autre occasion de certifier sa fiche de sécurité
FS-1984]. Sur une couverture très colorée, un couple qui « danse ». En attendant Bojangles
(2016) d’Olivier Bourdeault. Roman
paru aux éditions Finitude. Sens de l’humour ou lucidité désespérée sur leur
condition ? Cette race entre brutalité et raffinement, entre barbarie et
civilisation me laisse perplexe. Surtout lorsque les peuples les plus avancés
dans la « culture » créent
de toute pièce une industrie de la mort ou
lancent des bombes nucléaires sur des populations civiles. D’où naît
cette pulsion de mort ? Mes congénères d’un soir semblent aussi perdus que
moi… Sauf peut-être Efisio, convaincu que bien et mal, vie et mort, culture et
violence sont les couples inséparables de leur existence. Qui est « Janus » ? Revenons à ce livre,
car malgré tout ils y tiennent au miracle de leur littérature. Inspiré d’une
histoire vraie, ce roman fait le portrait d’une véritable fée du quotidien. Une
femme fantasque, plus éprise de « poésie »
( signification inconnue) que de sens pratique. Incapable de se plier aux
conventions. Elle rencontre celui qui deviendra son mari lors d’une soirée où
il accapare l’attention. Ses incroyables histoires travestissent la réalité
comme un vol de flamands roses provoque en eux l’émerveillement. Mais sous
l’effet de l’alcool, les mensonges se dévoilent et le couple complice s’échappe
en laissant derrière lui un parfum de scandale. Se marient aussitôt dans une
« Eglise » (lieu de culte
désormais remplacé par d’autres temples marchands) pour ne plus se quitter. Dès
lors, cette femme ne cessera plus de mettre toute la magie possible au service
de leur « amour » (sentiment
étrange d’attachement aux êtres), de leur famille. Leur enfant, petit narrateur
de 9 ans nous confiant leur histoire – assortie d’extraits du journal de son
père - sera déscolarisé d’un système éducatif bien trop sclérosé pour eux.
Ayant trouvé une combine leur rapportant de quoi vivre sans travailler, ce trio
vit dans une fête perpétuelle. Et quand cet « amour » s’essouffle, la voix d’une diva noire redonne la
touche de « poésie » et de
magie nécessaire. L’individu Gaëlle ne dévoilera pas la fin d’une histoire qui
semble prendre une direction plus tragique. Ils ont soudainement porté une
attention toute particulière au mot « chimère »
du quatrième de couverture, sans que je comprenne pourquoi.
Une dénommée Delphine les a rejoints en cours de
réunion [NS-2A : corps inhabité, mais vibrant de mélodies et
de rythmiques en fusion. Phénomène en attente d’analyses plus approfondies]. Elle annonce n’avoir rien eu le temps de lire, mais
d’avoir pris conscience de la proximité du thème avec sa passion pour la
musique. Cela m’arrange d’avoir une autre ouverture que la littérature sur
leurs pratiques artistiques. Selon elle, le diptyque du bien et du mal
s’enracine profondément dans les œuvres lyriques, les « opéras » ou « ballets ». Elle fait référence à la
Flûte enchantée d’un certain Mozart,
où la Reine de la nuit étale sa puissance et sa grâce. Mais aussi au Sacre
du printemps et à L’oiseau de feu d’Igor Stravinsky. Rompant
avec leur période du romantisme (XIXe siècle de leur calendrier)
marquée par les compositions de F.
Chopin ou de F. List, ce
compositeur russe introduit une musique saccadée source d’envoûtement et de
transe. Il l’associa si bien aux puissances maléfiques qu’il en déstabilisa les
premiers spectateurs de ses ballets. Au début je ne percevais pas certains de
leurs sons et je m’étonnais de l’importance accordée à ces vocalises. Mais plus
je me familiarise avec les œuvres évoquées, plus je perçois le mélange de
« joie » et de « mélancolie » s’emparant de leurs
« âmes ». Pardonnez-moi ce
jargon que je ne peux expliquer par leurs faibles mots. Seule l’écoute des
bandes audio associées à mon rapport vous en donnera peut-être l’idée, le
ressenti. Des photos de ces ballets… et encore il manque l’essentiel, le
mouvement…
Gaëlle a rebondi sur l’intervention de Delphine pour
évoquer le souvenir d’un livre d’une pianiste célèbre, Hélène Grimaud. Dans Retour à Salem (2013), elle imbrique
des éléments du réel avec de nombreux aspects fantastiques. Et en profite pour
proposer un vibrant plaidoyer contre l’exploitation de leur « Nature ». Lors d’un séjour à Hambourg,
H. Grimaud déniche de vieilles lettres et partitions dans une petite boutique
d’antiquités. Elle découvre que ces documents sont l’œuvre d’un de ses
compositeurs fétiches, J. Brahms
(XIXe siècle) et demande à l’un de ses amis allemands de les
traduire. Ce texte l’envoie sur la trace d’un lieu originel, hanté par le mal.
Elle essaiera de retrouver ce lieu mythique, à l’aide d’une mystérieuse petite
clé d’or, ce qui la conduira aux condamnations des sorcières de Salem (1692,
Etats-Unis, Massachussets). Dans ce récit aux multiples tiroirs, H. Grimaud
croise sa passion pour les loups, pour la musique, raconte les relations de
Brahms avec le couple Schubert, sonde le
mal qui est en l’homme et le traque jusque dans les épidémies mondiales. Le
souffle du récit jailli des souvenirs de la dénommée Gaëlle emporte son
auditoire. La musicienne du groupe qui avait lu Variations sauvages de
la même auteure se montre très intéressée.
A ce moment de leur soirée j’hésite à intervenir. Vont-ils comprendre qu’ils détiennent là les
pièces d’un puzzle en train de s’assembler sous leurs yeux ? 1692,
Massassuchets. L’une de nos premières incursions dans leur système solaire. Ces
femmes avaient décelé notre présence. Mais nous n’avons jamais su comment. Diable.
Nous pensions que leur élimination avait fui leurs médiocres mémoires d’humains.
Mais nombre de leurs œuvres artistiques s’obstinent à ne pas laisser sombrer
dans les abysses de l’oubli les pires moments de leur histoire. Dont nous
n’avons été que très rarement responsables d’ailleurs. Ils ont su pleinement démontrer
leur barbarie dans bien des circonstances. Saint-Barthélemy, massacre des
amérindiens, traites négrières, crimes de la colonisation, génocide arménien, purges
staliniennes, Shoah, Hiroshima, Nagasaki, Khmers rouges, Rwanda, Sarajevo, etc.
Joli musée. Liste non exhaustive bien sûr. Qui s’allonge de bien belle manière
depuis ce 11 septembre 2001. Ce qui a motivé cette nouvelle mission. Mais nous
connaissons tout cela.
Mardi 8 novembre. 3h40.
Je profite d’une insomnie de mon hôte pour achever mon
rapport. Cette élection à l’autre bout de la planète le préoccupe. Mais sa fin
approche. Que pourrait-il regretter de toute façon ? Ce « jazz », ce « cinéma », cette « littérature » ? Ou cette
étonnante lumière ?
A
peine sorti du récit d’H. Grimaud, j’en étais
encore à mes hésitations - entre le respect scrupuleux des procédures de
sécurité et l’attente d’une appréciation plus fine de la situation - quand sa
bouche prononça les deux syllabes de mon nom. Horla. Stupéfaction. Mon
enveloppe en apparence inoffensive (indice de développement 157/1000 sur
l’échelle d’Antaras) était en train d’évoquer la nouvelle du XIXe
siècle de cette comète Maupassant. A
peine eu le temps de déclencher l’enregistrement de sa lecture :
A présent, je sais, je
devine. Le règne de l’homme est fini.
Il est venu, Celui que redoutaient les
premières terreurs des peuples naïfs, Celui qu’exorcisaient les prêtres
inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir
apparaître encore, à qui les pressentiments des maîtres passagers du monde
prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits,
des génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions de
l’épouvante primitive, des hommes plus perspicaces l’ont pressenti plus
clairement. Mesmer l’avait deviné et les médecins, depuis dix ans déjà, ont
découvert, d’une façon précise, la nature de sa puissance avant qu’il l’eût
exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la
domination d’un mystérieux vouloir sur
l’âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme,
suggestion… que sais-je ? Je les ai vus s’amuser comme des enfants
imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à
l’homme ! Il est venu, le… le… comment se nomme-t-il… le… il me semble
qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas… le… oui… il le crie… J’écoute…
je ne peux pas… répète… le… Horla… J’ai entendu… le Horla… c’est lui… le Horla…
il est venu !...
[
NS-1AAA :
cette fois il ne me laisse plus le choix. Deux cent ans après les sorcières de
Salem nous avions dû provoquer l’internement de ce dangereux Maupassant.
Janvier 1892… son suicide avait échoué de peu à cause de l’intervention
malheureuse de son domestique qui avait enlevé les vraies balles du pistolet. L’imbécile.
Je l’ai laissé quitter ses ami-e-s. J’interviendrai dans quelques jours. Un
accident de voiture. Comme il y en tant. Personne ne fera le rapprochement.
Heureusement plus aucun humain ou presque ne connaît ce nom. Reste quelques
feuilletons télévisés que nos cellules d’affadissement ont judicieusement
encouragés. Je vous enverrai mon prochain rapport dès que j’aurais trouvé
refuge dans une nouvelle enveloppe. Le milliardaire aux cheveux d’or de la
télévision américaine me plaît beaucoup…]
L’italien a conclu leur réunion
par deux conseils de lecture qui lui tenaient à cœur. L’enfant de sable
de Tahar Ben Jelloun et Les Yeux
ouverts de Marguerite Yourcenar.
Les Yeux ouverts… La façon qu’il avait de regarder mon hôte lorsqu’il l’a
reconduit chez lui m’inquiète. [NS-1A : s’assurer rapidement qu’ils ne
m’ont pas suivi jusqu’ici…]