Après la
dernière chanson de Kensington Square,
la voix de Mathieu Amalric nous murmure que l’album fut préparé en 2003 près de
Lille et enregistré à Paris en janvier 2004. Pour son second album, Vincent Delerm, né le 31 août 1976
à Evreux, a alors 27 ans.
La chanson
générationnelle qui ouvre l’album –
Les filles de 1973 ont trente ans [en 2003] – n’est donc pas (tout à fait)
autobiographique comme on pourrait le croire de prime abord. Peu importe, dès
lors que les existences fictives d’Estelle Gallois, Katia Boucage, Sandrine
Leprince et les autres, parviennent jusqu’à nous dans une profonde intimité. Il
est intéressant de lister les références convoquées par Delerm pour leur donner
corps. Le cinéma -
Rain Man (1989) avec Tom Cruise et Dustin Hoffman, la
musique du
Grand bleu (1988) d’Eric Serra -, l’histoire du monde révolue
ou en mouvement - la mémoire de Che Guevara, l’apartheid en Afrique du Sud
(libération de Nelson Mandela en 1990) -, l’aide humanitaire en Ethiopie et en
Somalie, les deuils (la mort de Daniel Balavoine en janvier 1986 sur le
Paris-Dakar) et bien sûr la mode
adolescente des bandanas aux bracelets brésiliens en passant par les baskets Reebok
de Rosanna Arquette (actrice du Grand bleu également).
Au moment de
ces évènements, les filles de 1973 qui « fusillaient au blanco les tables du lycée Carnot » ont donc
entre 15 et 18 ans environ. Quelle est alors la place de la littérature dans
cette chanson ? Et dans leur vie ? Aucune apparemment. Nul écrivain
ou œuvre littéraire majeure pour esquisser l’identité d’une génération, notion
que le sociologue Karl Mannheim définissait comme une « classe d’âge » transposant ainsi la
notion de classe sociale de Karl Marx. Pour ne pas la réduire à sa dimension
biologique héritée de l’approche positiviste, il considérait que les
générations devaient être historiquement, spatialement et socialement
définies ; en particulier parce qu’une classe d’âge d’une époque, d’une
région et d’un milieu donné se caractérise par un horizon partagé, une potentialité
commune. Une génération se forme définitivement lorsque cette « situation de génération »
(potentialité) se concrétise par un événement partagé (« ensemble générationnel ») et
s’enracine dans un groupe concret à l’intérieur de cette génération
(« l’unité de génération »). Or à l’adolescence la littérature ne
constitue pas un bien culturel capable de souder le groupe des pairs. En tout
cas pas pour les filles de 1973 et les adolescent-e-s de la fin des années 80.
On peut par contre se demander si la « littérature politique » de la
fin des années 60 (liée à mai 68) ou d’une autre manière le phénomène Harry
Potter (associant littérature jeunesse et cinéma) ne seraient pas en capacité
de forger un repère culturel majeur d’une génération.
C’est fou ce
qu’une chanson (bien écrite) soulève comme réflexions quand on prend le temps
de creuser un peu sans avoir pris la peine de délimiter le périmètre de ses
fouilles… Les trois livres précédents n’ont pas eu l’honneur d’être cités dans le deuxième
titre de l’album –
Le quatrième de couverture – chanson cette fois 100% consacrée à l’univers littéraire. Je
me souviens l’avoir partagée au Noël 2004 avec mon beau-père, et d’avoir
éprouvé avec bonheur sa capacité à rapprocher… les générations. Très attentif
au texte, ce fin connaisseur de Paris m’avait précisé que «
le Quai des Grands Augustins »,
évoqué dans le premier couplet, se trouve sur la fameuse Rive gauche des
artistes et intellectuels, à quelques pas de l’appartement place Dauphine (sur
l’île de la Cité) où habitaient Yves Montand et Simone Signoret. Clin d’œil
implicite au premier livre de la chanson, pris sur «
l’étalage d’un bouquiniste », à savoir «
une biographie de Signoret ». Il
n’est évidemment pas question ici de lister tous les livres cités dans le texte
de Delerm. On y croise d’ailleurs plus d’auteurs (
Boris Vian,
Tristan Corbière,
Sempé),
que de titres d’œuvres. Pour ceux qui ne connaîtraient pas la chanson, je
rappellerai juste qu’il s’agit d’un jeu de séduction entre un homme et une
femme déambulant parmi les bouquinistes du quai de Seine. Fixer son attention
sur un quatrième de couverture, en délaisser un autre, crée une complicité
tacite entre les deux inconnus ou au contraire une distance irrémédiable :
300 pages sur la guerre d'Espagne
Le genre de chose qui nous éloigne
Un vieux Sempé en Livre de poche
Le genre de truc qui nous rapproche
Guide du Routard du Sri Lanka
Dieu soit loué, on ne se connaît pas.
Hitchcock-Truffaut : les "Entretiens"
Nous avons tant de choses en commun…
On
remarquera tout au long de la chanson l’amour inconditionnel de Vincent Delerm
pour le cinéma, allant d’un storyboard de Fellini, « le genre de truc qui vous fait lever la nuit », au fameux
Hitchcock book de l’un des auteurs clefs de la Nouvelle vague, courant
cinématographique amoureux des femmes et des livres (les femmes chez le maestro
italien, ce n’est pas non plus une mince affaire). C’est sans doute pour cela
que j’aime autant cet artiste, depuis Fanny
Ardant et moi.
Anna Karina dans Une est une femme (1960) et Alphaville
(1965) de J-L. Godard
Si Une femme est une femme et qu’Un livre est un livre (admettons), alors
une femme absorbée par la lecture d’un livre est sûrement la plus belle preuve
que Dieu, peu importe la religion du livre, créa la femme… Pour l’égérie de
Godard, cela ne fait aucun doute.
Quand j’écoute
en 2004
Le baiser Modiano dans un
appartement angevin je ne connais absolument pas l’auteur de
Villa triste,
prix Goncourt en 1978 pour
Rue des boutiques obscures et Nobel de
littérature en 2014. Si je perçois bien à l’atmosphère de la chanson qu’il
s’agit d’une personne célèbre, je tâtonne. Connaissant Delerm, je suppose un
peintre, un photographe ou un écrivain. Lorsqu’une rapide enquête me conduit à
Patrick Modiano,
c’est avec délice et un frisson dans le dos que je découvre le titre du roman
sorti la même année :
Accident nocturne (2003). Pour décrire un
baiser sous la pluie, magnifié par «
l’ombre
chinoise de Modiano », je crois qu’il n’y a pas mieux. A part
peut-être
La Place de l’étoile (1968),
La Ronde de nuit (1969) ou
Voyage de Noces (1990), cité dans la chanson, si ces titres n’abritaient
pas des romans profondément marqués par l’Histoire de la Shoah et de la Seconde
guerre mondiale.
Et le baiser qui a suivi
Sous les réverbères, sous la pluie
Devant les grilles du square Carpeaux
Je l’appelle Patrick Modiano
Quand Delerm
se hisse sur la pointe des pieds à la hauteur de Klimt ou de Doisneau, il n’y a
plus qu’à savourer, en espérant que la vie nous offre encore une fois de tels baisers,
jaunes et ocres, noirs et blancs ou couleur modiano. L’atmosphère de la chanson
se veut fidèle à l’écriture romanesque de l’écrivain. Pour boucler la boucle, précisons
que Modiano lui-même a composé dans sa vie plusieurs chansons, dont certaines
sont parues en album (Fonds de tiroir
- 1967).
Au-delà de
cette valse – trop facile - des titres de romans de Modiano, et de ces remarques
très générales, cette chanson de Delerm m’a conduit par la main jusqu’à Dora
Bruder (1995). Ce texte n’est pas un roman (il fait suite par contre à Voyage
de noces, roman qui tentait d’exorciser le sujet). Par sa transcription
d’une minutieuse recherche dans Paris d’une jeune fille juive disparue dans les
affres de l’histoire, il constitue une indispensable découverte que je dois à
Delerm. Riche de ça. Une relecture serait d’ailleurs la bienvenue…
Dora Bruder (1926-1942)
Le neuvième et
avant dernier titre de ce bel album nous
offre, en musique, une dernière halte littéraire ; cette fois au sein des
sciences sociales. Dans
Deutsche Grammophon, du nom d’une société d’édition de disques de musique classique,
Delerm fait le portrait d’une enseignante mélomane qui met «
du Henri Dutilleux quand elle relit Bourdieu ».
Pierre
Bourdieu (1930-2002) est un sociologue français traduit dans de
nombreux pays du monde, connu pour avoir conceptualisé les mécanismes de la
reproduction sociale et les ressors des inégalités scolaires à l’école (travaux
des années 60 avec Jean-Claude Passeron). Parmi ses notions clefs, celles d’ «
habitus de classe » et de «
capital culturel » résonnent
parfaitement avec la chanson, puisqu’on y oppose la culture légitime des
classes dominantes (la musique classique) aux goûts moins nobles des classes
populaires. On croirait donc entendre Pierre Bourdieu lui-même fredonner
certains passages de
La Distinction (1979), essai qu’il eut l’occasion
de présenter dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot :
C'est une fille Deutsche Grammophon
Au début ça vous étonne
Elle maîtrise Furtwrangler
Plus que Jean Pierre Mader
Une fille Harmonia Mundi
Au début vous êtes surpris
Elle fréquente moins Disneyland
Que le cloître de Marmande
On trouve ici
un écho sociologique évident à la chanson Tes
parents, qui décrivait des milieux sociaux très différents à partir des
choix de consommation des individus ; mais aussi plus implicitement à
d’autres textes comme Veruca Salt et
Franck Black jouant avec brio sur les dissonances culturelles.
Je terminerai
ce tour d’horizon littéraire de l’album
Kensington
Square en proposant une réflexion sur le fil directeur semblant relier, au
moins partiellement, les dix chansons qui le nourrissent. Chacune aborde une
relation amoureuse, potentielle, naissante, accomplie ou fissurée ; de
façon directe avec un couple ou indirecte à travers les méditations d’un seul
protagoniste.
Les filles de 1973 (t1)
ont «
pratiqu[é] des suçons dans le
cou de Thierry Caron », amours adolescentes insouciantes.
Le quatrième de couverture (t2) offre un
jeu de séduction sans âge et sans doute sans lendemain ; tandis que
Le baiser Modiano (t3) traduit encore
une expérience adolescente, «
à la
veille du bac de Français », mais lui donne une profondeur et une
marque indélébile. Le superbe trio Delerm-Keren Ann-Dominique A- sur
Veruca Salt et Franck Black (t4 -
cf clip surprise et merveilleux d’une admiratrice sur Youtube) évoque la fissure d’une
jeune femme qui a déjà «
pleuré avec
un garçon » et à qui il faudra «
ne pas lui présenter Simon ». Si l’amour brûle nous dit
Delerm, il consume également parfois.
Kensington
Square (t5), incroyablement cinématographique, est sans doute l’une de mes
deux-trois chansons préférées de cet album. Difficile de porter plus haut le
souvenir vivace des actes manqués de nos vies amoureuses. Alors que
Natation synchronisée (t6) universalise
habilement nos histoires d’amours, le (trop) dépressif
Evreux (t7) relate la triste solitude de l‘amant délaissé. Ville de
naissance de Vincent Delerm, il est probable d’y entendre une rupture marquante
ayant affecté la vie du chanteur. Mais je dois reconnaître ici que c’est pour
moi l’une de ses chansons les moins inspirées, malgré de bonnes idées autour de
l’acculturation produite par une soirée solitaire dans un restaurant vietnamien…
Est-ce la relation fictive/réelle née avec le baiser Modiano qui a pris
fin ? L’ordre des chansons nous invite à le penser. C’est peut-être pour
cette raison que dans
Anita Pettersen
(t8) un jeune homme se retrouve seul à une cérémonie de mariage près d’une
norvégienne. Mélancolique et drôle à la fois, cette fois le cocktail fait
mouche. Dans
Deutsche Grammophon (t9) le tourbillon de la vie a beau s’embellir des
plus grands compositeurs de musique classique, il n’en reste pas moins entaillé
par le temps qui passe si on y prête attention :
Nous nous sommes embrassés
Sur une étude en ré
Trouvé des points communs
Dans une pièce pour clavecin
Le souvenir émouvant
De ce premier mouvement
A subi car le temps passe
Quelques variations hélas
Enfin,
il me reste le mystère de la Gare de
Milan (t10), que je réécoute à chaque fois sans être certain de me souvenir
du thème précis de la chanson. Comme s’il s’évanouissait aussitôt fini. Sans
doute parce que sans refrain, ces pensées masculines sur une déliaison
amoureuse ont l’évanescence de nos songes. Et ont comme dans la chanson « une empreinte effacée déjà ».
Des femmes et
des livres, des amours heureuses ou contrariées, ainsi que de la musique et du
cinéma, tout l’univers de Vincent Delerm est concentré dans ce second album à
la réalisation papier très soignée.
Kensington Square (2004)
Les filles de 1973
Quatrième de couverture
Le Baiser Modiano
Deutsche Grammophon
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Karl Mannheim
(non cité)
Boris Vian,
Tristan Corbière,
Sempé, des livres de
cinéma…
Patrick
Modiano
Pierre
Bourdieu
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A suivre...
Raphaël