EXTRAITS DE TEXTES
Photo de Dorothea Lange
Chapitre
V p.47-51 La terre appartient à la banque
"Les
propriétaires terriens s’en venaient sur leurs terres, ou le plus souvent,
c’était les représentants des propriétaires qui venaient. Ils arrivaient dans
des voitures fermées, tâtaient la terre sèche avec leurs doigts et parfois ils
enfonçaient des tarières de sondage dans le sol pour en étudier la nature. Les
fermiers, du seuil de leurs cours brûlées de soleil, regardaient, mal à l’aise,
quand les autos fermées longeaient les champs. Et les propriétaires finissaient
par entrer dans les cours, et de l’intérieur des voitures, ils parlaient par
les portières. Les fermiers restaient un moment debout près des autos, puis ils
s’asseyaient sur leurs talons et trouvaient des bouts de bois pour tracer des
lignes dans la poussière.
Par les portes
ouvertes les femmes regardaient, et derrière elles, les enfants – les enfants
blonds comme le maïs avec de grands yeux, un pied nu sur l’autre pied nu, les
orteils frétillants. Les femmes et les enfants regardaient leurs hommes parler
aux propriétaires. Ils se taisaient.
Certains
représentants étaient compatissants parce qu’ils s’en voulaient de ce qu’ils
allaient faire, d’autres étaient furieux parce qu’ils n’aimaient pas être
cruels, et d’autres étaient durs parce qu’il y avait longtemps qu’ils avaient
compris qu’on ne peut être propriétaire sans être dur. Et tous étaient pris
dans quelque chose qui les dépassait. Il y en avait qui haïssaient les
mathématiques qui les poussaient à agir ainsi ; certains avaient peur, et
d’autres vénéraient les mathématiques qui leur offraient un refuge contre leurs
pensées et leurs sentiments. Si c’était une banque ou une compagnie foncière
qui possédait la terre, le représentant disait : « La banque ou la
compagnie… a besoin… veut… insiste… exige… » comme si la banque ou la
compagnie étaient des monstres doués de pensée et de sentiment qui les avaient
eux-mêmes subjugués. Ceux-là se défendaient de prendre des responsabilités pour
les banques ou les compagnies parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves,
tandis que les banques étaient à la fois des machines et des maîtres. Il y
avait des agents qui ressentaient quelque fierté d’être les esclaves de maîtres
si froids et si puissants. Les agents assis dans leurs voitures
expliquaient : « Vous savez que la terre est pauvre. Dieu sait qu’il
y a assez longtemps que vous vous échinez dessus. »
Les fermiers
accroupis opinaient, réfléchissaient, faisaient des dessins dans le sable. Eh oui, Dieu sait qu’ils le savaient. Si
seulement la poussière ne s’envolait pas. Si elle avait voulu rester par terre,
les choses n’auraient peut-être pas été si mal.
Les agents
poursuivaient leur raisonnement :
- Vous savez
bien que la terre devient de plus en plus pauvre. Vous savez ce que le coton
fait à la terre ; il la vole, il lui suce le sang.
Les fermiers
opinaient… Dieu sait qu’ils s’en rendaient compte. S’ils pouvaient seulement
faire alterner les cultures, ils pourraient peut-être redonner du sang à la
terre.
Oui, mais
c’est trop tard. Et le représentant expliquait comment travaillait, comment
pensait le monstre qui était plus puissant qu’eux-mêmes. Un homme peut garder
sa terre tant qu’il a de quoi manger et
payer ses impôts ; c’est une chose qui peut se faire.
Oui, il peut
le faire jusqu’au jour où sa récolte lui fait défaut, alors il lui faut
emprunter de l’argent à la banque.
Bien sûr,
seulement, vous comprenez, une banque ou une compagnie ne peut pas faire ça,
parce que ce ne sont pas des créatures qui respirent de l’air, qui mangent de
la viande. Elles respirent des bénéfices ; elles mangent l’intérêt de
l’argent. Si elles n’en ont pas, elles meurent, tout comme vous mourriez sans
air, sans viande. C’est très triste, mais c’est comme ça. On n’y peut rien.
Les hommes
accroupis levaient les yeux pour comprendre.
-
Est-ce qu’on ne pourrait pas nous laisser continuer ? L’année prochaine
sera peut-être une bonne année. Dieu sait combien on pourra faire de coton
l’année prochaine. Et avec toutes ces guerres… Dieu sait à quel prix le coton
va monter. Est-ce qu’on ne fait pas des explosifs avec le coton ? Et des
uniformes ? Qu’il y ait seulement assez de guerres et le coton fera des
prix fous. L’année prochaine, peut-être.
Ils
levaient des regards interrogateurs.
-
Nous ne pouvons pas compter là-dessus. La banque…le monstre, a besoin de
bénéfices constants. Il ne peut pas attendre. Il mourrait. Non, il faut que les
impôts continuent. Quand le monstre s’arrête de grossir, il meurt. Il ne peut
pas s’arrêter et rester où il est.
Des
doigts aux chairs molles commençaient à tapoter le bord des portières, et des
doigts rugueux à se crisper sur les bâtons qui dessinaient avec nervosité. Sur
le seuil des fermes brûlées de soleil, les femmes soupiraient puis changeaient
de pied, de sorte que celui qui était dessous se trouvait dessus, les orteils
toujours en mouvement. Les chiens venaient renifler les voitures des agents et
pissaient sur les quatre roues, successivement.
Et les poulets étaient couchés dans la poussière ensoleillée et ils
ébouriffaient leurs plumes pour que le sable purificateur leur pénétrât jusqu’à
la peau. Dans leurs petites étables, les cochons grognaient, perplexes, sur les
restes boueux des eaux de vaisselle.
Les
hommes accroupis rabaissèrent les yeux.
-
Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Nous ne pouvons pas diminuer notre
part des récoltes… nous crevons déjà à moitié de faim. Nos gosses n’arrivent
pas à se rassasier. Nous n’avons pas de vêtements, tout est en pièces. Si nos
voisins n’étaient pas tous pareils, nous aurions honte de nous montrer aux
services.
Et
finalement les représentants en vinrent aux faits.
-
Le système de métayage a fait son temps. Un homme avec un tracteur peut prendre
la place de douze à quinze familles. On lui paie un salaire et on prend toute
la récolte. Nous sommes obligés de le faire. Ce n’est pas que ça nous fasse
plaisir. Mais le monstre est malade. Il lui est arrivé quelque chose, au
monstre.
-
Mais vous allez tuer la terre avec tout ce coton.
-
Nous le savons. A nous de nous dépêcher de récolter du coton avant que la terre
ne meure. Après on vendra la terre. Il y a bien des familles dans l’Est qui
aimeraient avoir un lopin de terre.
Les
métayers levèrent les yeux, alarmés.
-
Mais qu’est-ce que nous allons devenir ? Comment allons-nous manger ?
-
Faut que vous vous en alliez. Les charrues vont labourer vos cours.
Là-dessus
les hommes accroupis se levèrent, en colère.
-
C’est mon grand-père qui a pris cette terre, et il a fallu qu’il tue les
Indiens, qu’il les chasse. Et mon père est né sur cette terre, et il a brûlé
les mauvaises herbes, et tué les serpents. Et puis il y a eu une mauvaise
année, et il lui a fallu emprunter une petite somme. Et nous, on est nés ici.
Là, sur la porte… nos enfants aussi sont nés ici. Et mon père a été forcé
d’emprunter de l’argent. La banque était propriétaire à ce moment-là, mais on
nous y laissait et avec ce qu’on cultivait on faisait un petit profit.
-
Nous savons ça… Nous savons tout ça. Ce n’est pas nous, c’est la banque. Une
banque n’est pas comme un homme. Pas plus qu’un propriétaire de cinquante mille
arpents, ce n’est pas comme un homme non plus. C’est ça le monstre.
-
D’accord, s’écriaient les métayers, mais c’est notre terre. C’est nous qui
l’avons mesurée, qui l’avons défrichée. Nous y sommes nés, nous nous y sommes
fait tuer, nous y sommes morts. Quand même elle ne serait plus bonne à rien,
elle est toujours à nous. C’est ça qui fait qu’elle est à nous… d’y être nés,
d’y avoir travaillé, d’y être enterrés. C’est ça qui donne le droit de
propriété, non pas un papier avec des chiffres dessus.
-
Nous sommes désolés. Ce n’est pas nous. C’est le monstre. Une banque n’est pas
comme un homme.
-
Oui, mais la banque n’est faite que d’hommes.
-
Non, c’est là que vous faites erreur… complètement.
La banque ce n’est pas la même
chose que les hommes. Il se trouve que chaque homme dans une banque hait ce que
la banque fait, et cependant la banque le fait. La banque est plus que les
hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais
ils sont incapables de le diriger.
Les
métayers criaient :
-
Grand-père a tué les Indiens, Pa a tué les serpents pour le bien de cette
terre. Peut-être qu’on pourrait tuer les banques. Elles sont pires que les
Indiens, que les serpents. Peut-être qu’il faudrait qu’on se batte pour sauver
nos terres comme l’ont fait Grand-père et Pa.
Et
maintenant les représentants se fâchaient :
-
Il faudra que vous partiez.
-
Mais c’est à nous, criaient les métayers. Nous…
-
Non. C’est la banque, le monstre, qui est le
propriétaire. Il faut partir.
-
Nous prendrons nos fusils comme Grand-père quand les
Indiens arrivaient. Et alors ?
-
Alors… d’abord le shérif puis la troupe. Vous serez des
voleurs si vous essayez de rester et vous serez des assassins si vous tuez pour
rester. Le monstre n’est pas un homme mais il peut faire faire aux hommes ce
qu’il veut."
Chapitre XIX p. 327-335 – Les migrants ne sont pas les bienvenus
"Ils
avaient faim et ils devenaient enragés. Là où ils avaient espéré trouver un
foyer, ils ne trouvaient que de la haine. Des Okies. Les propriétaires les
détestaient parce qu’ils se savaient amollis par trop de bien-être, tandis que
les Okies étaient forts, parce qu’ils étaient eux-mêmes gras et bien nourris,
tandis que les Okies étaient affamés ; et peut être leurs grands-pères
leur avaient-ils raconté comment il est aisé de s’emparer de la terre d’un
homme indolent quand on est soi même affamé, décidé à tout et armé. Les
propriétaires les détestaient. Et dans les villes et les villages, les
commerçants les détestaient parce qu’ils n’avaient pas d’argent à dépenser.
Pour s’attirer l’aversion d’un boutiquier, il n’est pas de plus sûr
moyen ; leur estime et leur admiration étant orientées exactement dans le
sens opposé. Les citadins, les petits banquiers, détestaient les Okies parce
qu’ils n’avaient rien à gagner sur leur dos. Ils ne possédaient rien. […]
Et
les expropriés, devenus émigrants, déferlaient en Californie – deux cent
cinquante, trois cent mille. Là-bas, au pays, l’invasion grandissante des
tracteurs jetait à la rue de nouveaux métayers ; et toujours de nouvelles
vagues venaient s’ajouter aux précédentes, des vagues d’expropriés, de
sans-logis, endurcis, décidés et dangereux.
Alors
que les Californiens avaient envie d’une foule de choses – richesses
accumulées, succès mondains, plaisirs, luxe et sécurité bancaire – les
émigrants, nouveaux barbares, ne désiraient que deux choses : de la terre
et de la nourriture ; et pour eux les deux choses n’en faisaient qu’une.
Et si les souhaits des Californiens étaient confus et nébuleux, ceux des Okies
étaient concrets, immédiatement réalisables. L’objet de leurs convoitises
s’étalait tout au long de la route, là, sous leurs yeux, à portée de la
main : des champs fertiles avec de l’eau pas loin ; de la belle terre
grasse qu’on émiette entre ses doigts pour l’expertiser, l’herbe odorante et
les brins d’avoine que l’on mâchonne jusqu’à ce que l’on sente dans sa gorge cette
saveur pénétrante, légèrement sucrée.
Plus
d’un, devant un champ en friche, se voyait déjà au labeur, le dos courbé,
sachant que le travail de ses deux bras ferait surgir de la lumière,
choux-fleurs, navets, carottes et maïs doré.
Et
un homme affamé, sans gîte, roulant sans trêve par les routes avec sa femme à
ses côtés et ses enfants amaigris à l’arrière, voyant à l’abandon ces champs
susceptibles de produire non pas des bénéfices mais de la nourriture, cet homme
avait le sentiment qu’un terrain en friche
est un péché, qu’un sol non cultivé est un crime commis contre des enfants
affamés. Et en parcourant les routes cet homme était perpétuellement tenté
devant cette richesse non exploitée ; il était harcelé par le désir de
s’en emparer et d’en tirer de la santé pour ses enfants et un peu de confort
pour sa femme. […]
Alors les rafles commencent – les
shérifs adjoints armés fondent sur les camps de squatters.
Déguerpissez
– ordre du Ministère de la Santé publique. Votre camp est insalubre.
Où
qu’on ira ?
C’est
pas notre affaire. Nous avons ordre de vous expulser. Dans une demi-heure nous
mettrons le feu au camp.
Il
y a des cas de typhoïdes là-bas dans les
tentes. Vous voulez que ça se propage ?
Nous
avons l’ordre de vous expulser. Allez ouste ! Dans une demi-heure nous
brûlerons le camp.
Une
demi-heure plus tard les maisons de carton et les huttes d’herbes s’en vont en
fumée, et voilà les gens repartis sur les grands-routes […].
Et
dans le Kansas, l’Arkansas, l’Oklahoma, le Texas et le Nouveau-Mexique,
l’invasion toujours grandissante des tracteurs chasse de chez eux de nouveaux
citoyens. Trois cent mille en Californie et d’autres qui arrivent. Et toutes
les routes de Californie bondées de forcenés qui courent de tous côtés comme
des fourmis, cherchant du travail ; tirer, pousser, soulever, porter,
n’importe quoi. Pour soulever la charge d’un seul homme, cinq paires de bras se
présentent ; pour une portion de nourriture, cinq bouches s’ouvrent. […]
La
terre s’accumulait dans un nombre de mains de plus en plus restreint ;
l’immense foule des expropriés allait grandissant et tous les efforts des
propriétaires tendaient à accentuer la répression. Afin de protéger les grandes
propriétés foncières on gaspillait de l’argent pour acheter des armes, on
chargeait des individus de repérer les moindres velléités de révolte, de façon
que toute tentative de soulèvement pût être étouffée dans l’œuf. On ne se
souciait pas de l’évolution économique, on refusait de s’intéresser aux projets
de réforme. On ne songeait qu’au moyen d’abattre la révolte, tout en laissant
se perpétuer les causes du mécontentement. […]
Les
grands propriétaires se liguaient, créaient des Associations de Protection
Mutuelle et se réunissaient pour discuter des moyens d’intimidation à employer,
des moyens de tuer, d’armes à feu, de grenades à gaz."
Les superlatifs sont inutiles pour ce beau roman de J. Steinbeck qui nous fait vivre la migration d'Est en Ouest d'une famille de paysans américains pendant la Grande Dépression des années 30. L'originalité de la construction du récit est d'alterner les chapitres racontant le voyage et les mésaventures de la famille de Tom Joad avec d'autres chapitres dans lesquels l'auteur propose une réflexion politique et historique des événements de sa fiction.