Voilà qui ferait un beau titre de
mémoire de fac de Lettres… Difficile en effet de faire plus scolaire et plus banal
que cet intitulé. Une vraie trahison à l’écriture poétique de l’intéressé. Mais
peu importe finalement la couleur des balises que nous laissons derrière nous. En
nous permettant de retrouver les chemins que recouvrent les herbes folles de
notre mémoire, elles atteignent parfois leur but.
Pourquoi
cette balise d’ailleurs, pourquoi cet inventaire ? Les étincelles
surgissent souvent toutes seules sans prévenir. Elles allument des feux qui ne
s’éteignent plus. Noël 2016 : nouvel album de Vincent Delerm au pied du
sapin. Pas de ma faute, je l’avais seulement demandé. Son titre
À présent s’évanouit de la couverture,
pour ne nous laisser que le regard graphique du chanteur nous fixer avec une
grande douceur. Comme pour tout album de Delerm – et encore plus pour celui-ci porté
par le ton d’une intime confidence – je m’isole pour en capter toutes les
nuances, toutes les émotions. Du titre de la première chanson,
La Vie devant soi (
ici), surgit
Romain Gary,
et la lecture fondatrice du roman où le petit Momo se débat face au destin.
Voilà une ouverture qu’on n’oubliera pas. Avec le cinéaste philippin Brillante
Mendoza qui sort son
Ma’ Rosa, je me dis que les étoiles peuvent rester là
où elles sont, les constellations sont décidément bien en place. Mais c’est
surtout
Danser sur la table qui allume
cette fameuse étincelle (
ici). En deux temps, car les trésors ne se découvrent pas
facilement. Cette histoire d’une jeune femme si discrète et effacée qu’elle ne
peut ni parler fort ni danser sur la table aurait pu être un beau titre de plus
dans la belle collection rouennaise de Vincent Delerm. Mais voilà, le troisième
couplet inonde brutalement le cœur et l’esprit d’une sourde lumière. Une phrase
seulement… :
Toi
Tu dis je préfère
Les étés sous les toits
La plage le rayon vert
La plage le rayon vert. Comment a-t-il
fait ? En une phrase il convoque le personnage de Delphine, joué par
Marie-Rivière dans le Rayon vert (1983) d’Eric Rohmer. Et d’un seul coup
la tendresse que nous ressentions pour la jeune femme de cette chanson épouse
parfaitement la triste et belle quête amoureuse de Marie-Rivière. Superposition
sublime, aussi rare que le photométéore en question. En deux temps disais-je…
Parce que sur le moment et pendant plusieurs jours ce sont les images du film
qui dansent sur la table en réécoutant le titre en boucle. Jusqu’à ce que le
roman éponyme de Jules Verne (1882) traverse le temps et l’espace. Trois
strates fondues en une phrase au milieu d’un texte. Chansons et mélodies des
anciens albums reviennent alors au galop, et je me dis que le garçon dont les
oreilles devenaient rouges en approchant des fêtes foraines a semé des livres
un peu partout dans son univers musical si particulier. Je l’avais senti bien
sûr, tout autant que la présence incandescente du cinéma, mais cette idée
jusqu’alors disparaissait aussitôt venue. À présent elle ne me quitte plus, est
devenue une obsession et je ne serai pas rassasié tant que je n’aurai pas
refait tout le chemin depuis le début…
Or
ce début est une claque de 2002. Fanny Ardant, Gérard Depardieu, François
Truffaut et un inconnu au piano (
ici). Merci à France Inter et à l’ami de l’époque,
Benoît, qui m’ont contaminé. Dans ce conte amoureux le cinéma d’abord fait
écran, laissant la littérature dans l’innocence trompeuse de la femme d’à côté.
Mais il suffit de se replonger dans ses premières amours delermiennes pour tôt
ou tard en retrouver toutes les traces. Je me souviens… Près de quinze ans
maintenant que je suis sensé ouvrir «
un
bouquin d’Eric Holder »… Qu’ai-je donc bien pu faire de mon temps pour
en être toujours au même stade de mon ignorance ? Ah ça oui, j’ai arpenté
les allées d’Ikea, mais j’ai dû me perdre dans le labyrinthe suédois. Ce ne
sont pourtant pas les romans qui manquent et l’adaptation cinématographique de
Mademoiselle
Chambon (2009) par Stéphane Brizé avec Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain
aurait dû me mettre sur la voie. Même pas. Puissent des sentiers délicats me
conduire au plus vite vers cet auteur. Au fait, pourquoi
Eric Holder ? La rime avec «
l’étagère » sans doute, mais on aurait pu trouver dans ce cas
un bouquin d’Emmanuel Carrère. Evidemment un prénom en quatre syllabes (et non
deux) ça coince… Si j’en crois les quelques informations glanées sur les romans
d’
Eric Holder
il y a une autre explication, bien plus probante : la fine et délicate
description du quotidien qui caractérise(rait) sa façon d’écrire se reflète
dans le sujet miniature du texte de Delerm. Le tout forme un discret dialogue
entre le chanteur et un écrivain qu’il affectionne forcément.
La
suite de ce premier album n’est pas en reste. Le quatrième titre s’intitule
«
Catégorie Bukowski » (
ici) et
là le jeu devient de plus en plus intéressant, surtout pour ceux – dont je fais
partie – qui n’ont jamais lu un roman ou un poème de l’écrivain américain
Charles Bukowski
(1920-1994). Par exemple le recueil de nouvelles
Contes de la folie
ordinaire (1972) ou
Women (1978). Ouvrons les tiroirs… Cela
ressemble à s’y méprendre à la théorie des jeux en économie. La chanson prend
un malin plaisir à évoquer une fille qui «
trouv[e] super naze de mettre les gens dans les cases », tout
en s’affichant «
dans la catégorie
de celles qui lisent Bukowski ». Deux faces d’une même pièce ou
l’arroseur arrosé si l’on veut. Après l’écoute de cette chanson il y a donc la
furieuse envie de lire Bukowski, pour ne pas mourir idiot, pour se glisser dans
la peau de Delerm et appartenir à cette élite qui aura fréquenté l’œuvre du
double américain de Louis-Ferdinand Céline. Mais… dans ce cas le piège se
refermera immédiatement sur notre vanité, nous enfermant nous-mêmes dans une
case, alors que nous voudrions justement - comme l’héroïne - dénoncer toute
forme d’étiquetage. Troublant et tellement drôle quand on découvre toutes les
cases inventées par Delerm :
J’appartiens à ce clan
Qui caresse les juments…
Et moi à la
tribu des fans du chanteur, étiqueté France Inter ? Passons avant que ne surgisse
une catégorie sociale en deux syllabes, et intéressons-nous aux futurs
beaux-parents de Delerm imaginés sous différents profils dans Tes Parents (ici). Ironie mordante dès le
premier couplet :
Tes parents ce sera peut-être
Des professeurs de lettres
Branchés sur France Inter
Et qui votent pour les Verts
Chez tes parents dans ce cas-là
Y aura Télérama
Un album sur Colette
Et le chauffage à dix-sept
Quand on sait
que le père de Vincent, Philippe Delerm, fut professeur de lettres avant de se
consacrer pleinement à son métier d’écrivain, on se dit que le profil social de
ces beaux-parents a un petit goût autobiographique. Pas désagréable en soi pour
l’auteur de ces lignes, qui y contemple son reflet dans une eau à peine
trouble. Drôle d’impression tout de même de se voir si bien croqué en quelques
lignes… Quant à Colette
(1873-1954), actrice, journaliste et femme de lettres, auteure de la série des Claudine (1900-1903), qui enrichira surtout son mari, ou du roman Le blé en herbe
(1923), je n’ai pas encore trouvé la porte dérobée me conduisant à son œuvre. Le
contraste entre la femme libre et la vénérable académicienne, ainsi que des
présupposés infondés (mais tenaces) sur le faible intérêt de son œuvre m’en ont
tenu à distance sans véritable raison. Les continents de la littérature sont si
grands à explorer - du Japon d’Haruki Murakami au Pérou de Mario Vargas Llosa
avec une halte chez Nadine Gordimer en Afrique du Sud - que l’urgence de ce voyage
a toutes les chances d’être constamment repoussée. A moins que ce regard ...
Je ne ferai
pas l’affront à la littérature de m’arrêter sur l’analyse de Cosmopolitan, bien que la voix de la
sirène Jacob soit d’un charme profondément envoûtant. Cette rapide déambulation
littéraire au cœur du premier album prend fin avec le magnifique Monologue shakespearien que je ne me
lasse pas d’écouter. Pom, pom, pom, pom, « Pendant la première scène je regardais sur le côté… » (ici). Il était
tellement facile à ses débuts de moquer la diction et surtout les références
culturelles de Vincent Delerm que l’on n’a pas vraiment pris la mesure de ce
flingage en règle de la culture légitime des classes dominantes. L’ombre de
Pierre Bourdieu déjà, avec cette façon si delermienne de retourner la violence
symbolique contre elle-même. Un air pas si inoffensif. Pom, pom, pom, pom… « … les répliques du Vicomte… » William
Shakespeare est indéniablement un immense dramaturge et ce n’est pas
le café littéraire qui lui a été consacré à l’occasion du 400e
anniversaire de sa mort en 2016 qui dira le contraire. La lecture de la pièce As
you like it pour l’occasion, puis le visionnage du Richard III de
Thomas Ostermeier (avec cette fois des putains d’idées !) n’ont fait que
renforcer l’admiration portée à l’écrivain anglais du XVIe siècle.
Cela n’empêche pas de sourire à l’évocation de cette mise en scène
catastrophique de Shakespeare, contée avec beaucoup de causticité dans cette
chanson.
On est parti avant la fin
Du monologue shakespearien
Parti avant de savoir
Le fin mot de l’histoire
On a planté en pleine nuit
L’Archevêque de Canterbury
On a posé un lapin
A l’épilogue shakespearien
Un mot pour finir sur Samuel Beckett qui
apparaît dans les rues d’Avignon à la fin de cette corrida shakespearienne. Ami
de James Joyce, auteur d’un théâtre de l’absurde et prix Nobel de littérature
en 1969, le dramaturge et romancier irlandais est en bonne place dans la file
d’attente de mes auteur-e-s. Alors que je m’impatiente depuis des années de
lire ses pièces, seuls d’inexplicables détours et caprices de mes mains dans
les rayons de librairie m’en ont pour l’instant tenu éloigné. Si ce tour
d’horizon du premier album de Vincent Delerm aura eu au moins un intérêt, c’est
de m’avoir rappelé que Beckett a écrit le scénario d’un film dans lequel joue
le merveilleux Buster Keaton.
L’acteur-réalisateur phare du Mécano de la Generale (1926) y tient le
rôle d’un personnage muet qui tente de se cacher au regard de tout être vivant
(Film, 1964).
Buster Keaton et Samuel Beckett
À Présent
(2016)
La Vie devant soi
Danser sur la table
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Romain Gary
Jules Verne
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Pour aller + loin :
Une émission de La Grande Table sur France Culture consacrée à cet album avec Delerm pour invité (ici)
Critique (élogieuse) de l'album A présent sur le site des Inrocks (ici)
Une page du site de la Bnf sur Romain Gary (ici)
Sur Jules Verne et le roman Le Rayon vert (ici)
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Vincent Delerm (2002)
Fanny Ardant et moi
Catégorie Bukowski
Tes Parents
Le monologue
shakespearien
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Eric Holder
Charles Bukowski
Colette
William Shakespeare / Samuel Beckett
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Pour aller + loin :
Sur Eric Holder (ici) Et bien sûr les articles du blog sur le grand William S.
Sur Charles Bukowski (ici)
Sur le film Beckett-Keaton (ici)
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Périple musical et littéraire à suivre, avec de belles surprises dans Kensington Square deuxième album de Vincent Delerm sorti en 2004.
Raphaël