EXTRAITS DE TEXTES
Zéro, de Karel Nel (2002)
Tableau choisi par l'auteure pour la couverture de son roman.
Extrait 1 – p.419-21
Dans cet extrait, Jabu, femme noire, ancienne combattante de la branche
armée de l’ANC1, devenue avocate, fait une étrange rencontre alors
qu’elle est coincée dans les embouteillages.
Les
documents sont posés librement sur le siège passager de telle sorte qu’en
rentrant chez elle, elle peut jeter un œil à des clauses soulignées lorsqu’elle
est arrêtée aux feux rouges.
Au
suivant, elle se trouve à l’arrière d’un entassement de véhicules contraints
d’attendre pare-chocs contre pare-chocs, car chaque passage au vert ne laisse
qu’une partie d’entre eux poursuivre leur route – c’est une journée de grève,
les employés municipaux cette fois, et leur procession a laissé derrière elle
des amas d’ordures vomies par leurs camions, qui bloquent la rue parallèle.
Rien à faire, mais pour une fois quelque
chose – de quoi occuper son impatience, elle peut lâcher le volant et
feuilleter les pages de ses cours pour vérifier les notes qu’elle a griffonnées
dans la marge sur les points de comparaison trouvés dans les volumes de la
bibliothèque du Centre. D’une pression sur un bouton elle baisse sa vitre pour
laisser entrer une brise apathique chargée du souffle mauvais des gaz
d’échappement, qui lui apporte quand même un peu de fraîcheur – mais autre
chose, aussi, une respiration douloureuse et – une vision, une injonction.
La
bouche ouverte.
Trou
béant au fond duquel l’index d’une main pointe vers la paroi de la gorge, là où
la nourriture est ingérée. Dans les rues de la ville, on rencontre souvent des
hommes en embuscade qui se frottent l’estomac, en dessinant de grands cercles,
pour signifier la faim, dont certains, à l’évidence, ont au moins trouvé de
quoi boire. Ceci, ceci, c’est un index aux jointures décharnées qui poignarde
l’air encore et encore, désignant à travers la bouche vide le gosier vide. Son
propriétaire n’est rien derrière ses mâchoires qui déforment le reste des
traits ; un homme sans visage. Ce doigt tendu la frappe comme une version
ultime de ce geste dont on se sert, pointé dans l’air, pour mettre un terme aux
querelles. L’inutilité de sa réponse lui arrache un grognement : tirer son
sac à main de sous les cours destinés à l’immigration et ouvrir maladroitement
la fermeture éclair du porte-monnaie – et soudain les klaxons se mettent à
beugler, agressifs, les voitures devant elle s’ébranlent, le retour du feu vert
leur est enfin destiné, le conducteur du bus derrière elle jette ses coudes au
ciel, le casque d’astronaute d’un motard lui crache Démarre putain, démarre –
son pied retombe sur l’accélérateur, la bouche bée glisse hors de l’encadrement
de la vitre, cette relique, cette ombre de ce qu’ils sont tous, dans leurs
voitures, une seule et même chair, doit s’éclipser déjà en se faufilant entre
tous ces gens, leur ruée. S’il était renversé, tout le monde se retrouverait de
nouveau coincé. Etre mort, c’est une chose. A peine vivant, une autre.
Extrait 2 – p.446-49
2009. Jour de l’élection présidentielle en Afrique du Sud vécu par les
principaux personnages du roman.
L’ouverture
assourdissante de ce jour d’élection couvre tout le reste, même s’il se répète
à lui-même qu’il n’assistera pas à ce qui viendra après. Le Secrétaire Général
du parti – leur parti, à Jabu et à lui, celui des Mkize – évoque la fuite des
cerveaux, les travailleurs qualifiés profitent selon lui des opportunités
offertes par l’appartenance du pays à une économie mondialisée.
Rien
à voir avec cette ombre qui plane : le nouveau président, qui atteint des
sommets de popularité aux yeux de l’homme du peuple, sera un président sur
lequel pèsent soixante-douze chefs d’inculpation pour fraude et corruption ?
Elle
a découvert que 20 pour cent des gens vivant dans l’église méthodiste et les
dortoirs de fortune dressés sur les trottoirs ne sont pas des réfugiés venus du
Zimbabwe ou d’un autre pays, mais des Sud-Africains sans ressources, l’index
tendu à travers la bouche béante.
L’affaire
de corruption concernant Zuma ne s’est-elle pas envolée dans le vent des
reports.
« Des
appels ont été lancés pour qu’une commission examine les décisions de la Cour
constitutionnelle. » Brandissant non pas la mitraillette de sa chanson
mais l’arme des valeurs chrétiennes, Zuma accuse les juges de « se
comporter quasiment comme s’ils étaient proches de Dieu ». Et dans le même
cycle de la vie de ce pays, le Syndicat National des Ouvriers Métallurgistes
exige la nationalisation d’une compagnie minière appartenant au vétéran de la
Lutte [contre l’apartheid] Tokyo Sexwale, et à Patrick Patrice Motsepe :
des noirs, deux hommes parmi les plus riches d’Afrique du Sud. Des Frères
trahissant les idéaux égalitaires de l’ANC1 ? L’Afrique du Sud
– économie mixte – demeure en grande partie une société capitaliste – dans
laquelle, certes, les lois empêchant l’émergence d’une classe d’entrepreneurs
noirs ont été abolies.
Une
voix, jaillie de sous le capot de la voiture. « On ne peut pas s’en
prendre aux profiteurs blancs sans dénoncer aussi les noirs. Deux poids, deux
mesures. » L’ami de Peter Mkize, qui s’est joint aux camarades de la
Banlieue pour donner son avis sur les problèmes d’accélération dont souffre la
voiture de Blessing, est l’un de ceux qui sont à la fois membres de l’ANC et du
Parti communiste sud-africain, le SAPC. « Nous n’exempterons pas la
trahison de classe des frères qui profitent du système capitaliste. »
Peter
sait où il se situe. Pas d’offense possible entre eux, pas de contradiction
dans le programme de l’alliance créée autour de l’ANC. « Qui soutient le
contraire, nous sommes tous égaux à présent, qu’on soit dans le camp des
exploiteurs ou des exploités, pas vrai, aih,
qu’on commette les péchés ou qu’on les subisse, nous avons tous le droit de
vote. Les ouvriers ont toujours le même patron, qu’il soit noir comme nous ou
blanc comme Stevie.
- Ja, tout ça, on l’a
entendu (veut-il dire : même sous le capot du moteur ?). Eish, mon vieux, on sait bien, les capitalistes
noirs génèrent de nouvelles richesses, bla-bla-bla, c’est ce que nous disent
les capitalistes blancs, c’est ça, ils créent des emplois, ils doivent payer
des impôts qui apportent plus d’argent pour les aides sociales, les femmes
pauvres ont de quoi nourrir leurs enfants… »
Isa
et Jabu sortent les rejoindre, apportant le café et des tasses sur un
plateau ; Jabu apporte aussi les chiffres. « L’inégalité a augmenté
de plus de 14 pour cent, par rapport à ce qu’elle était deux ans après les
premières élections multiracales2… (Comme pour souligner son propos,
un coup de klaxon ébranle l’intérieur du moteur, où l’ami de Peter a dû toucher
la mauvaise pièce.) C’est comme les sirènes qu’on entend dans les manifs pour
l’amélioration des services publics. Au Justice Centre, nous avons reçu des
rapports indiquant que grâce à leurs accointances politiques, des membres
éminents de l’ANC se voient attribuer des contrats pour assurer
l’approvisionnement en eau et en électricité des bidonvilles, au détriment
d’entreprises pourtant mieux qualifiées, dont les offres sont financièrement
plus intéressantes. Nous avons vu des maisons dont le toit a été arraché dès le
premier orage. Les gens qui emportent ces contrats publics empochent des
millions. Le risque, c’est que les manifestations entraînent un conflit entre
les différentes classes noires, Zuma va avoir du pain sur la planche. Oubliez
la xénophobie. »
Curieusement,
il la voit toujours comme la voient les autres, quand elle s’exprime d’un point
de vue professionnel. Au lieu de cette identité indéfinissable qu’on appelle
une épouse. D’autres femmes sont désirables, c’est le fondement de la relation
homme-femme, mais aucune autre qu’elle n’aurait pu être, ne pourra jamais être
l’identité constituée de tout ce qu’il a trouvé en elle. Il est dans la
reconnaissance.
Jake :
« C’est pour ça que le boss doit faire en sorte que toutes les pattes qui
le soutiennent soient bien graissées ! »
1. L’ANC
(African National Congress) est le parti politique ayant permis aux noirs Sud-Africains
de renverser le système de ségrégation raciale que constituait l’apartheid.
Fondé en 1912, il fut déclaré hors-la loi en 1960 par le Parti national avant
d’être de nouveau autorisé en 1990. Pendant cette clandestinité, l’ANC se dota
d’une branche armée à laquelle les deux protagonistes du roman ont
appartenu : Umkhonto we Sizwe (Lance
de la Nation). Nelson Mandela en
était le commandant en chef.
2. Le
régime de l’apartheid prend fin en 1994. Nelson Mandela a assuré les années de
transition avec Frederik De Klerk - afrikaner - (1990-94) puis fut président du
pays de 1994 à 1999. Lui succèderont Thabo
Mbeki (deux mandats 1999-2008) puis Jacob
Zuma (2009- ) qui est centre du roman et de cet extrait.
Extrait 3 – p.486-87
Qu’est-ce
qui explique la différence entre ne rien faire du tout et en être arrivé au
point, bien malgré soi, où l’on reconnaît que ce en quoi on croyait, ce pour
quoi on s’est battu n’a jamais été tant soi peu appliqué – d’accord, ne pouvait
l’être – en quinze années de gouvernement – et dégénère à présent de jour en
jour. Oh, ce putain de leitmotiv, Une Meilleure Vie, et chaque fois qu’on
l’entend, affronter le regard des morts, des camarades qui ont sacrifié leur
vie pour le dernier modèle de berline Mercedes, les palais d’hiver ou les
villas d’été, les dessous-de-table se chiffrant en millions des contrats
d’armement, les appels d’offre truqués pour la construction de logements
sociaux dont les murs flambant neufs se fissurent comme un vieux visage. Qui,
dans ses pires cauchemars, aurait pu prédire un tel écœurement, une telle
absence de choses à faire pour ne pas perdre courage, a luta continua.
Nadine Gordimer en janvier 1980
Nadine Gordimer (1923-2014) est une
femme de lettres sud-africaine issue d’une famille bourgeoise et élevée au sein
de la communauté blanche anglo-saxonne. Très sensible aux inégalités raciales
et aux problèmes sociopolitiques de son pays, elle reçut le prix Nobel de
littérature en 1991. Comme André Brink (Une saison blanche et sèche, Un
turbulent silence) ou John Maxwell Coetzee (Disgrâce, Michael K,
sa vie, son temps), elle fait partie des grands noms de la littérature
sud-africaine.
Vivre à
présent, son dernier roman, est une superbe plongée dans l’Afrique du Sud
postapartheid à travers la vie d’un couple mixte, Steve et Jabulile, s’étant
rencontrés dans la lutte clandestine contre la ségrégation raciale. A la jonction
de l’intime et du politique, son récit recoupe habilement trois sphères :
celle de la famille de ce couple mixte (élargie à la relation entre Jabu et son
père, son Baba, vivant au KwaZulu) ; celle de « la Banlieue » où
vit le couple avec d’anciens militants de l’ANC et une communauté homosexuelle
– les Dauphins – l’ensemble formant une classe moyenne progressiste ; et
enfin celle de l’état général économique et politique du pays dans le cadre de
l’élection de Jacob Zuma. Les pistes de réflexion sont nombreuses, parmi elle
on retiendra l’attention portée par l’écrivaine au basculement de la
ségrégation raciale vers une société capitaliste profondément inégalitaire. On
ressent à la lecture un immense désenchantement lié à l’incapacité des
successeurs de Nelson Mandela à réaliser les idéaux de la Lutte.
Roman de l'ailleurs - typique de ce que l'on appelle parfois "la littérature étrangère" -, Vivre à présent possède aussi une formidable dimension universelle grâce à la richesse et à la complexité de ses questionnements : le couple, le désir, l'identité, la famille, les inégalités économiques et sociales, la pauvreté, l'immigration et la xénophobie, le racisme, les idéaux politiques, la lutte pour la démocratie et la justice sociale, la corruption des élites, l'indépendance de la justice, l'égalité des chances dans l'éducation, la dialectique entre tradition et modernité... Au cœur de ce brassage, il est troublant dans certaines pages du roman de se retrouver face à des problématiques très actuelles de la société française, elle aussi rythmée par une campagne présidentielle inédite sur bien des points.
Raphaël
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