Compte rendu du pique-nique littéraire du jeudi 1er juin
2017
Place
des mille vents, Mandchourie, au nord-est de la Chine. Sur cette discrète place
nue, éloignée de l’animation des quartiers commerçants, des damiers de go
gravés sur des tables de granit attendent les joueurs les plus téméraires. Aux
intersections de dix-neuf lignes horizontales et verticales viennent chaque
jour se déposer les perles noires et blanches de destins individuels inondés de
doutes et de soleil.
Un groupe
d’étudiants s’est donné rendez-vous ce soir là. Un pique-nique ayant toutes les
apparences d’une simple réunion d’amateurs de ce jeu ancestral des cultures
chinoise, japonaise et coréenne. Mais la diversité des mets apportés – makis de
feuilles de nori au riz blanc et poissons crus, olives et salade de pâtes
d’Italie, pâté et cidre français – témoigne du peu de discipline que ces
convives attachent au respect de l’ordre culinaire du Parti. Une nappe blanche
disposée sur le plus proche damier accueille au grand jour, avec insolence, un
cosmopolitisme de saveurs et de couleurs.
Déjà des
passants s’attardent, le regard réprobateur, devant cette affirmation de
liberté presque aussi déplacée qu’un baiser d’amoureux sur des bancs publics.
Que dire alors de leur envol de moineaux effrayés, quand les premiers livres
sortent des paniers tressés ! Ayant concédé un groupe-vivant de six
pierres blanches à Lu D, Tchang H. inspira profondément et emporta ses
camarades dans L’épopée du roi-singe, découpée en vingt-quatre courts
chapitres. Le récit pouvait donc se lire d’heure en heure en suivant la course
du soleil. En raison de l’ombre que ses exploits faisaient à la magnificence de
l’empereur, ce récit traditionnel de la littérature chinoise était désormais
interdit. Au cœur d’une vaste montagne aux denses forêts, un singe aux pouvoirs
surprenants va d’abord dominer le monde animal, obtenant son titre de
Roi-singe, avant de s’aventurer dans l’univers des hommes. Il gagnera sa vie en
donnant des leçons d’arts martiaux et gagnera en sagesse, en pouvoirs, au fil
de ses exploits et rencontres. Dans une quête éperdue de perfection, d’absolu, il
cherchera à devenir immortel… Sur une place presque vide, balayée par les cinq
directions du vent et animée de quelques parties de go silencieuses, Tchang H.
lu ce résumé du chapitre 4 à ses amis :
Le
Roi Singe quitte son palais et va chez les humains. Il arrive dans un village,
mais les hommes ne le comprennent pas et lui jettent des pierres. Il vole les
habits d’un homme et arrive dans une grande ville. Il étudie les gestes et le
langage des hommes. Pour ne pas mourir de faim, il est obligé de voler et
décide d’apprendre un métier. C’est ainsi qu’il devient élève dans une école
d’arts martiaux. En trois mois, il a dépassé tous les élèves; seul le vieux
maître reste invincible. Au bout de six mois, il réussit à vaincre le maître.
Il devient maître d’arts martiaux lui-même et quitte son école. Il fait le tour
des villes et des pays. Il voyage pendant des mois, des années sans entendre
parler d’immortel. Au bout de sept ans, il arrive devant l’océan.
Tous
s’accordent à voir dans cette trajectoire du Roi-singe une invitation à
repousser toujours plus loin les limites de leur liberté. Min L. profita du
passage d’un ange pour souffler sur leurs âmes ouvertes aux mille vents les
préceptes de Lao Tseu (LaoZi). Dans ce royaume de cendres, les
81 versets du mystérieux sage chinois, contemporain de Confucius (VIe
siècle av. JC), ne survivent plus que dans les mémoires des hommes. Le Tao-tö king, murmure Min L, « livre
sacré de la Voie et de la Vertu », réconcilie les deux principes universels
opposés : le yin, principe féminin,
lunaire, froid, obscur qui représente la passivité, et le yang, principe masculin qui représente l'énergie solaire, la
lumière, la chaleur, le positif. De leur équilibre et de leur alternance
naissent tous les phénomènes de la nature, régis par un principe suprême, le
Tao. Fang R, songeuse, pensait en elle-même que comme toutes les sociétés
humaines, primitives ou non, la Chine ne dérogeait pas à l’instauration d’une
nette différenciation des sexes fondée sur de multiples oppositions binaires.
En Afrique également, chez les Samo du Burkina-Faso, on retrouve ce découpage,
déjà présent chez Aristote, selon lequel les hommes sont associés à la chaleur/
au souffle et les femmes au froid/ à la matière.
Alors que le
soleil déclinait lentement pour laisser place aux fleurs de coton des nuages
roses, Min L. choisit parmi les multiples versets de rappeler cette parole du
maître du Tao :
« Ceux qui savent ne parlent pas, ceux qui
parlent ne savent pas. Le maître enseigne par ses actes, non par ses paroles. »
Dans
une assemblée habituellement tentée par les discussions à bâtons rompus, dans
laquelle le verbe de Min lui-même n’avait rien à envier aux chants des corbeaux
à collier, cette parole de sage retenue laissa place au silence que l’on entend
quand le renard franchit le sous-bois.
Le passage
d’un groupe d’une douzaine de soldats, à une centaine de mètres de la place,
obligea nos conspirateurs à dissimuler un instant les pages de leurs vies.
Feindre d’être absorbés dans d’autres luttes de territoires plus abstraites,
entre pierres blanches et noires, substituer aux olives et aux fraises un banal
bol de riz, le temps de voir disparaître au loin les ombres menaçantes des véritables
corbeaux à collier du régime.
Lu D., à la
recherche d’une amie disparue depuis la dernière manifestation étudiante contre
l’occupant japonais, souligna le rapprochement avec la période quasi
totalitaire du Dao de l’école des légistes. Dans une bande-dessinée au beau
format italien, QIN, L’empire des dix mille années, il a redécouvert ce
moment terrible d’unification de la Chine par la force des armes entre 221 et
206 av. JC. Quand le dernier Etat féodal des « Royaumes Combattants »
est finalement annexé par Qin en 221 av. JC, Ying Zheng prend le titre de Qin
Shihuangdi (Premier Auguste Empereur des Qin). Il choisit alors l’élément de
l’eau, privilégie la saison de l’hiver – symbole de l’extrême sévérité des lois
-, prend le six comme chiffre de base et adopte la couleur… NOIRE. Pour régner
en maître incontesté sur cet immense territoire, il impose un régime de terreur
avec la doctrine de la « responsabilité
solidaire », un système de délation… modèle ! En 213 av. JC sous
les conseils de son chancelier LI SI, l’empereur ordonne l’autodafé de tous les
livres des écoles traditionnelles de la pensée chinoise. Rien ne doit venir
altérer la façon dont Qin perçoit la musique, la philosophie, l’écriture, la
langue ou le calcul. En 212 av. JC, 460 lettrés confucianistes sont enterrés
vivants sur ordre de l’empereur. Parce que son fils aîné le prince Fu Su
appelle à la clémence, il est banni et envoyé à la Grande Muraille dont le
général Meng Tian assure l’unification.
Ce
bref rappel des gouffres de l’Histoire n’empêcha heureusement pas ces lettrés
clandestins, rejoints peu après par la belle et silencieuse Huong G., de
savourer les mets apportés en dessert. A la lueur de torches allumées, An L. chassa
les sombres cauchemars de l’empire Qin pour évoquer des contes pour enfants de
la culture chinoise. Dans ce domaine, Chen
Jiang Hong est devenu un maître de l’image et du récit. Le cheval
magique de Han Gan raconte de quelle manière un enfant épris de crayons et
de peinture dessinera un infatigable destrier pour un ambitieux conquérant. Ce
dernier, ivre de batailles et de victoires, bien loin des préceptes de Lao
Tseu, ne voudra plus renoncer à la moindre parcelle de puissance. Jusqu’à ce
que... D’autres albums comme Le
Prince tigre, Le Petit pêcheur et le squelette, Dragon de feu
ou Le Démon de la forêt font tout autant merveille. An L. a pu constater
que ses enfants avaient beau grandir, ils retrouvaient toujours autant de
plaisir à revenir feuilleter les pages de ces albums.
Si
la modeste assemblée ne l’avait pas aussi bien connu, elle aurait pu douter de
la fidélité à la cause de Jing L. lorsqu’il sortit d’un fin papier de boucherie
un manga japonais. Mais, Blue de Kiriko
Nananan par son récit d’une sensible histoire d’amour entre deux lycéennes,
a vite rejoint la liste des livres avec lesquels il valait mieux ne pas subir
un contrôle d’identité zélé. Lu D. fit remarquer qu’une bande-dessinée
française, Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, traitait du
même thème et qu’il était curieux de retrouver la même unité chromatique. Au
fil de la discussion, Jing L. précisa que Blue ne s’aventurait pas dans
les méandres de la relation sexuelle entre les deux jeunes filles, mais que ce
manga s’attachait à décrire l’évolution de leur attachement par petites touches
discrètes. Une délicatesse loin des clichés que certaines personnes véhiculent
sur le manga japonais. Tchang H. en profita pour rappeler combien les mangas
d’animation pouvaient receler de références surprenantes, puisque le dessin
animé Dragon Ball s’inspire librement de certains épisodes du Roi-Singe (la
queue de Son Gokû par exemple et bien sûr son amour des arts martiaux et son
bâton magique).
Le
froid caressait les épaules et la place des mille vents se justifiait de son
nom, quand on en vint à évoquer de possibles jonctions entre la littérature
russe et asiatique. Chen G. a voyagé dans le plus grand pays du monde, y a
puisé la métaphysique de Dostoïevski et le double de son cœur. Un débat aussi
nourrissant et animé qu’une soupe chinoise pimenté s’est ouvert avec Min L. qui
était en pleine lecture de La Fin de l’homme rouge de Svetlana
Alexievitch. Pour Chen G., une grande responsabilité du délitement de la Russie
vient de la manière dont toutes les entreprises, toutes les richesses, ont été
confisquées par les oligarques. On ne peut faire pousser les fleurs de la
démocratie sur les terres craquelées de la misère et des inégalités. Ventre
affamé… De Mao à Poutine, on ne compte plus les hommes forts qui ont reconquis
un peuple humilié, en lui promettant de lui rendre sa fierté et un minimum de
confort matériel.
Alors
que chacun cherchait l’antidote dans la pensée d’un sage philosophe, Fang R.
leur confia le secret bien gardé des livres du Serpent à plume : un format
poche pour l’emmener partout avec soi et surtout un papier couleur ivoire au
toucher délicat d’une fleur de Lotus. La littérature réalise ainsi le mariage
du Yin et du Yang, de l’immatériel et du matériel, du sensuel et du cérébral.
Une ode à la vie bâtie, comme le Go, sur des règles d’une grande simplicité et
sur un infini de territoires possibles. Une antique bénédiction…
Lu D.
Livres partagés
-
La Joueuse de go de Shan Sa (roman ayant servi de trame à ce compte-rendu)
-
L’Empire des dix mille années de Patrice Serres
-
Le Prince tigre de Chen Jiang Hong
-
Le Petit pêcheur et le squelette de Chen Jiang
Hong
-
Le Cheval magique de Han Gan de Chen Jiang Hong
-
L’Epopée du roi-singe de Pascal Fauliot
-
Lao Tseu, la voie du Tao
-
Blue de Kiriko Nananan
- La Fin de l'Homme rouge de Svetlana Alexievitch (une émission sur France Inter ici)
- Le Serpent à plume n°19 "Papiers Japon" (1993) (ici)
Toujours un superbe commentaire et une belle soirée
RépondreSupprimerOui merci Raphaël pour ta constance dans le soin de ce blog et la qualité de tes comptes rendus!
RépondreSupprimerMerci beaucoup, mais j'ai encore des progrès à faire en chinois ;)
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