Lettre à une
inconnue
Asli…
Nous ne nous sommes jamais croisés, et tu ne liras sans doute pas cette lettre.
Elle restera une bouteille à la mer de plus envoyée par un drôle de naufragé. Je
ne sais même pas si les geôliers de ta prison d’Istanbul te font parvenir le
moindre courrier. Les lettres de ta famille, de tes proches, de tes éditeurs
turc et français, peut-être celles d’Orhan Pamuk, sont sans doute retenues ou
perdues, davantage pour te rendre plus seule encore que pour les propos dérangeants
qu’elles pourraient tenir à l’égard du régime de Recep Tayyip Erdogan. Ou
peut-être reçois-tu des enveloppes décachetées, des colis aux provisions
savamment entamées. Les petites humiliations ont toujours fait sourire les
bourreaux.
Ici
en France il est 22h passé, ce qui fait que dans ta cellule il est déjà plus de
minuit. Parviens-tu à dormir ? Deux heures de décalage horaire séparent
nos deux pays en hiver. Mais ces deux heures qui nous éloignent ne sont rien à
côté de ce que tu endures depuis ton arrestation du 16 août, alors que je suis
tranquillement installé devant l’écran de mon ordinateur. Pour avoir écouté
Timour Muhidine, ton éditeur français, parler de tes conditions de détention,
je sais que les brimades se succèdent pour te faire payer cher ton engagement.
Le froid de ta cellule, le retard des médicaments, le refus de t’accorder une
minerve pour soulager les douleurs, le manque de papier pour écrire, toi qui ferais
mieux que moi trembler ce bâtiment de pierre d’un trait de plume. Tout ce qui
est possible pour rappeler jour et nuit le droit du plus fort te sera infligé. Ton
procès est annoncé pour le 29 décembre, nous serons tous dans l’excitation des
fêtes de fin d’année entre Noël et nouvel an. Ce régime odieux qui bascule à
toute vitesse dans l’autoritarisme fera-t-il de toi un exemple en te condamnant
pour la prison à vie ? Je n’ose l’imaginer, mais je sais que désormais
tout est possible. Alors je t’écris.
Asli…
Pourquoi écrire dans le silence et la nuit à une romancière perdue dans le
crépuscule d’une démocratie laïque qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle
fût ? En cherchant à mettre des mots sur ce geste dérisoire, je
trouve : admiration, empathie, solidaire. Ce troisième mot me rappelle
Albert Camus qui a su si bien écrire la révolte. Dans son recueil de nouvelles L’Exil
et le Royaume, sur la toile de Jonas on pouvait lire en petits caractères
un mot à peine déchiffrable : « solitaire »
ou « solidaire ». Je crois
que comme le Docteur Rieux de la Peste, ou Ben Du Toit dans le très
camusien Une saison blanche et sèche d’André Brink, tu fais aujourd’hui,
Asli, l’expérience douloureuse des héros tragiques « solidaires et solitaires ». Solidaires à une cause dans laquelle ils engagent leur vie – pour
toi les Kurdes, les droits de l’Homme, la défense des minorités, le combat pour
la vérité – et solitaires lorsque
leur combat pour la justice les éloigne de gré ou de force de leur famille, de
leurs proches, de leurs contemporains. Les rend seuls et nus face à la violence
répressive. Mais pour toi comme pour beaucoup d’autres, il ne s’agit pas ici
d’un magnifique roman.
As-tu
lu Jack London, Asli ? Peut-être ses récits d’aventure – L’appel de la
forêt, Croc-blanc – qui font partie des livres les plus traduits au
monde. Mais connais-tu Le Vagabond des étoiles ? Derrière ce beau titre se cache ce que tu éprouves au moment où j’écris ces lignes :
la prison. Dans son récit Jack London décrit l’atrocité de la camisole de force
employée au début du XXe siècle dans les prisons californiennes. Son
héros découvre le moyen de quitter son corps et de revivre toutes ses vies
passées en remontant le temps. Son esprit devient libre de vagabonder dans les
étoiles. J’aimerais te raconter des histoires qui t’emmènent aussi loin. Je
vais te parler des derniers livres partagés lors d’un café littéraire. Le temps
que j’y passerai avec toi sur mon clavier abolira les frontières du temps et de
l’espace, anéantira les tyrans et les murs de leurs froides prisons…
Tu
vas sourire en découvrant le premier titre. J’ai tout de suite pensé à toi
quand Stéphane H. nous l’a présenté ce dimanche 11 décembre. Il s’agit de Révolte
sur la lune (1966-USA) de Robert
Heinlein, son auteur fétiche de SF. Ce roman obtint le prix Hugo 1967, prix
littéraire américain décerné aux meilleurs récits de science-fiction ou de
fantasy. La révolte dont il est question fait écho à la révolution américaine
de 1776 qui conduira à l’indépendance. La lune est une colonie pénitentiaire et
ses habitants sont des détenus expulsés par la Terre sans espoir de retour. Ils
exploitent les ressources lunaires dont les terriens ont besoin. Le personnage
principal, Manuel, est le meilleur informaticien de Luna City et parce qu’il
sait contrôler le superordinateur assurant les systèmes de survie de la colonie, il va se retrouver embarqué dans l’élan révolutionnaire. Que penses-tu de cela
Asli, alors que la chute d’Alep nous montre que les printemps des révolutions
arabes sont déjà loin ? La science-fiction a toujours su mieux que tout
autre genre littéraire peindre nos plus beaux rêves et nos pires cauchemars.
Comme
personne d’autre n’avait amené de livre sur le thème de « l’Espace »,
Stéphane L. pris l’initiative d’ouvrir le thème de « l’Amérique »
avec trois conseils de lecture. Faillir être flingué de Céline Minard (2013-France) propose une
incursion dans le far-west avec une suite de personnages qui convergeront tous
vers une ville nouvelle. C’est un somptueux récit qui devrait te plaire, car
certaines pages sur les grands espaces américains et sur la nature sont très
bien écrites et les personnages sont réussis, qu’il s’agisse de la jeune
indienne Eau-qui-court-sur-la-plaine ou des frères Brad et Jeff. Stéphane L. a
poursuivi son voyage dans l’Ouest américain avec Lonesome Dove
(1985-USA), un roman de Larry McMurtry. Nous y suivons la vie des cow-boys dans
les ranchs et surtout le récit prend la forme d’une aventure épique avec un
périple de plusieurs milliers de km pour convoyer du bétail à travers l’espace
américain. Un roman en deux tomes prometteur d’une belle évasion. Je crois me
souvenir Asli que dans Le Vagabond des étoiles, le héros de Jack London
revivait également le périple de pionniers américains faisant reculer la
frontière toujours plus loin vers l’ouest. Mais l’aventure de ce long convoi de
chariots et de leurs familles finissait de façon tragique. Enfin, Stéphane nous
a évoqué sa lecture d’un roman de Tanguy
Viel, La Disparition de Jim Sullivan (2013-France). Il s’agit pour
l’auteur de réfléchir aux caractéristiques inhérentes au roman américain, de les
rassembler et de faire naître son récit. On suit alors les mésaventures de
Dwayne Koster, un universitaire de Détroit qui a perdu femme et enfants à la
suite d’une liaison avec l’une de ses étudiantes. Tanguy Viel va lui façonner
une identité, un passé et le confronter à une intrigue vaguement policière tout
en lui faisant traverser bien sûr les grands espaces américains. Une véritable
autopsie de la puissance de la littérature américaine en dialogue avec le
lecteur et l’intrigue du roman.
Asli…
J’ai cru comprendre que ton pays aujourd’hui n’était pas à un paradoxe près.
Les purges d’Erdogan à l’encontre des médias, des opposants politiques, des
Kurdes et des intellectuels tels que toi, trop critiques à l’égard du régime,
n’empêchent pas simultanément une grande vitalité de la littérature. Du moment
que celle-ci regarde ailleurs… Alors je voudrais maintenant te parler de l’une
des bandes dessinées qui m’a le plus emporté parmi mes dernières lectures d’un
genre que j’affectionne beaucoup. Etunwan, celui qui regarde de Thierry Murat (2016-France). Ce récit
aux couleurs sépia, crépusculaires, touche à la mémoire de l’ethnocide de la
culture des indiens d’Amérique, contemple la beauté du monde, réfléchit aux
rapports que l’art entretient avec le réel et sonde les miracles et tourments
d’une rencontre amoureuse. Tout cela à la fois, et si je ne devais t’envoyer
qu’un seul livre par delà les murs de ta prison ce serait celui-ci. On y suit
le travail et les doutes d’un photographe américain dans la seconde moitié du
XIXe siècle. Après avoir découvert les peuplades indiennes lors
d’une première expédition topographique, il retourne seul à la rencontre de ces
êtres qui communient avec la Nature. Sa rencontre avec une indienne dans le
crépuscule du jour finissant, et ses interrogations sur la façon de sauver par
ses photographies la mémoire de ce peuple qui s’éteint, comptent parmi les plus
belles pages de la bande-dessinée contemporaine. J’ai fini cet album dans les
larmes Asli et je me souviendrai longtemps de Joseph Wallace, devenu Etunwan,
celui qui regarde le monde. L’occasion était trop belle d’associer ce roman
graphique au récit d’Eric Vuillard, Tristesse
de la terre (2014-France). L’auteur démonte le mythe de Buffalo Bill et
nous rappelle que la « bataille » de Wounded Knee (29 décembre... 1890) n’était rien d’autre
qu’un massacre de familles, de vieillards et d’enfants. De manière tout à fait
étonnante, son dernier chapitre retrace la passion d’un photographe (tiens
donc…) pour la beauté des flocons de neige. Je ne résiste pas à la tentation de
t’en citer un passage :
« Mais ce qui l’ébahit le plus, ce qui l’éberlue, le magnétise, ce
sont ces choses qui fondent, qui coulent, qui ruissellent, qui brûlent, qui
dégèlent, qui s’éteignent, qui se cachent, qui s’évanouissent. Ce qu’il trouve
le plus beau, le plus saisissant, ce sont les choses qu’on ne peut regarder
très longtemps, qui ne se répètent pas, qui n’arrivent qu’une fois, là, pour
vous, une seule fois, et ne durent qu’un instant. Puis disparaissent. Voilà ce
qui l’intrigue. Il ne voudrait pas en rater une seule. Il voudrait toutes les
prendre, en garder quelque chose, une empreinte, une trace, un souvenir. »
p.153-154
J’aimerais
tant que tu puisses lire ces lignes de ta prison… tout comme t'entendre me les
traduire en turc en regardant tomber la neige sur Istanbul.
Le
livre présenté par Efisio, mon voisin et ami italien que tu apprécierais j’en
suis sûr, a de nouveau un titre auquel je peux à peine croire. L’été
assassin de Liz Rigbey
(2004-USA). Plus j’avance dans cette lettre Asli et plus je me dis que tu
n’étais pas loin de notre table ce dimanche 11 décembre. Efisio a choisi un roman à la croisée de la saga
familiale et du thriller psychologique. On marche dans les pas d’une jeune
femme qui revient en Californie après la mort de son père. Il s’est noyé dans
la même crique que son fils quelques années auparavant, et la police pense de
plus en plus sérieusement qu’il s’agit d’un meurtre. En essayant de tirer les
fils de ces deux morts suspectes, l’héroïne Lucy fera resurgir les secrets du
passé et mettra sa vie en danger. J’ai senti qu’Efisio avait pris un plaisir de
lecture certain à aller au bout de ce roman. Mais il nous a avoué qu’il
préférait de loin les récits historiques qui donnent du sens au monde et lui
apprennent des éléments nouveaux sur la science, la politique, les
civilisations. C’est un passionné qui s’inquiète de l’orientation inquiétante
que prend notre époque. Il faut que je lui parle de toi, lui qui a lu Orhan
Pamuk.
Gaëlle
avait amené un livre de nouvelles, offert par l’un de ses amis. Il se
reconnaîtra s’il échoue sur ce rivage. Je n’avais jamais entendu le nom de son auteur, Sherwood Anderson… Son recueil Winesburg-en-Ohio
(1927-USA) semble être l’une de ses grandes réussites. Si Gaëlle avait
juste eu le temps de lire deux ou trois nouvelles, elle était déjà conquise par
le style incisif de l’écrivain, et en particulier par la description d’une
personnalité à partir du ballet de ses mains (ce qui n'a pas manqué de m'évoquer une ancienne lecture de Stefan Zweig). Elle a pris le temps de nous lire
le quatrième de couverture qui lui avait donné envie d’ouvrir rapidement les
premières nouvelles. Comme il y est question de vérité et de vérités,
Asli, je la reproduis ici :
«Au commencement du monde, il y avait
d'innombrables pensées, mais ce qu'on appelle une vérité n'existait pas encore.
C'est l'homme qui fabriqua les vérités, et chaque vérité est composée d'un
grand nombre de pensées vagues. Les vérités étaient éparses dans l'univers et
voilées de beauté.
Le vieillard énumérait dans son livre des centaines de vérités. Je n'essaierai pas de vous les nommer toutes. Il y avait la vérité de la virginité, et la vérité de la passion, les vérités de la richesse et de la pauvreté, de l'avarice et de la prodigalité, de l'insouciance et de l'abondance. Il y en avait des centaines et des centaines, et elles étaient toutes belles. Les gens apparaissaient alors. Chacun arrachait une vérité en passant et quelques-uns, qui étaient particulièrement forts, en arrachaient une douzaine. C'étaient les vérités qui rendaient les gens grotesques. Le vieillard avait édifié toute une théorie sur ce sujet. Sa conception était qu'au moment où l'un des individus accaparait une des vérités, la nommait sienne et essayait d'y conformer sa vie, il devenait un grotesque et transformait en mensonge la vérité qu'il étreignait.»
Le vieillard énumérait dans son livre des centaines de vérités. Je n'essaierai pas de vous les nommer toutes. Il y avait la vérité de la virginité, et la vérité de la passion, les vérités de la richesse et de la pauvreté, de l'avarice et de la prodigalité, de l'insouciance et de l'abondance. Il y en avait des centaines et des centaines, et elles étaient toutes belles. Les gens apparaissaient alors. Chacun arrachait une vérité en passant et quelques-uns, qui étaient particulièrement forts, en arrachaient une douzaine. C'étaient les vérités qui rendaient les gens grotesques. Le vieillard avait édifié toute une théorie sur ce sujet. Sa conception était qu'au moment où l'un des individus accaparait une des vérités, la nommait sienne et essayait d'y conformer sa vie, il devenait un grotesque et transformait en mensonge la vérité qu'il étreignait.»
Ce
passage m’intrigue beaucoup et je suis sûr que la lecture des nouvelles
aiderait à s’y frayer un chemin. A cette heure très avancée de la nuit je me
demande quelles sont les vérités dont je me suis emparées et si je les ai
jamais transformées en mensonges. Je sais au moins ceci : cette lettre à
une inconnue n’est pas un artifice de plus succombant à la recherche de la
forme. C’est une conversation intime entre toi et moi nourrie par les fils
invisibles de la littérature. Les quelques âmes égarées dans ces lignes, ayant tenu
jusqu’ici, auront bien mérité de s’asseoir à notre table imaginaire.
Asli…
Je tombe de sommeil, mais je t’ai gardé le meilleur pour la fin. Aimé est passé
maître dans l’art théâtral comme dans celui de la conclusion. Il avait apporté
un roman de John Kennedy Toole. Son titre : La Conjuration des
imbéciles (1980-USA). Les voix de la littérature [et de la politique] sont
impénétrables. Ce roman publié à titre posthume a reçu le prix Pulitzer de la
fiction en 1981. Livre
particulièrement atypique, il narre les déboires d’un inadapté croyant être
doté d’un esprit supérieur. Une sorte de Don Quichotte moderne inclassable.
L’auteur s’est suicidé à 32 ans et la publication rocambolesque de son roman,
grâce à l’acharnement de sa mère, pourrait faire l’objet d’une histoire à elle
seule. Si le rire est résistance, si la comédie absurde et burlesque est satire, c'est pour beaucoup grâce à ce roman, si j'ai bien écouté Aimé.
1h36.
Mon bureau commence à être envahi par le froid et je n’ose imaginer ce qu’il en
est pour toi. A quelle heure commencera ta journée demain matin Asli ? Par quels bruits dans les couloirs ? De quels répétitifs et épuisants combats quotidiens sera-t-elle l'arène ? Je n’ai jamais cru aux miracles de Noël, ni que la littérature
pouvait ouvrir les portes d’une prison. Mais ce temps volé au sommeil, ces
quelques heures passées en ta compagnie à sillonner l’Espace et l’Amérique
auront été très agréables. Je guette le 29 décembre comme un gardien de
phare et je le guide vers le littoral inviolé de nos libertés.
Raphaël
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