dimanche 23 avril 2017

Danser sa vie - brunch littéraire du dimanche 2 avril 2017


            Ma jolie,
            Danse !

            Celui qui danse chemine
 sur l’eau
 et à l’intérieur
 d’une flamme !

Si nous devions trouver une explication à ce qui n’est souvent qu’une impulsion, une énergie du corps et de l’esprit, c’est peut-être ce court poème de Frederico Garcia Lorca que nous réciterions pour donner une raison d’être à ce nouveau thème du café littéraire… En écoutant Ferrat, c’est entendu (ici).

Certes, pour accoucher de ce thème, il y eut des échanges de mails, un intense lobbying delermien, une lecture partagée de L’Art de la sieste de Thierry Paquot proposant un délicat parallèle entre le rythme de la vie et celui de la danse… Mais sans doute avons-nous d’abord ressenti le besoin de nous délester un peu du poids du monde pour nous envoler dans une valse, un tango, un fox-trot ou un ballet nocturne éclairé par les lumières de la ville. Un lala land littéraire si on veut. Musique !

C’est donc complètement greasés que nous nous retrouvâmes ce dimanche matin pour un brunch au pas cadencé. Ayant apporté trois cartes mystères pour Gaëlle, Aymé et Stéphane L. pour pimenter nos discussions, le premier tour de piste se résuma à un mime digne des Enfants du paradis. Après avoir décliné un régime carné, s’être échangés leurs cartes sur le boulevard du crime, Gaëlle et Stéphane rivalisèrent d’ingéniosité pour se faire deviner leurs énigmatiques œuvres littéraires verso-papier.
Un seul doigt de Gaëlle, puis deux, puis trois et un geste ancestral de kabuki, permirent à l’ami du vieux qui lisait des romans d’amour de se faire Haruki. J’avais presque remporté cette première battle : si Stéphane courant à la recherche du temps perdu n’avait pas amené de roman cette fois-ci, il avait bien lu naguère Danse, danse, danse de Murakami. En princesse nippone qui sait tenir son rang, Geneviève suivit le tempo en mobilisant ses souvenirs de lecture de La Course au mouton sauvage, précédent opus de l’auteur, nourri du même narrateur et du même lieu fantasmatique : l’hôtel du Dauphin.

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Une émission de Guillaume Gallienne (Ça peut pas faire de mal – 11/03/17, ici) m’avait fourni un aperçu de ce diptyque du grand romancier japonais. Roman existentiel et dionysiaque, Danse, danse, danse nous glisse dans les pas d’un homme à la trentaine passée de quatre mesures, traversant une crise existentielle après un amour perdu. La callgirl qu’il avait tant aimée s’est volatilisée sans laisser de traces. Attiré par une force mystérieuse, il revient plusieurs années après dans cet hôtel désormais relooké au standing d’un cinq étoiles. Riche de souvenirs et de fantômes. Il s’attachera à une réceptionniste, ainsi qu’à une jeune fille de 13 ans, déposée là par une mère photographe en vadrouille, et n’aura de cesse de lutter contre la disparition du sens de sa vie. Maudits pythons !

Un extrait du roman nous donne un avant goût du tourbillon de rêves et de réalité que nous a concocté notre Kafka du pays du Soleil-Levant :

-        Qu’est-ce que je dois faire alors ? Je réitérai ma question.
-   Danser, répondit le mouton. Continuer à danser tant que tu entendras la musique. Tu comprends ce que je te dis ? Danse. Continue à danser. Ne te demande pas pourquoi. Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. Et si tes jambes s’arrêtent de danser, moi je ne pourrai plus rien faire pour toi. Tous tes liens disparaîtront pour toujours, et tu ne pourras plus vivre dans ce monde-ci, de ce côté. Tu seras aspiré par le monde de là-bas. C’est pour cela qu’il ne faut pas t’arrêter. Même si tout cela te paraît stupide, insensé, ne t’en soucies pas. Tu dois continuer à danser en marquant les pas. Et dénouer peu à peu toutes ces choses durcies en toi. Ce n’est peut-être pas encore trop tard. Utilise tout ce que tu peux, fais de ton mieux. Il n’y a rien dont tu doives avoir peur. Ça arrive à tout le monde : tu as l’impression que tout va de travers, que le monde entier se trompe et tu t’arrêtes de danser.

Je levais les yeux et contemplais à nouveau son ombre gigantesque sur le mur.

-    Mais il n’y a rien d’autre à faire que danser, poursuivit l’homme mouton, et danser du mieux qu’on peut, au point que tout le monde t’admire. Si tu fais ça, alors peut-être pourrais-je t’aider moi aussi. Voilà pourquoi il te faut danser. Danser tant que la musique durera. Danse, danse tant que la musique durera.

Pour Geneviève, La Course au mouton sauvage est un très bon roman fidèle au style et aux obsessions de Murakami : les superpositions ou allers-retours entre le réel et l’imaginaire, le portrait de personnages en situation de rupture dans leur existence, une certaine passion pour l’étrangeté et les créatures oniriques (ici l’homme mouton). Il semble donc que se jeter à corps perdu dans cette valse murakamienne (copyright) soit la promesse d’un somptueux voyage…
Stéphane H. a trouvé dans notre discussion sur Murakami un écho à une lecture de Richard Matheson : Le jeune homme, la mort et le temps. Un beau passage de Danse, danse, danse, lu par Guillaume Gallienne, raconte la surprise du personnage principal de découvrir sur un écran de cinéma le visage de la femme perdue dans une scène d’amour avec un acteur joué par l’un de ses amis d’enfance. Il aura beau retourné une fois, deux, trois fois revoir le film, c’est toujours ce même visage qui se retourne vers lui. Chez Richard Mateson, le récit se déploie également dans un hôtel. Plus précisément un vieil hôtel en bord de mer. Un homme de 36 ans, condamné par la maladie à une mort certaine, y échoue et trouve la photographie d’une belle et jeune actrice de cinéma de la fin du XIXe siècle. Il en tombe éperdument amoureux. Après quelques recherches sur l’histoire de cette actrice, Elise McKenna, Richard découvrira qu’elle effectua un séjour dans le même hôtel… et lira son propre nom dans un vieux registre de l’époque ! Ces croisements réalité/fiction n’ont pas manqué d’inviter Woody Allen à notre table. Après un moment en notre compagnie, il nous quitta pour une séance de psychanalyse avec Dieu. Laissant une rose pourpre exhaler un envoûtant parfum dans un verre calcaire.

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Richard Matheson (1926-2013)                       Woody Allen (immortel)

Après une pointe d’une parfaite tenue, Geneviève nous présenta deux livres paraissant au moins aussi savoureux qu’un dessert de François. Je ne lui fais pas du pied, Benjamin lui en a déjà fait mille, ce n’est pas la peine d’y revenir. Ouverture de rideau pour Geneviève avec un roman à quatre mains d’Anne-Laure Bondoux et Jean-Claude Mourlevat : Et je danse aussi. Oui Geneviève, on sait… en même temps le pas de bourré chez François… Enchaînons : plié, tendu, rond de jambe, fissa ! Ce récit, disions-nous, s’organise à travers une correspondance entre un romancier à succès ayant perdu le goût de vivre depuis le départ de sa femme et une fan lui révélant peu à peu ses nombreux complexes. Adeline est « grande brune et grosse » et peu d’hommes ont crié après elle pour qu’elle revienne. Deux êtres fissurés réunis par la tuyauterie d’internet. Si leurs échanges sont d’abord enrichissants pour l’un et l’autre, au fur et à mesure que le récit progresse une petite musique dissonante se fait entendre. Geneviève nous souffle au milieu d’un grand battement que des interstices dans les mails de cette lectrice assidue suggèrent qu’elle pourrait être l’épouse disparue. Quand le romancier se retrouve avec cette idée-pieuvre soudée au plafond, il se fâche avec ses amis, temporise tant bien que mal avec la pression de son éditeur et se lance dans une enquête qui révélera bien des secrets…

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Applaudissements du public conquis, révérence du coryphée, détour par le dictionnaire, et deuxième acte avec Les divins secrets des petites Ya-Ya de Rebecca Wells. Ce roman à la fois délicat et épicé décrit les tensions et mystères d’une relation mère fille en pays cajun (Louisiane). Lorsqu’une ancienne danseuse de claquette lit dans le très mondain New-York Times que sa fille, metteur en scène de renom, l’accuse de l’avoir maltraitée pendant son enfance, elle décide de rompre toute relation. Ceci d’autant plus qu’elle ne comprend pas pourquoi sa fille renonce au dernier moment à son mariage avec un homme appartenant à la upper-class. Ses trois amies vont tenter de renouer cette relation en la convaincant de confier à sa fille ses carnets secrets sur les ya-ya. Nom que les quatre amies avaient attribué à la tribu soudée qu’elles formaient pendant leur enfance. Dès lors, la découverte de ces carnets emporte le lecteur – peut-être surtout la lectrice - dans de longs flashbacks rompus de temps à autre par un retour au présent. La personnalité d’une mère exubérante, mais aussi blessée par la vie, se dévoilera au fur et à mesure du récit, ainsi que les circonstances dans lesquelles a surgi cette dérive vers la maltraitance.

Aimé prit le relai pour nous présenter une autobiographie de la première danseuse étoile afroaméricaine de l’American Ballet Theatre. Misty Copeland raconte dans Une vie en mouvement (éd. Christian Bourgois) tous les sacrifices endurés depuis ses 13 ans pour atteindre la perfection indispensable à une danseuse classique de ce niveau. Née dans une fratrie de six enfants de pères différents, elle n’avait pas au départ toutes les chances sociales de son côté. Pourtant, avec une volonté de fer, en étant conscience qu’elle pouvait devenir une pionnière pour la communauté noire dans cet art si exigeant de la danse, elle réussit à franchir une à une les étapes obligées pour se hisser au rang de danseuse étoile. Cette autobiographie d’un destin de femme inoubliable montre également les difficultés à gérer une identité en mouvement comme le suggère le titre. Ne pas renier ses origines modestes, garder un contact fort avec sa communauté tout en se hissant au plus haut de la hiérarchie sociale, pose de nombreuses pièges et questions existentielles. Misty Copeland est bien une transfuge de classe qui, à la manière d’un Billy Elliot issu du milieu ouvrier anglais, danse sur un fil tendu au-dessus du vide d’une méritocratie américaine trop souvent illusoire. Critique de Libération ici.
Pour Aimé, ce livre est l’occasion de rentrer dans les coulisses d’un univers finalement peu connu par de nombreuses personnes. Nous n’en avons généralement que quelques images d’Épinal, quelques repères flous. L’Opéra (2017), film documentaire de Jean-Stéphane Bron (auteur du très maîtrisé Cleveland contre Wall-Street), est une autre possibilité pour découvrir les codes de ce milieu à travers le petit trou de la serrure. Qui n’a jamais rêvé d’être une petite souris à l’opéra ?

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                   Misty Copeland: "I Broke Down the Stereotype That Black Women Can't Lead a Ballet"

Pour ma seconde carte mystère, je dois avouer que j'avais raté mon coup. Connaissant le goût d'Aimé pour le (bon) cinéma et pour le polar, j'avais tout misé sur On achève bien les chevaux d'Horace McCoy. Ce roman qui se situe au moment de la Grande Dépression aux Etats-Unis, fut adapté au cinéma par Sydney Pollack. Un jeune couple dans la dèche s'inscrit à un marathon de danse en espérant remporter le gain de mille dollars. Mais la profonde déprime de Gloria les conduira vers un point de non retour que l'on découvre dès le début du livre. Plus critique sociale que véritable polar, ce roman permet de découvrir la réalité des marathons de danse qui firent fureur aux Etats-Unis pendant cette période de chômage de masse, ainsi qu'en Europe avant et après la seconde guerre mondiale. Un livre sur le sujet, Chevaux de souffrance, les marathons de danse en Europe (1931-1960) est solidement présenté sur le site de médiapart (ici). Un savoureux passage du polar social de McCoy devrait d'ici peu se trouver une belle place parmi les extraits de textes du blog.

Puisque la charade commence par « mon premier est un livre », Gaëlle a profité de cette ouverture pour s’aventurer vers un livre-audio. Un juste rebond après notre moment en compagnie de Guillaume Gallienne pour Murakami. Ici, priorité à l’oralité, aux vibrations sonores sensibles jusque tard dans la nuit, pour le roman d’Arthuro Pérez-Reverte, Le tango de la vieille garde. Sur plus d’une dizaine d’heures d’écoute, les oreilles de Gaëlle ont recueilli les deux premières heures du roman. Le récit s’articule autour de trois périodes et nous fait d’abord suivre dans l’entre deux-guerres, embarqués sur un transatlantique, un danseur mondain jouant de ses charmes dans les hautes sphères de la société. Alors qu’il rencontre et séduit la femme d’un compositeur, sa technique parfaitement rodée se détraque quand les sentiments surgissent au cœur d’un tango… Max et Mercedes se perdront de vue et se retrouveront au cœur d’un XXe siècle chahuté par l’Histoire. Gaëlle n’ayant pas absorbé toutes les arabesques du disque audio, a su toutefois attiser notre appétit du romanesque en nous dévoilant quelques pistes. Devenu à 60 ans le chauffeur d’un médecin (déchéance sociale après des années luxuriantes ?) Max croisera de nouveau la femme du transatlantique. Entre temps, le roman aura valsé autour d’une intrigue d’espionnage, des bas-fonds de Buenos Aires, d’un inquiétant tournoi d’échec ou encore du vol de mystérieux documents. Tout cela au milieu de la guerre civile espagnole, de l’Italie fasciste de Mussolini ou des barbouzes du KBG. Bref, un roman tourbillonnant et prometteur !
Autant dire tout de suite que mon pari sur Danseur (2008) de Colum McCann – la dernière carte mystère - était bel et bien perdu. Même si Gaëlle, sans que nous trouvions le temps d’en discuter, avait lu cette histoire du danseur étoile et chorégraphe Noureev.

De son côté, Delphine s’est passionnée pour Le loup des steppes d’Hermann Hesse. Sauf erreur, il s’agit d’une relecture lui ayant permis de mieux apprécier la profondeur du roman. Son personnage principal, Harry Haller, déteste la bourgeoisie et son confort dans un conformisme d’eau tiède (ou l’inverse). Pourtant, il en aime simultanément toutes les pratiques culturelles et en premier lieu son univers intellectuel. Il est donc déchiré entre attirance et répulsion pour ce milieu bourgeois. S’éloignant de plus en plus de ses semblables, il erre comme un loup des steppes, contraint à l’isolement. Alors qu’il songe et renonce in extremis au suicide, il rencontre Hermine, son homologue féminin. Quoique… Contrairement à Harry, celle-ci est capable de goûter les plaisirs de la vie et décide d’initier son nouveau compagnon d’infortune. La sensualité de la danse sera l’un des leviers les plus importants pour réconcilier les jouissances du corps et de l’esprit.

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C’est ici que j’ai raté ma vocation de tireur de cartes. Je n’ai pas osé parier sur un livre de Robert Heinlein pour Stéphane H. et bien mal m’en a pris. Un faux pas inexcusable du piètre danseur que je suis. Avec un déhanchement so british, l’infatigable soutien de la SF américaine nous a sorti une short-story en anglais de 1942 : Waldo. Bon, que son anglais approximatif ne lui ait pas permis de faire complètement le tour du propriétaire ne sera pas dévoilé ici par pure amitié. Stéphane saura reconnaître mon inflexible loyauté. Dans ce récit serré comme un pudding donc, il est question d’un virtuose de la danse, Jones Waldo, devenu spécialiste de neurochirurgie dans une station spatiale. Un retour dans le passé nous apprend qu’atteint d’une maladie dégénérative, il devint (lui au moins y est parvenu) un homme bionique. Souvenirs d’enfance du chocolat chaud, de l’Homme qui valait trois milliards et de l’actrice de Super Jaimie. God save the Queen et les miracles des voyages dans le temps que provoque la littérature ! Mais je m’égare peut-être… chacun ses flash-backs, non ? Stéphane insiste sur le côté visionnaire de son auteur fétiche, avec l’invention du bras télémanipulateur au centre du bouquin. De plus en plus perfectionné et miniaturisé, il permettra des opérations chirurgicales d’une grande précision et des interventions techniques nécessaires à la station spatiale dans laquelle évolue le héros. A la veille du premier tour incertain de cette élection présidentielle d’avril 2017, je me prends à rêver : que pourrais-je bien faire avec un bras télémanipulateur de très haute précision dans un bureau de vote ? Soulever les jupes des filles comme Souchon, certainement. Mais encore ?


La conclusion de ce long dimanche de fiançailles (aucun rapport avec le champ lexical de la danse, même si Téléphone aurait pu chanter « la bombe humaine » dès 1914, mais Sébastien Japrisot est un ami) fut confiée à Efisio. J’ai pu découvrir grâce à lui que l’avenue Charles Tillon, devant mon lycée, évoquait un écrivain injustement oublié. Efisio nous a présenté un récit de vie de l’auteur : La révolte vient de loin. Charles Tillon y retrace la mutinerie à laquelle il a participé en 1919 à bord d’un croiseur de l’armée française, le Guichen. Il avait alors 22 ans et se préparait à épouser l’idéal communiste, tandis que les forces françaises soutenaient des opérations « contre-révolutionnaires » visant la russie soviétique. Un témoignage d’un autre temps, mais qui permet de méditer sur la notion si importante et délicate de désobéissance.

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Voici de nouveau quelques belles alternatives aux best-sellers des sorties littéraires...


Raphael

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