lundi 20 février 2017

Cent poèmes de la Résistance - La rose et le réséda (1943) de Louis Aragon

   EXTRAITS DE TEXTES

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   Déniché à l'occasion d'une flânerie à la bibliothèque des Champs libres de Rennes : Cent poèmes de la Résistance d'Alain Guérin (éditions Omnibus, 2008). Un cadeau du hasard en écho au thème du dernier brunch littéraire (05/02).
   Dans la préface, l'auteur de cette anthologie évoque la vieille querelle "le stylo ou la mitraillette" qui culmina dans les attaques contre Aragon, parce que contrairement à René Char, il ne prit jamais d'autres armes que celles de l'encre, de la plume et du papier. Pourtant, Jean Dutour rappelle dans Les Voyageurs du Tupolev (2003) :

"On n'imagine plus aujourd'hui ce qu'avait représenté Aragon en 1943 pour les jeunes résistants dans mon genre. Par la seule vertu de ses poèmes, la France était soudain débarrassée de sa honte. Je suppose que les vaincus de 1870 ressentirent quelque chose de semblable en lisant L'Année terrible. La métamorphose d'Aragon, véhément surréaliste, puis communiste zélé, devenant mystérieusement Victor Hugo, c'est-à-dire modulant sur sa lyre la musique ancestrale de la France, n'était pas la moindre des merveilles. C'est quand il est vaincu et ligoté par le vainqueur qu'un peuple a besoin d'un aède (*)..."
   Un aède désigne un poète grec de l'Antiquité (je découvre le mot), s'accompagnant des mélodies d'une lyre pour chanter ou réciter ses poèmes. Homère en est le plus illustre représentant.

   Ce recueil de poèmes de la Résistance, découpé en cinq parties (poèmes de la Défaite / du Malheur / du Combat / de la Victoire / du Souvenir) offre une large place aux écrits de Louis Aragon, puisque douze de ses poèmes y sont répertoriés (sept pour Paul Eluard, cinq pour Robert Desnos).

   En feuilletant cette anthologie, on mesure quelle fût la place de la poésie dans la longue lutte contre le nazisme. Parmi les 33 textes consacrés aux poèmes du Combat, on trouve La rose et le réséda (p.126) que Louis Aragon dédia à quatre résistants fusillés par l'occupant: Gabriel Péri, député communiste, Honoré D'Estiennes d'Orves, lieutenant de vaisseau parachuté en France, Guy Môquet, jeune militant communiste et Gilbert Dru, militant catholique.


La rose et le réséda

Celui qui croyait au ciel 
Celui qui n'y croyait pas 
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fût de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du cœur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle
L'autre tombe Qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Il coule il coule et se mêle
A la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dîtes flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle
La rose et le réséda

   Il y a bien sûr d'autres indispensables et beaux poèmes dans cette anthologie. Mais à l'heure des sanguinaires embrasements des fanatismes religieux, des replis identitaires sur fond de guerre des civilisations, ce texte de Louis Aragon me semble une clef de résistance actuelle et nécessaire.


Raphaël


NB
Un court métrage réalisé par André Michel en 1947 est disponible sur le site de l'Ina (ici). L'ensemble a assez mal vieilli et la musique souligne maladroitement le propos, mais le poème d'Aragon est lu par Jean-Louis Barrault, l'inoubliable mime Baptiste des Enfants du Paradis de Marcel Carné. Sur le boulevard du Crime, c'est toujours l'amour, la beauté et la poésie qui sauvent le monde... ou ce qui peut l'être.

jeudi 16 février 2017

La Résistance - brunch littéraire du 5 février 2017



Brunch littéraire du 5 février 2017

Poser ma plume pour conter notre brunch littéraire de ce 5 février… Quelle fantaisie ! Mais quel honneur aussi de relayer Raphaël dans la tenue de ce blog narrant nos rencontres mensuelles - et à l’occasion, donnant à lire et à réfléchir sur cette société dans laquelle - de laquelle ? - nous vivons.
Ce mois-ci, François a obtenu gain de cause : nous avions pour mission de nous pencher sur un thème qui lui tenait à cœur.

Résistance.

Contrairement à nos habitudes, cette fois-ci pas de secrétaire désigné. Juste quelques notes prises par Raphaël au sortir du café pour se rappeler de nos lectures. Et transmises à tous telles une bouteille à la mer, un appel à l’écriture, à la narration. Impossible pour moi de ne pas relever le défi. Me voici donc au milieu de la nuit en train de coucher ces mots sur le papier.
Et pas de notes veut dire juste un travail de mémoire sans préparation… Alors pas de travail chronologique pour moi, je vais faire le tour de nos palabres et des références amenées par les uns et les autres à travers les divers points de vue qui surgissent de ma mémoire.



Définir le thème

Résister. Raphaël nous a encore déniché au fin fond de sa réserve (le CDI de son lycée mais chuuuut…) une pépite : un numéro de Le Monde Idées dans lequel Alain Rey nous livre la définition de ce verbe. Resistere. Non pas le re de la répétition mais le re de l’intensif. Pour se tenir debout et se maintenir envers et contre ce qui nous fait obstacle, nous menace. Un mot assez peu ancien et dont la signification n’a que très peu évoluée.
Le mot « Résistance » apparaît plus tard, d’abord sous la forme de « résistence » puis sous sa forme moderne et avec la seconde guerre mondiale, il prendra le sens qu’on lui donne aujourd’hui et qui se rapporte plutôt à la résistance active face à des dangers qui menacent la société.
Une fois ces deux définitions posées, les différents ouvrages que nous avons apportés ont présenté l’un ou l’autre ou les deux pans de la signification : résister en restant debout ou résister en agissant contre ? Cela va alimenter le débat au fil de nos lectures.

Se présenter debout et ne pas bouger - pour faire bouger les autres

C’est une manière de résister en continu, sans à-coups, sans coups d’éclat que l’on retrouve dans plusieurs de nos ouvrages. 

Tout d’abord dans Un homme est mort de Etienne Davodeau et Kris, présenté par Delphine. L’histoire en bande dessinée d’un documentaire tourné par René Vautier sur un poème de Paul Eluard, lors des manifestations ouvrières de 1950 sur les chantiers de la reconstruction de Brest. Un documentaire tourné pour soutenir un mouvement de revendication salariale alors qu’un homme a été tué lors de la première manifestation syndicale. Un documentaire présenté 84 fois pour témoigner de ce drame, pendant que les manifestations et négociations continuent.

 Ensuite, Le cortège des vainqueurs de Max Gallo et présenté par Efisio, nous ramène à la seconde guerre mondiale. Mais pas en France : en Italie. L’Italie de Mussolini et de ses arditi dans lesquels un jeune homme va se retrouver engagé bien que ses convictions ne le poussent pas vers un soutien sans faille au fascisme. Dans ce roman, le jeune héros restera à son poste faisant de son mieux pour minimiser les conséquences de ses actes. Le débat s’ouvre sur sa qualité de résistant : en effet, il ne contre pas franchement le régime, il ne mène pas d’action contre les actions inhumaines qu’on lui ordonne de faire. Mais il reste à cette place malgré tout parce que s’il abandonnait, un autre pire que lui prendrait sa place, il reste pour filtrer au mieux, limiter la barbarie. Alors cela peut s’apparenter à une forme de résistance selon certains d’entre nous, pas pour d’autres. Difficile de trancher.


Un deuxième ouvrage décrivant cette période permet également de mettre en lumière cette difficulté à « entrer en résistance » : il s’agit du second tome du Siècle - L'hiver du monde de Ken Follet que j’ai apporté avec moi. Ken Follet a cette particularité intéressante de plonger le lecteur dans le quotidien « populaire » des hommes et des femmes de l’histoire. Des familles disséminées de par le monde, en interaction plus ou moins importantes entre elles, confrontées de plus ou moins près à la guerre. Il nous fait ressentir les dilemmes de choix que ces personnes ont dû affronter, les convictions personnelles qu’elles se sont forgées, les limites qu’elles ont dû accepter. Si on peut choisir pour nous, nos propres actions, on ne peut le faire pour les autres mais on peut essayer de comprendre les ressorts de leurs motivations, de leurs choix. Lâcheté ou protection ? Respect des procédures ou attaques frontales ? Selon son milieu, son caractère, son entourage, nos choix ne sont peut-être pas si libres que l’on croit.


Et enfin, Le silence de la mer de Vercors, apporté par Aimé présente également cette résistance silencieuse mais cette fois-ci au sens propre du terme : un vieil homme et sa nièce ont décidé de ne pas dire un mot à l’officier allemand qui a réquisitionné une chambre chez eux. Cependant, peu à peu, ce dernier va percer leur résistance et les amener à comprendre que ce qu’il représente n’est pas celui qu’il est. Profondément humaniste, il cherchera à leur faire comprendre qu’il cherche le partage de culture et pas l’imposition de la sienne. 

Contrairement aux Rhinocéros de Ionesco, apporté par Raphaël, qui, carapaces en place, voient peu à peu leurs rangs grossir à force de persuasion et de « chants », laissant le dernier humain douter de la légitimité de sa résistance finale alors que sa propre épouse finit par céder aux chants des sirènes et les trouver beaux… Peut-on encore résister quand on se retrouve isolé et que tous autour de nous ont fini par se ranger à l’avis de la majorité ? Est-il possible de garder nos convictions envers et contre tous ? Ionesco nous laisse libres de trouver des solutions…

 

Se battre contre pour mieux résister

Certains auteurs choisissent d’affronter à visage découvert ce qui leur paraît inadmissible. C’est le cas de Stéphane Hessel avec Indignez-vous, apporté par Stéphane L.. Ce petit opus contemporain prend également ses références dans la seconde guerre mondiale et les confrontent au monde actuel pour rappeler qu’il est du devoir de chacun de s’indigner quand des exactions sont commises.
En contrepoint, Stéphane nous a aussi apporté Epilez-vous d’Aristophane Aisselle, paru peu de temps après le premier et présentant des convictions identiques sur le fond mais étant bien plus dubitatif sur l’impact d’un tel livre, les auteurs ont choisi de traiter le sujet par l’humour, avec beaucoup d‘ironie.


Et si l’humour était une clé de résistance ?

Gaëlle y croit aussi puisqu’elle a choisi de nous présenter Imaqa, de Flemming Jensen. Ce livre raconte comment le peuple groenlandais par sa manière joyeuse de vivre arrive à séduire un enseignant danois venu sur leurs terres les « convertir » aux traditions de leur pays de rattachement, ralentissant ainsi le déclin de leur culture, celle qui leur permet de se nourrir, se loger, se vêtir, bref, de vivre en fonction de leurs conditions naturelles et non en fonction de la société de consommation…


Si les groenlandais se battent en riant, d’autres le font en écrivant de la fiction.

C’est le cas de Robert Heinlein pour lequel Stéphane H. nous a apporté une analyse avec Solutions non satisfaisantes, une anatomie de Robert Heinlein, écrit par Ugo Bellagamba et Eric Picholle. Cet auteur de science-fiction aura en effet, au fil de ses romans, testé de nombreuses solutions aux différents problèmes de son époque. L’insistance dont il fait preuve serait une forme de résistance contre le flux généralisé de la société à nous entraîner dans ses fonctionnements.
De nombreux auteurs ont d’ailleurs contribué à présenter des pistes pour mieux résister. C’est le cas dans le recueil présenté par Raphaël : Et nous vivrons des jours heureux regroupe les textes de 100 auteurs « pour résister et créer », proposant de nouvelles voies pour mieux vivre notre démocratie dans tous ses aspects, vers une transformation profonde de la société.


Se battre contre des actes malveillants ou contre le temps qui court ?

Résister à la pression de la société. Finalement c’est aussi une forme de résistance de ne pas se laisser entraîner malgré nous dans une direction qui ne nous conviendrait pas. 
L’art de la sieste de Thierry Paquot va dans ce sens, nous conseillant de profiter de ces temps de sieste pour retrouver la maîtrise de notre temps. Paradoxal mais salutaire paraît-il !
Dans la même veine, Stéphane L. a apporté un petit rappel pour éviter de se reposer sur ses lauriers : Les Miscellanées de M. Schott, à consulter quand son cerveau tourne en boucle, histoire de se réveiller les neurones ! (Il nous l’avait déjà présenté lors d'un précédent café). 

Et voilà arrivée la fin de mes souvenirs de notre rencontre de février... 

Et c’est donc à ce moment de mon compte-rendu que je dois piteusement reconnaître qu’il manque deux livres… deux livres dont je n’ai absolument aucun souvenir… à ma décharge, je ne dois pas être la seule, parce que, oui, ça m’arrive souvent de parler toute seule, c’est vrai mais pas quand je suis en bonne compagnie !
Donc je vous présente deux ouvrages supplémentaires dont certains ont sans doute disséqué le contenu :
Présenté par Stéphane H. : Ni Dieu, ni Maître, la référence des anarchistes, résistants car opposé à une organisation sociétale (nan ? désolée, j’ai rien entendu M’sieur…)
Présenté par Raphaël : De la démocratie en Amérique de Tocqueville, qui analyse les particularités de la démocratie américaine.


Pour le prochain brunch (premier dimanche de mars ?), nous n’avons pas encore décidé du thème… Le printemps ne sera pas loin, les idées feront comme les bourgeons, elles émergeront bientôt ;) .



lundi 13 février 2017

Mort du mangaka Jiro Taniguchi (1947-2017)

 


   Faire ses courses dans un supermarché, regarder distraitement les titres de la presse du jour, une salade et un jus d'orange sous le bras. Et s'arrêter, incrédule, devant une manchette de Libération, ce lundi 13 février 2017 :


Jiro Taniguchi
tourne la page

Le dessinateur japonais est mort
Samedi à Tokyo, pages 24-26



   Défilent alors les images d'une première rencontre décisive avec ce mangaka, maître de l'intime et du passage du temps, à travers son manga Quartier lointain (paru en 2006 chez Casterman). L'histoire d'un homme approchant la quarantaine qui se trompe de train et se retrouve par inadvertance dans le village de son enfance. En se rendant dans le cimetière où est enterrée sa mère, il s'évanouit... pour se réveiller étourdi dans la peau de l'adolescent qu'il était à quatorze ans. Tout en ayant conservé son esprit d'adulte, il va revivre l'été décisif pendant lequel son père quittera sa famille. Superbe récit qui sera adapté au cinéma par un réalisateur français, Sam Gabarski, en 2010. Histoire qui a aussi probablement inspiré Noémie Lvovsky pour Camille redouble (2011). Stéphane L. avait eu l'occasion de nous présenter ce manga lors d'un café littéraire sur l'enfance dans la littérature (CR du 6 novembre 2015).

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   Depuis ce choc esthétique et intimiste, pour beaucoup de Français et d'occidentaux Jiro Taniguchi était devenu une référence incontournable du manga. Genre que tant de personnes ont délaissé à la suite de profonds malentendus culturels sur lesquels il est inutile de s'arrêter ici. Des lectures comme Le Journal de mon père, L'Homme qui marche, L'Homme de la toundra sont venus confirmer le talent de ce dessinateur sans pareil. Et il reste beaucoup à lire de lui, tant son oeuvre est placée sous le double signe de l'abondance et de l'éclectisme.

   Voilà ce que Jiro Taniguchi écrivait dans la postface du Journal de mon père à propos de la manière dont il a abordé son récit :
"Il importe de pouvoir s'arrêter de temps à autre. Dès l'instant où l'on sort se promener sans aucune attente précise, étrangement, le temps s'écoule soudain plus lentement. Les sensations se font d'elles-mêmes plus riches, et l'on peut retrouver des souvenirs heureux, comme se laisser bercer par le mouvement des nuages. A la vue des herbes et des cailloux au bord du chemin, il arrive aussi que l'on sente émerger d'autres sentiments. [...] J'ai tenté d'étendre les possibilités formelles du dessin, en m'imposant une seule contrainte dans la mise en forme du récit. Il s'agissait d'éviter autant que possible les termes servant à exprimer les émotions, tournures exclamatives et adjectifs."

   A cette lecture, on songe au très beau personnage joué par Adam Driver dans le film Paterson (2016) de Jim Jarmusch. Un homme qui marche, qui compose des poèmes avec les petits riens du quotidien... et qui rencontre un japonais sur un banc à fin de l'histoire.

   Curieux également comme les caprices du hasard peuvent nous faire des clins d’œil à contre-temps. Il y a quelques jours à peine, je dénichais, ravi, deux films importants de Yasujiro Ozu en dvd à petit prix : Voyage à Tokyo et Il était un père. Or, pratiquant facilement le jeu des associations et combinaisons, je savais que l'on rattache facilement les univers intimistes des deux hommes. C'est désormais en marchant dans leurs œuvres respectives que nous pourrons revivre leur mystérieux et fructueux dialogue.



Pour découvrir (ou mieux connaître) Jiro Taniguchi :

- un article du Hunffington Post (ici)
- un hommage sur le site de Télérama avec plusieurs liens (ici)
- France Culture propose d'anciennes émissions pour réécouter la voix du "Hergé japonais" (ici)
- un article de Libération (ici)
- l'hommage des Inrockuptibles, n°1107 du 15 février 2017. On pourra y lire une ancienne interview du mangaka.           lien 1 p.22   /  lien 2 p.23
- "Dans les pas de Jiro Taniguchi, l'homme qui marche" documentaire disponible sur YouTube (ici)

Le reste en librairie et dans les meilleures bibliothèques...

Enfin, pour les curieux, on trouvera une mine d'informations sur Yasujiro Ozu sur le formidable site du ciné-club de Caen (ici).


Raphaël

dimanche 12 février 2017

La littérature dans les chansons de Vincent Delerm (2)

Après la dernière chanson de Kensington Square, la voix de Mathieu Amalric nous murmure que l’album fut préparé en 2003 près de Lille et enregistré à Paris en janvier 2004. Pour son second album, Vincent Delerm, né le 31 août 1976 à Evreux, a alors 27 ans.

La chanson générationnelle qui ouvre l’album – Les filles de 1973 ont trente ans [en 2003] – n’est donc pas (tout à fait) autobiographique comme on pourrait le croire de prime abord. Peu importe, dès lors que les existences fictives d’Estelle Gallois, Katia Boucage, Sandrine Leprince et les autres, parviennent jusqu’à nous dans une profonde intimité. Il est intéressant de lister les références convoquées par Delerm pour leur donner corps. Le cinéma - Rain Man (1989) avec Tom Cruise et Dustin Hoffman, la musique du Grand bleu (1988) d’Eric Serra -, l’histoire du monde révolue ou en mouvement - la mémoire de Che Guevara, l’apartheid en Afrique du Sud (libération de Nelson Mandela en 1990) -, l’aide humanitaire en Ethiopie et en Somalie, les deuils (la mort de Daniel Balavoine en janvier 1986 sur le Paris-Dakar)  et bien sûr la mode adolescente des bandanas aux bracelets brésiliens en passant par les baskets Reebok de Rosanna Arquette (actrice du Grand bleu également).


Au moment de ces évènements, les filles de 1973 qui « fusillaient au blanco les tables du lycée Carnot » ont donc entre 15 et 18 ans environ. Quelle est alors la place de la littérature dans cette chanson ? Et dans leur vie ? Aucune apparemment. Nul écrivain ou œuvre littéraire majeure pour esquisser l’identité d’une génération, notion que le sociologue Karl Mannheim définissait comme une « classe d’âge » transposant ainsi la notion de classe sociale de Karl Marx. Pour ne pas la réduire à sa dimension biologique héritée de l’approche positiviste, il considérait que les générations devaient être historiquement, spatialement et socialement définies ; en particulier parce qu’une classe d’âge d’une époque, d’une région et d’un milieu donné se caractérise par un horizon partagé, une potentialité commune. Une génération se forme définitivement lorsque cette « situation de génération » (potentialité) se concrétise par un événement partagé (« ensemble générationnel ») et s’enracine dans un groupe concret à l’intérieur de cette génération (« l’unité de génération »). Or à l’adolescence la littérature ne constitue pas un bien culturel capable de souder le groupe des pairs. En tout cas pas pour les filles de 1973 et les adolescent-e-s de la fin des années 80. On peut par contre se demander si la « littérature politique » de la fin des années 60 (liée à mai 68) ou d’une autre manière le phénomène Harry Potter (associant littérature jeunesse et cinéma) ne seraient pas en capacité de forger un repère culturel majeur d’une génération.

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C’est fou ce qu’une chanson (bien écrite) soulève comme réflexions quand on prend le temps de creuser un peu sans avoir pris la peine de délimiter le périmètre de ses fouilles… Les trois livres précédents n’ont pas eu l’honneur d’être cités dans le deuxième titre de l’album – Le quatrième de couverture – chanson cette fois 100% consacrée à l’univers littéraire. Je me souviens l’avoir partagée au Noël 2004 avec mon beau-père, et d’avoir éprouvé avec bonheur sa capacité à rapprocher… les générations. Très attentif au texte, ce fin connaisseur de Paris m’avait précisé que « le Quai des Grands Augustins », évoqué dans le premier couplet, se trouve sur la fameuse Rive gauche des artistes et intellectuels, à quelques pas de l’appartement place Dauphine (sur l’île de la Cité) où habitaient Yves Montand et Simone Signoret. Clin d’œil implicite au premier livre de la chanson, pris sur « l’étalage d’un bouquiniste », à savoir « une biographie de Signoret ». Il n’est évidemment pas question ici de lister tous les livres cités dans le texte de Delerm. On y croise d’ailleurs plus d’auteurs (Boris Vian, Tristan Corbière, Sempé), que de titres d’œuvres. Pour ceux qui ne connaîtraient pas la chanson, je rappellerai juste qu’il s’agit d’un jeu de séduction entre un homme et une femme déambulant parmi les bouquinistes du quai de Seine. Fixer son attention sur un quatrième de couverture, en délaisser un autre, crée une complicité tacite entre les deux inconnus ou au contraire une distance irrémédiable :


300 pages sur la guerre d'Espagne
Le genre de chose qui nous éloigne
Un vieux Sempé en Livre de poche
Le genre de truc qui nous rapproche
Guide du Routard du Sri Lanka
Dieu soit loué, on ne se connaît pas.
Hitchcock-Truffaut : les "Entretiens"
Nous avons tant de choses en commun…


            On remarquera tout au long de la chanson l’amour inconditionnel de Vincent Delerm pour le cinéma, allant d’un storyboard de Fellini, « le genre de truc qui vous fait lever la nuit », au fameux Hitchcock book de l’un des auteurs clefs de la Nouvelle vague, courant cinématographique amoureux des femmes et des livres (les femmes chez le maestro italien, ce n’est pas non plus une mince affaire). C’est sans doute pour cela que j’aime autant cet artiste, depuis Fanny Ardant et moi.

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Anna Karina dans Une est une femme (1960) et Alphaville (1965) de J-L. Godard

Si Une femme est une femme et qu’Un livre est un livre (admettons), alors une femme absorbée par la lecture d’un livre est sûrement la plus belle preuve que Dieu, peu importe la religion du livre, créa la femme… Pour l’égérie de Godard, cela ne fait aucun doute.

Quand j’écoute en 2004 Le baiser Modiano dans un appartement angevin je ne connais absolument pas l’auteur de Villa triste, prix Goncourt en 1978 pour Rue des boutiques obscures et Nobel de littérature en 2014. Si je perçois bien à l’atmosphère de la chanson qu’il s’agit d’une personne célèbre, je tâtonne. Connaissant Delerm, je suppose un peintre, un photographe ou un écrivain. Lorsqu’une rapide enquête me conduit à Patrick Modiano, c’est avec délice et un frisson dans le dos que je découvre le titre du roman sorti la même année : Accident nocturne (2003). Pour décrire un baiser sous la pluie, magnifié par « l’ombre chinoise de Modiano », je crois qu’il n’y a pas mieux. A part peut-être La Place de l’étoile (1968), La Ronde de nuit (1969) ou Voyage de Noces (1990), cité dans la chanson, si ces titres n’abritaient pas des romans profondément marqués par l’Histoire de la Shoah et de la Seconde guerre mondiale.

Et le baiser qui a suivi
Sous les réverbères, sous la pluie
Devant les grilles du square Carpeaux
Je l’appelle Patrick Modiano

Quand Delerm se hisse sur la pointe des pieds à la hauteur de Klimt ou de Doisneau, il n’y a plus qu’à savourer, en espérant que la vie nous offre encore une fois de tels baisers, jaunes et ocres, noirs et blancs ou couleur modiano. L’atmosphère de la chanson se veut fidèle à l’écriture romanesque de l’écrivain. Pour boucler la boucle, précisons que Modiano lui-même a composé dans sa vie plusieurs chansons, dont certaines sont parues en album (Fonds de tiroir - 1967).

Au-delà de cette valse – trop facile - des titres de romans de Modiano, et de ces remarques très générales, cette chanson de Delerm m’a conduit par la main jusqu’à Dora Bruder (1995). Ce texte n’est pas un roman (il fait suite par contre à Voyage de noces, roman qui tentait d’exorciser le sujet). Par sa transcription d’une minutieuse recherche dans Paris d’une jeune fille juive disparue dans les affres de l’histoire, il constitue une indispensable découverte que je dois à Delerm. Riche de ça. Une relecture serait d’ailleurs la bienvenue…

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                                                                           Dora Bruder (1926-1942)

Le neuvième et avant dernier  titre de ce bel album nous offre, en musique, une dernière halte littéraire ; cette fois au sein des sciences sociales. Dans Deutsche Grammophon, du nom d’une société d’édition de disques de musique classique, Delerm fait le portrait d’une enseignante mélomane qui met « du Henri Dutilleux quand elle relit Bourdieu ». Pierre Bourdieu (1930-2002) est un sociologue français traduit dans de nombreux pays du monde, connu pour avoir conceptualisé les mécanismes de la reproduction sociale et les ressors des inégalités scolaires à l’école (travaux des années 60 avec Jean-Claude Passeron). Parmi ses notions clefs, celles d’ « habitus de classe » et de « capital culturel » résonnent parfaitement avec la chanson, puisqu’on y oppose la culture légitime des classes dominantes (la musique classique) aux goûts moins nobles des classes populaires. On croirait donc entendre Pierre Bourdieu lui-même fredonner certains passages de La Distinction (1979), essai qu’il eut l’occasion de présenter dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot :

C'est une fille Deutsche Grammophon
Au début ça vous étonne
Elle maîtrise Furtwrangler
Plus que Jean Pierre Mader
Une fille Harmonia Mundi
Au début vous êtes surpris
Elle fréquente moins Disneyland
Que le cloître de Marmande

On trouve ici un écho sociologique évident à la chanson Tes parents, qui décrivait des milieux sociaux très différents à partir des choix de consommation des individus ; mais aussi plus implicitement à d’autres textes comme Veruca Salt et Franck Black jouant avec brio sur les dissonances culturelles.

Je terminerai ce tour d’horizon littéraire de l’album Kensington Square en proposant une réflexion sur le fil directeur semblant relier, au moins partiellement, les dix chansons qui le nourrissent. Chacune aborde une relation amoureuse, potentielle, naissante, accomplie ou fissurée ; de façon directe avec un couple ou indirecte à travers les méditations d’un seul protagoniste. Les filles de 1973 (t1) ont « pratiqu[é] des suçons dans le cou de Thierry Caron », amours adolescentes insouciantes. Le quatrième de couverture (t2) offre un jeu de séduction sans âge et sans doute sans lendemain ; tandis que Le baiser Modiano (t3) traduit encore une expérience adolescente, « à la veille du bac de Français », mais lui donne une profondeur et une marque indélébile. Le superbe trio Delerm-Keren Ann-Dominique A- sur Veruca Salt et Franck Black (t4 - cf clip surprise et merveilleux d’une admiratrice sur Youtube) évoque la fissure d’une jeune femme qui a déjà « pleuré avec un garçon » et à qui il faudra « ne pas lui présenter Simon ». Si l’amour brûle nous dit Delerm, il consume également parfois. Kensington Square (t5), incroyablement cinématographique, est sans doute l’une de mes deux-trois chansons préférées de cet album. Difficile de porter plus haut le souvenir vivace des actes manqués de nos vies amoureuses. Alors que Natation synchronisée (t6) universalise habilement nos histoires d’amours, le (trop) dépressif Evreux (t7) relate la triste solitude de l‘amant délaissé. Ville de naissance de Vincent Delerm, il est probable d’y entendre une rupture marquante ayant affecté la vie du chanteur. Mais je dois reconnaître ici que c’est pour moi l’une de ses chansons les moins inspirées, malgré de bonnes idées autour de l’acculturation produite par une soirée solitaire dans un restaurant vietnamien… Est-ce la relation fictive/réelle née avec le baiser Modiano qui a pris fin ? L’ordre des chansons nous invite à le penser. C’est peut-être pour cette raison que dans Anita Pettersen (t8) un jeune homme se retrouve seul à une cérémonie de mariage près d’une norvégienne. Mélancolique et drôle à la fois, cette fois le cocktail fait mouche. Dans Deutsche Grammophon (t9)  le tourbillon de la vie a beau s’embellir des plus grands compositeurs de musique classique, il n’en reste pas moins entaillé par le temps qui passe si on y prête attention :

Nous nous sommes embrassés
Sur une étude en ré
Trouvé des points communs
Dans une pièce pour clavecin
Le souvenir émouvant
De ce premier mouvement
A subi car le temps passe
Quelques variations hélas

            Enfin, il me reste le mystère de la Gare de Milan (t10), que je réécoute à chaque fois sans être certain de me souvenir du thème précis de la chanson. Comme s’il s’évanouissait aussitôt fini. Sans doute parce que sans refrain, ces pensées masculines sur une déliaison amoureuse ont l’évanescence de nos songes. Et ont comme dans la chanson « une empreinte effacée déjà ».

Des femmes et des livres, des amours heureuses ou contrariées, ainsi que de la musique et du cinéma, tout l’univers de Vincent Delerm est concentré dans ce second album à la réalisation papier très soignée.

Kensington Square (2004)

Les filles de 1973
Quatrième de couverture


Le Baiser Modiano
Deutsche Grammophon


Karl Mannheim (non cité)
Boris Vian, Tristan Corbière,
Sempé, des livres de cinéma…

Patrick Modiano
Pierre Bourdieu
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https://lectures.revues.org/6081 [Karl Mannheim, Le problème des générations]
https://www.youtube.com/watch?v=0JuhPG-YA40 [présentation du film documentaire Hitchcock-Truffaut]
http://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01034347.htm [entretien avec Patrick Modiano sur Dora Bruder]
http://www.ina.fr/video/I12012180 [Pierre Bourdieu présente son livre La Distinction chez Bernard Pivot]



A suivre...

Raphaël