jeudi 19 mai 2016

Nouvelles et Progrès (3ème partie) - vendredi 13 mai 2016

Café littéraire du 13 mai 2016

Nouvelles et Progrès (Episode 3)


   Il faut savoir s'adapter (se plier) au progrès et à la modernité de son époque. Quand certaines majors du cinéma entretiennent des franchises de films pour gonfler les recettes et faire vivre l'industrie culturelle, tout le monde applaudit. Et la seule question qui vaille demeure : faut-il que le film suivant propose la suite des aventures du héros ou soit un préquel sur son enfance, ses origines, etc ? Je vous propose donc le compte rendu d'une même soirée en trois épisodes, sans dévoiler les liens de parenté entre les membres de cette digne assemblée. A la fin il y aura bien quelqu'un pour être le père de quelqu'un d'autre de toute façon.

   Cette modernité, Tristan l'a saisie à bras le corps en choisissant de nous présenter une comédie 2.0 : La théorie de la tartine de Titiou Lecoq. L'héroïne du roman découvre sur le net une sextape postée par son ex. Elle cherche évidemment à la faire disparaître, et pour cela s'appuie sur l'aide d'un jeune hacker et d'un journaliste pensant qu'internet changera le monde. Nous sommes au début des années 2000 et les réseaux sociaux n'ont pas encore pris la mesure de toutes les dérives possibles de ce nouveau média. Chacun sait que désormais tout est parfaitement régulé. Et lorsque nos responsables politiques commentent d'un tweet des attentats ou actes antisémites on prend conscience des progrès accomplis depuis cette presse papier ringarde qui publiait J'accuse d'Emile Zola. Mais je m'égare. L'histoire s'épaissit lorsque après un bon dans le temps d'une dizaine d'années, les protagonistes se retrouvent alors qu'internet a profondément modifié nos modes de vie. Tristan a eu un vrai plaisir de lecture avec ce roman et la toile (site de Babelio par exemple) s'en fait l'écho. On notera que l'auteure est aussi la blogeuse d'un site de chroniques engagées et féministes (ici). Je l'ai rapidement parcouru et les billets post-attentats de novembre 2015 méritent qu'on s'y attarde. Cela prouve que les modalités d'expression sur internet sont variées, alternant le pire et le meilleur (vous avez-dit médiapart ?), tandis que la presse papier fait de même si j'accepte d'y réfléchir honnêtement (vive les tabloïds et la presse people). Un constat important s'impose : tout média est capable de produire de la qualité et de la profondeur à condition de lui en donner les moyens (logistiques, financiers, humains).  A nous lecteurs, auditeurs, spectateurs de faire les bons choix. Je pense à Stéphane L. qui nous affirmait que ce n'est jamais l'outil qui pose problème mais l'usage qui en est fait. Même si avec Jean-Réol nous avions de quoi nuancer cette assertion, elle est loin de pouvoir être ignorée.

                                    Afficher l'image d'origine          Afficher l'image d'origine

   A défaut de refaire efficacement le monde à notre image, et pourtant nous nous y employons, Geneviève est parvenu à nous emmener très loin avec un livre de Jenny Colgan : La petite boulangerie du bout du monde. Alors que tout semble sourire à un couple de publicitaires centrés sur la photo, leur petite entreprise fait faillite parce qu'ils n'ont pas su s'adapter aux défis de l'internet et du numérique. Le lien conjugal n'y survira pas et voici notre héroïne ballottée par vents et marées. Elle finit par échouer sur une petite île des Cornouailles et emménage dans un appartement situé au-dessus d'une boutique abandonnée. En s'adonnant au plaisir de faire du pain elle s'attire les foudres de la seule boulangerie de l'île et surtout recrée du lien social et de l'entraide au sein de cette microcommunauté. Pour Geneviève le progrès est là : faire revivre des liens disparus, des relations sociales à partir d'initiatives toutes simples et d'un peu d'authenticité. Il n'en faut pas plus pour que Gaëlle, Stéphane H., Efisio et Tristan se mettent à m'apprendre à faire du pain. Gaëlle entonne une chanson tirée de la pédagogie Steiner-Waldorf permettant à un enfant de se souvenir des étapes de fabrication du pain. J'avoue mon ignorance et promet d'étudier le sujet. Du levain m'attend désormais au réfrigérateur.

                                              Afficher l'image d'origine         Les Bébés de la consigne automatique par Murakami       

   S'il y a bien un amoureux de la littérature des cinq continents parmi nous c'est François. Après une escapade russe avec Andrei Kourkov, un roman finlandais d'Arto Paasilinna lors de récents cafés littéraires et des discussions au bar sur le colombien Gabriel Garcia Marquez, c'est au Japon qu'il nous emmène avec Les bébés de la consigne automatique de Ryû Murakami. Deux enfants, Hashi et Kiku, vont survivre à leur abandon dans une consigne de gare, ce qui explique le titre du roman. Pure science-fiction pourrait-on croire... Mais non, ce dispositif existe bel et bien au Japon,en Corée du Sud et dans plusieurs pays européens (Allemagne, Japon, République Tchèque). Un article de 2012 du journal Le Parisien relate un cas d'abandon en Belgique et les polémiques liées à cette pratique (ici). En France, ce dispositif n'existe pas puisque les mères qui souhaitent ne pas reconnaître leur enfant à la naissance peuvent accoucher sous X. Revenons au roman de François. Les deux enfants vont garder au fond d'eux l'immense douleur psychologique de l'abandon et trouveront une forme de palliatif dans la souffrance qu'ils imposeront aux autres. Hashi parti à la recherche de sa mère deviendra une star du rock et se prostituera tandis que Kiku d'abord apaisé par sa passion du saut à la perche, adoptera le projet de répandre dans Tokyo une puissante drogue aux effets dévastateurs. Ryû Murakami - référence de la littérature japonaise contemporaine à ne pas confondre avec Haruki Murakami dont Stéphane L. nous avait parlé - dépeint un monde de désolation et de destruction avec violence et poésie. Livre sombre, dépeignant l'envers du miracle économique japonais, qui ne peut laisser indifférent.

   J'ajoutais à ce tour d'horizon littéraire déjà très riche et varié un coup de cœur cinématographique qui m'était revenu à l'esprit en choisissant de (re)lire certaines nouvelles. Dans Vivre sa vie (1962) de Jean-Luc Godard, un homme lit à Anna Karina (forcément sublime) un long passage du Portrait ovale d'Edgar Allan Poe. Mise en abyme génial de l'un des chefs de file de la nouvelle vague. Dans la nouvelle un peintre délaisse sa muse et modèle pour tomber sous l'emprise du portait de son tableau, et dans le film, la caméra de Godard transforme la femme-compagne Anna Karina en déesse éternelle du 9e art. Godard prête sa voix à l'acteur lisant l'extrait pour que l'on n'ignore rien de la relation amoureuse qui se joue sous nos yeux. Chez les deux artistes, Poe et Godard, la réussite est totale.


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                                                                             Extrait de Vivre sa vie (J-L Godard)
 

Fin de la trilogie Nouvelles et Progrès

Raphael

lundi 16 mai 2016

Nouvelles et Progrès (2ème partie) - vendredi 13 mai 2016

Café littéraire du 13 mai 2016

Nouvelles et Progrès (2ème partie)

   La deuxième partie du compte rendu de cette soirée consacrée aux nouvelles en littérature et au progrès s'ouvre avec les arrivées d'Aimé, Delphine et Jean-Réol venus agrandir la tablée et attiser le feu de nos discussions. Le progrès, nous en convenons tous tacitement, c'est d'abord ça : l'aventure hasardeuse d'un café littéraire qui prend forme, s'épanouit et plonge solidement ses racines vers le ciel. Un peu comme cette chanson-poème de Claude Nougaro, découverte en faisant un pas de côté dans un parc : le pommier du paradis. L'ambiance monte et la convivialité est belle à voir et à entendre. A partir de là, je ne peux plus prétendre à une transcription exhaustive des débats car les mots se sont mis à naviguer d'un archipel à un autre, tantôt près et tantôt loin de moi.

   Stéphane L. nous avait apporté le recueil Première gorgée de bière de Philippe Delerm. Il ne s'agit pas exactement de nouvelles, mais de textes très courts (deux, trois pages au plus) sur de vives sensations du quotidien : un couteau dans la poche,  des invités surprise, un croissant sur le trottoir, le bruit d'une dynamo et bien sûr le plaisir et la délicatesse de la première gorgée de bière. Recueil très plaisant et facile à lire. Pour Stéphane, le progrès est à chercher dans notre capacité à conserver ces petits bonheurs immenses, ce luxe de simplicité que la vie est capable de nous offrir. Inutile de courir après les promesses illusoires du progrès technique alors que nous avons tant de possibilités sous la main. Un peu comme le titre merveilleux de cet autre texte du recueil : on pourrait presque manger dehors. Il n'y a souvent qu'un saut à faire pour bousculer ce presque et transformer l'essai. La proposition de cette approche du progrès fait naître des échanges sur le désenchantement / réenchantement du monde. Avons-nous perdu nos facultés d'émerveillement ? Le capitalisme et la publicité ne sont-ils pas responsables d'un enchantement artificiel du monde ? L'univers enchanté (marketé) de la marchandise ne dresse-t-il pas un épais rideau entre notre jouissance des biens et l'esclavagisme moderne de ceux qui les produisent à l'autre bout du globe ? Si nous ne sommes pas dupes, comment se désolidariser d'un tel système face aux exigences de notre modernité ? Beaucoup de questions qui trouvent un écho dans l'invitation de Stéphane H. à voir les films L'An01 (1973) dont la majorité d'entre nous ignorent tout (j'y reviendrai), ou encore Tout s'accélère (2016) de Gilles Vernet.

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   Prenant conscience qu'il nous restait encore plusieurs livres à explorer, nous avons écouté Aimé nous parler d'un autre maître de la SF (après R. Heinlein) avec Odyssées, l'intégrale des nouvelles d'Arthur C. Clarke. L'auteur de La Sentinelle a fourni à Stanley Kubrick la matière de son film 2001, l'odyssée de l'espace, dans lequel l'intelligence artificielle personnalisée par l'ordinateur de bord HAL prend les commandes du vaisseau spatial et met en péril les cosmonautes. Mais c'est davantage de la nouvelle Les neuf milliards de noms de Dieu dont Aimé souhaite nous parler. Dans cette histoire, des moines bouddhistes recourent à la puissance de calcul d'un ordinateur - le Mark V -  pour trouver les multiples noms de Dieu et réaliser une ancienne prophétie : réunir cette liste exhaustive pourrait déclencher la fin du monde car l'Humanité aurait atteint sa mission ultime. Parabole qui nous fait tous sourire : il faudrait exhumer ce qui est bien caché à l'aide du progrès technique pour conduire l'humanité à sa perte. Lorsqu'à la fin de la nouvelle les étoiles s’éteignent une à une il y a de quoi frissonner... En découle un débat animé autour des initiés, des petits cercles de pouvoir qui ont toujours cherché à s'accaparer la connaissance (les prêtres égyptiens, les technosciences, les technocraties politicoéconomiques). En réponse à une question de Jean-Réol, Aimé nous apprend que l'intégrale du recueil fait apparaître une évolution de l'auteur : d'histoires illustrant sa méfiance à l'égard du progrès technique, il se concentre dans les dernières nouvelles sur l'individu.

"_ C'est une requête un peu inhabituelle, fit observer le docteur Wagner avec ce qu'il espérait être une louable retenue. Autant que je le sache, c'est la première fois qu'un monastère tibétain demande qu'on lui fournisse un ordinateur. Loin de moi le désir de me montrer indiscret, mais jamais je n'aurais imaginé que votre - euh - établissement pût avoir l'usage d'une telle machine. Puis-je vous demander ce que vous comptez en faire ?
  _ Volontiers dit le lama. [...] Votre ordinateur Mark V peut résoudre n'importe quelle opération mathématique courante jusqu'à dix décimales. Pour notre travail, toutefois, ce sont les lettres, et non les chiffres, qui nous intéressent. [...]
  _ Je ne suis pas sûr de comprendre...
  _ Il s'agit d'un projet sur lequel nous travaillons depuis trois siècles - en fait, depuis la fondation de notre lamaserie. L'entreprise est quelque peu étrangère à votre mode de pensée, aussi vous prierais-je de bien vouloir m'écouter en faisant preuve d'une large ouverture d'esprit."

Début de la nouvelle Les Neuf milliards de noms de Dieu d'Arthur C. Clarke

   C'est toujours étonnant de constater à quel point un thème commun nous permet de naviguer à travers différents courants littéraires. Delphine nous fait quitter la SF de Clarke pour nous emmener dans la prose d'Umberto Eco. Dans le recueil Comment voyager avec un saumon, l'auteur italien nous évoque sa confrontation avec l'absurde du monde contemporain. Des anecdotes de ses (més)aventures dans les avions ou hôtels, ses combats homériques avec des notices de médicaments ou de logiciels lui permettent de traiter avec ironie et humour les formes de déshumanisation de nos sociétés. Toutefois, Delphine nous avoue avoir ressenti une certaine lassitude, voire un désintérêt, dans l'accumulation de ces saynètes. Chacun pourra tenter l'expérience.

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   Gaëlle de son côté a défendu la littérature féminine (l'Education nationale devrait s'en inspirer) avec deux auteures américaines : Annie Proulx et Edith Warthon. Toutes les deux ont en commun d'avoir été adaptées au cinéma. Dans le recueil Les pieds dans la boue, la nouvelle d'Annie Proulx Brokeback Mountain (film d'Ang Lee) nous fait vivre la rencontre amoureuse de deux cow-boys qui devront affronter l'ordre moral et la dureté des valeurs conservatrices. Qu'il s'agisse du Wyoming ou de la France pour Didier Eribon (lire le magnifique Retour à Reims), ces œuvres littéraires participent au recul de l'homophobie en nous rappelant sans cesse que la sexualité entre deux personnes de même sexe n'a aucune raison d'être condamnée par les fantasmes qu'une société entretient envers l'homosexualité.

"Ils ne parlaient jamais de sexe, le laissaient s'accomplir, d'abord seulement sous la tente la nuit, puis en plein jour quand le soleil tapait dur, et le soir à la lueur du feu, rapide, brutal, avec des rires et des grognements, une abondance de bruits, mais sans jamais prononcer un mot, sauf une fois où Ennis dit: "Suis pas pédé", et Jack enchaîna : "Moi non plus. C'est parti comme un boulet. Regarde personne que nous." Il n'y avait qu'eux deux dans la montagne, à planer dans l'air mordant et euphorique, contemplant d'en haut le dos du faucon et les lumières des voitures qui rampaient au fond de la plaine, flottant au-dessus des affaires courantes, loin des chiens de ferme et de leurs aboiements dans la nuit."

Extrait de Brokeback Mountain d'A. Proulx

   Si Edith Warthon fut adaptée au cinéma par Martin Scorsese avec Le Temps de l'innocence, c'est le recueil de nouvelles fantastiques Kerfol et autres histoires de fantômes que nous présenta Gaëlle. Lors d'un voyage en Allemagne avec sa famille E. Wharton contracta la fièvre typhoïde et dut rester alitée. Elle en profita pour lire de nombreux récits de fantômes et s'en souvint pour écrire ce recueil. Kerfol se situe en Bretagne et évoque des amis (époux ?) à la recherche d'une demeure... qui se révélera être hantée. On trouve une présentation rapide et intéressante de ce recueil sur le site du Magazine Littéraire (ici). Sans développer, Gaëlle nous a conseillé la lecture des travaux de Condorcet sur l'éducation pour revenir plus directement sur la thématique du progrès. J'en profitais pour me joindre à elle en évoquant ses écrits sur l'esclavage. Mais nous aurons peut-être d'autres occasions pour revenir sur ce digne représentant des Lumières (XVIIIe s.).

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                            Edith Warthon (1862-1937)                             Annie Proulx (1935 -   )

à suivre...

Raphael 
   

dimanche 15 mai 2016

Nouvelles et Progrès (1ère partie) - vendredi 13 mai 2016

Café-littéraire du 13 mai 2016

Nouvelles et Progrès (1ère partie)


   Ce vendredi soir était placé sous le signe d'un double thème : les nouvelles en littérature et le progrès. Ces deux pistes ont à la fois étaient abordées indépendamment l'une de l'autre et de manière croisée. Comme souvent, c'est en deux temps que la soirée a pris forme : une tablée d'éclaireurs allumant les premiers feux, rejointe ensuite par des renforts motivés pour prolonger les débats tard dans la soirée. Et comme François avait installé de nouvelles tables nous ne nous sommes pas faits prier pour nous enivrer de livres, de mots et de boisson.

   Tristan, Efisio, Geneviève, Stéphane H. et moi avons donc entamé la soirée sur quelques nouvelles de Luigi Pirandello extraites du recueil Pour une année II. Il s'agit d'une édition bilingue qu'Efisio m'avait prêtée lors d'une de nos discussions sur la littérature italienne. Je me souvenais vaguement avoir lu quelques nouvelles de l'auteur dans le passé et en m'y replongeant je m'attendais surtout à des descriptions psychologiques de personnages pris dans une situation douce-amère ou tragi-comique. C'est pourquoi la lecture le matin même chez François de Le chat, un chardonneret et les étoiles et Les retraités de la mémoire ne m'avaient guère surpris. Ce qui n'enleva rien au plaisir de lecture, surtout lorsque celle des Retraités de la mémoire me transporta à la fois dans mes souvenirs de La chambre verte de François Truffaut et me permit de retrouver le visage et la voix de ma mère.

"Quant à moi, tous les morts que j'accompagne au cimetière reviennent sur mes talons. Ils font semblant d'être morts dans le cercueil. Ou peut-être le sont-ils vraiment pour eux-mêmes. Mais pas pour moi, je vous prie de le croire. Quand tout est fini pour vous, rien n'est fini pour moi. Ils s'en reviennent tous avec moi, sous mon toit. Des morts croyez-vous ? Drôles de morts ! Tous vivants. Vivants comme moi, comme vous, plus qu'auparavant."

   En dépit de ce passage, il s'agit moins d'une nouvelle fantastique que d'une philosophie, sorte de théorie de la survivance que Pirandello applique ici à sa mère décédée selon la note du traducteur. Ce refus de la disparition d'être chers est au cœur du film de Truffaut, écrit à partir de trois nouvelles d'Henry James (L'Autel des morts, La Bête dans la jungle et Les amis des amis).

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   Que Pirandello me conduise droit à Truffaut et à James était déjà un joli cadeau, mais qu'une autre de ces nouvelles - Ciàula découvre la lune - m'embarque vers l'univers social des mineurs était encore moins attendu. Et pourtant Efisio assis à mes côtés nous signifia que de nombreuses nouvelles de l'auteur italien étaient écrites dans ce registre.
   Ciàula est un apprenti, le moins respecté des ouvriers. Il est terrorisé par le noir profond de la nuit, ce qui ajoute à la dimension sociale de la nouvelle une note fantastique :

"La peur l'avait assailli [...] à sa sortie du trou dans la nuit noire, vide. Il s'était mis à trembler, éperdu, tressaillant au moindre vague souffle indistinct dans le silence mystérieux qui emplissait cette vacuité sans limites où un fourmillement infini d'innombrables et minuscules étoiles ne parvenait pas à répandre une quelconque clarté. L'ombre où la lumière aurait dû être, la solitude des choses qui demeuraient, quand plus personne ne les voyait, sous un aspect changé et méconnaissable, avaient provoqué un tel bouleversement dans son âme égarée que Ciàula s'était soudain lancé dans une course folle, comme si on l'avait poursuivi."

  Stéphane H. me demanda alors si ces nouvelles avaient un rapport avec la notion de progrès. Si en effet ce n'était pas le cas des deux premières (encore que la théorie de la survivance est envisagée comme un progrès pour supporter la perte physique de ses proches), la nouvelle sur Ciàula nous amène directement sur la définition du progrès issue du XIXe siècle et de la Révolution industrielle. Progrès technique et productivisme sont alors - chez les marxistes comme chez les libéraux - les clefs du bonheur et du développement de la civilisation occidentale. Ce postulat est aujourd'hui vivement remis en cause avec des recherches sur des indicateurs alternatifs pour mesurer le bien-être. L'Indicateur de Progrès Véritable (IPV) est l'un d'eux, il intègre en négatif les dommages sociaux et environnementaux qui apparaissent dans le cadre d'une activité de production. (détails ici). Le débat s'orienta alors, avec les participations de François et de Tristan, sur la comparaison des conditions de travail des 30 glorieuses (OST, taylorisme et travail à la chaîne) et à celles d'aujourd'hui où les promesses de technologies libératrices se heurtent aux réalités des nouvelles formes d'organisation du travail et de management (le juste à temps, line production, kaizen) sources de cumul entre anciennes pénibilités physiques (le poids des charges déplacées, les TMS) et nouvelles pénibilités psychiques (ordres contradictoires, management par le stress). Comme j'avais évoqué deux films sur les mineurs, Traître sur commande de Martin RITT et Qu'elle était verte ma vallée de John Ford, et qu'Efisio avait fait allusion à Ken Follett, Geneviève nous conseilla Le Siècle qui aborde les conditions de vie des mineurs Gallois sur fond de Première Guerre mondiale.

   Gaëlle et Stéphane L. nous ayant rejoint, Stéphane H. entrepris de nous exposer trois nouvelles de SF de Robert Heinlein : Que la lumière soit, Les routes doivent rouler et Il arrive que ça saute (titre merveilleux je trouve). Dans chacune de ces nouvelles des innovations technologiques viennent améliorer les conditions de vie de l'humanité, en se heurtant parfois à des résistances ou faisant émerger de nouveaux risques et rapports d'exploitation. Ainsi dans Que la lumière soit, la production d'une énergie de manière soutenable (à partir du ver luisant, mais je laisse les détails dans l'ombre) se heurte aux lobbies en place. Cela évoque pour Stéphane la résistance des lobbies pétroliers et automobiles à toute forme d'innovation permettant d'économiser l'énergie. Dans Les routes doivent rouler, l'auteur américain imagine que les embouteillages disparaîtraient grâce à d'immenses trottoirs roulants prenant la place des routes. On économiserait également des combustibles fossiles en alimentant ces trottoirs par l'énergie de panneaux solaires évoqués dans la nouvelle précédente. Surviennent alors de nouveaux rapports d'exploitation pesant sur les techniciens du sous-sol chargés d'entretenir cette mécanique et un conflit social entre ouvriers et ingénieurs. Nous songeons à Métropolis  de Fritz Lang et nous nous interrogeons sur cet éternel problème : si le progrès technique est toujours présenté comme une avancée pour l'intérêt général, qu'en est-il réellement des inégalités économiques et sociales qui le sous-tendent (hier les mineurs du charbon, aujourd'hui les ouvriers des plateformes pétrolières, les manutentionnaires d'Amazon, les salariés chinois de Foxconn pour Apple dont Delphine nous rappellera une fois arrivée les conditions de travail déplorables) ? Plus simplement, nous rediscutons les rapports complexes entre progrès technique et progrès social. La troisième nouvelle de R. Heinlein nous évoque l'actualité des dérives du nucléaire français. Dans Il arrive que ça saute, il décrit les centrales nucléaires indispensables à l'industrie lourde et préconise l'envoie de réacteurs en orbite pour assurer la sécurité nucléaire. Cette nouvelle publiée en 1940 annonce la conquête spatiale et celle de la lune.

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                                                                                  Robert Heinlein (1907-1988)

   Un article pour réfléchir sur "la suspension d'incrédulité" en Science-Fiction et en particulier dans l'oeuvre de R. Heinlein (ici).

à suivre...

Raphael

vendredi 13 mai 2016

Le prix Bd SES en bulles c'est quoi ?

Des nouvelles du prix Bd "SES en bulles"


En partenariat avec la bibliothèque de Le Verger, le café littéraire du vendredi 1er avril avait mis à l'honneur la bande-dessinée sociale et engagée en mettant au centre des débats les huit albums de la sélection du premier prix des lycéens de la bande-dessinée de SES (Sciences Economiques et Sociales).

Pour rappel, se trouvaient dans cette sélection les albums Le Photographe (E. Guibert et D. Lefèvre), Le combat ordinaire (M. Larcenet), LIP, des héros ordinaires (L. Galandon et D. Vidal), Riche, pourquoi pas toi ? (M. Montaigne), La Survie de l'espèce (G. Maklès et P. Jorion), De l'autre côté (L. Prudon), L'Arabe du futur (R. Sattouf) et Les mauvaises gens (E. Davodeau).

Après une année riche de lectures et d'échanges, 17 classes ou groupes de 13 lycées de Bretagne ont participé au vote final. Le lauréat de l'édition 2016 est donc L'Arabe du futur de Riad Sattouf. Plus que les origines rennaises de l'auteur, c'est le récit à auteur d'enfant d'une vie au Moyen-Orient qui a enthousiasmé les élèves.

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Le Combat ordinaire (M. Larcenet) et Riche pourquoi pas toi ? (M. Montaigne) prennent les 2e et 3e place du podium.

Nous ne pouvons que vous encourager à (re)découvrir les albums de cette sélection, à lire les suites du Combat ordinaire (série de 4 tomes), du Photographe (3 tomes) et de l'Arabe du futur (3e tome en préparation) et à découvrir les autres albums des auteurs de cette année 2016.

Rendez-vous est pris pour l'année prochaine, avec une sélection qui sera présentée aux lycéens en septembre.

Bonnes lectures et bonnes bulles à tous

Raphael Dubreux