jeudi 26 octobre 2017

Lectures d'été et autres gourmandises - brunch littéraire du dimanche 1er octobre 2017


    Enfin la rentrée des classes 2017 pour le café littéraire de Le Verger ! Englouti-e-s les un-e-s et les autres par les déferlantes du mois de septembre, nous n’avions pas su trouver une date qui convienne à toutes et à tous. Il faut croire que ce n’était que reculer pour mieux sauter. Ce report et un heureux concours de circonstances nous ont permis d’élargir notre cercle en accueillant Françoise Biger, membre de l’association Dixit Poétic, administratrice à la Maison de la poésie de Rennes et toute nouvelle vergéenne. Une belle recrue aux goûts alexandrins qui n’a pas manqué de réjouir Gaëlle, fin gourmet de stances et de sonnets.


   D’une hospitalité sans pareille, nous offrîmes à notre invitée la possibilité d’ouvrir les débats. Françoise était venue avec un écrivain italien, Erri De Luca, à la fois auteur de romans et de poésie. Bien qu’elle nous confia avoir parfois éprouvé le sentiment d’une certaine posture dans l’écriture et une répétition  des structures narratives par la mise en scène d’un personnage solitaire, réfugié dans les plis de sa mémoire (ce qui sortit de la brume des souvenirs de lecture de Trois chevaux), elle défendit chaudement La Nature exposée, son dernier roman paru en mars 2017.

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"Comme tu peux le voir, il s'agit d'une œuvre digne d'un maître de la Renaissance. Aujourd'hui, l'Eglise veut récupérer l'original. Il s'agit de retirer le drapé".

     Dans une écriture subtile, discrète, Erri De Luca donne vie à un sculpteur chargé de restaurer l’originalité d’une sculpture du Christ en croix en dévoilant toute sa nudité. Retirer le drapé de pierre pour faire apparaître le sexe présent dès la conception de l’œuvre. L’occasion pour le romancier de convier son lecteur à un questionnement sur l’art, l’amour, la théologie, comme dans plusieurs de ses récits précédents. Pour Stéphane L, ces premiers pas dans ce roman italien évoquent Le Pape des escargots d’Henri Vincenot où, en Bourgone cette fois, il est également question de sculpture, de mysticisme et de retrait du monde. Mais, dans le texte d’Erri De Luca, le ciel et la terre se rejoignent pour évoquer la dure actualité de la question migratoire. Le personnage principal est un esthète capable de s’interroger sur les écailles du pied du Christ, de prendre le plus grand soin d’un sexe de marbre en érection, et de faire passer la frontière à des migrants en quête d’asile. Une façon de rappeler le véritable amour du Christ pour les damnés de la Terre ? Rien de surprenant pour qui aurait suivi l’engagement d’Erri De Luca dans de multiples causes environnementales et sociétales (son combat contre la ligne TGV Lyon-Turin pour lequel il fût poursuivi en justice pour « incitation au sabotage »).

Une émission de France Culture pour aller plus loin sur l’écrivain italien :

     Soucieuse de faire circuler la parole au sein de notre fragile agora, Françoise ajouta brièvement quelques mots sur Elfriede Jelinek, romancière autrichienne, autrice de La pianiste (connu grâce à l’adaptation cinématographique de M. Haneke) et prix Nobel de littérature en 2004. Elle nous invita à lire Les Amantes, roman de 1975 mettant définitivement un terme à une spécialité autrichienne : l’idylle. Ou comment réussir son mariage et échapper à son destin – si cela est possible – lorsque l’on est une femme de condition ouvrière. Deux personnages féminins contrastés vont servir de trame à la « leçon de vie » d’une romancière iconoclaste qu’il ne faudrait pas négliger.

     Stéphane H, tirant le fil d’une pelote de mots tricotés lors d’un atelier d’écriture estival chez Gaëlle, prit la main pour nous présenter un livre sur Carl Gustav Jung (médecin psychiatre et fondateur de la psychologie analytique que l’on peut découvrir dans A dangerous method de David Cronenberg) et les synchronicités. Intitulé Jouer avec les synchronicités dans la vie quotidienne, le livre de Robert Moss ne manqua pas de nous interroger sur les subtilités d’un champ lexical cheminant de coïncidences, à hasards, en passant par le petit bois des sérendipités. Le terme de synchronicités, forgé par Jung, désigne d’heureux hasards reliés par leur sens et non par leur cause. De sublimes coïncidences qui nous feraient presque croire à la magie des astres. Un exemple ? A l’origine d’une  initiative citoyenne sur l’accueil des réfugiés, je m’étais promis de rencontrer depuis déjà plusieurs semaines une personne de la Maison de la poésie de Rennes, devenue partenaire et soutien du projet Asylum. François m’avait bien indiqué que nous aurions la chance de faire la connaissance de Françoise, mais le fait qu’elle soit l’une des administratrices de cette association fût pour moi une véritable bénédiction du hasard. Une mamelle du destin pour citer l’ami Boby Lapointe.

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     Les provisions de Stéphane H. faites de mots et de livres étaient plus qu’alléchantes. D’autant plus qu’il nous fit voyager dans nos années collège/lycée en partageant généreusement sa lecture du Cid de Corneille. Les répliques cultes ne mirent pas longtemps à fuser, mais notre curiosité était surtout orientée vers le plaisir de lecture de l’intéressé : le dilemme cornélien entre Rodrigues (assassin du père de sa promise pour laver l’honneur de son propre père) et Chimène (jeune femme déchirée par l’amour et le deuil) a-t-il conservé toute sa force dramatique ? Stéphane H. nous rassura sur ce point et Françoise nous garantit la postérité de l’œuvre grâce à des clins d’œil présents dans le film Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré (1993). Va Corneille, je ne te hais point.

Un peu de documentation pour aller + loin sur Le Cid : ici et


    Une belle digression sur les formes du lien social dans les sociétés modernes, liée à une première évocation de l’honneur comme valeur première des sociétés traditionnelles servant de décor au Cid, permit à Françoise de se faire rapidement une idée sur la manière de fonctionner de notre cercle littéraire. Une espèce de sainte trinité : des livres, des victuailles et de grandes chevauchées à califourchon sur le dos du monde. Elle s’y sentie en parfaite harmonie.

     Une balade au festival de poésie de Douarnenez cet été, assortie d’une déambulation dans un salon où étaient présents divers éditeurs, incita Gaëlle à cueillir un livre de Bernard Bretonnière, Pas un tombeau, aux éditions L’œil ébloui.

« Mon père pudique est-ce que j’ai droit de te dire je t’aime le droit d’écrire sur toi maman veut pas ça : « impudeur indiscrétion » elle dit « pas étaler sur la place publique pas révéler des secrets de famille les gens n’ont pas à savoir quand même » alors si j’ai pas droit pardon pardon pardon.
Mon père inventé vrai. »

            Dans un texte mêlant prose et poésie, l’auteur dessine en plusieurs séquences un portrait de son père vivant. Un éclat de littérature transformant l’intime en universel. Sans idolâtrie ni règlement de comptes. Mais aussi une interrogation secrète pour chacun-e d’entre nous : que nous sommes capables d’écrire à ceux-celles qui nous sont chers pour leur témoigner notre affection, notre amour ? A l’heure d’une impudique et artificielle télé-réalité, il est merveilleux de constater que des écrivains-poètes ouvrent des chemins littéraires aux lecteurs audacieux. A noter que Bernard Bretonnière est actuellement en résidence à Combourg et qu’il écrit sur les migrations. Ecrivain engagé, il accueille régulièrement chez lui une personne migrante en lien avec des associations. Trois rendez-vous sont organisés avec l’auteur par la Maison de la poésie de Rennes à la médiathèque de Combourg, dont un le vendredi 8 décembre sur la thématique des migrations avec le collectif d’artistes L’Art au Champs.
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     Gaëlle nous a également présenté un alléchant roman islandais de Kristin Marja Baldursdottir : L’esquisse d’un rêve. Il s’agit d’une véritable épopée familiale faisant le portrait de Steinunn, mère courage, veuve d’un pêcheur disparu en mer, et responsable de six enfants. Elle choisit de quitter sa ferme prospère pour scolariser ses enfants, leur offrir une autre vie dans une autre région au nord de l’Islande. Pour cela, la famille devra effectuer une longue migration intérieure. L’une de ses filles, la lumineuse Karitas, qui donne son nom au titre du roman, cherchera à devenir peintre par tous les moyens et se heurtera farouchement à la tradition en allumant les premiers flambeaux du féminisme dans ce début du XXe siècle. Repérée par une femme de la bourgeoisie, elle-même peintre, elle s’inscrira à l’école des Beaux-Arts de Copenhague pour réaliser son rêve d’émancipation et d’accomplissement de sa fibre artistique, avant de revenir au pays et de tomber amoureuse…

Un essai historique vint compléter ce premier tour de chauffe littéraire. Aimé nous a apporté L’Histoire de la Rome Antique – Les armes et les mots de Lucien Jerphagnon. L’occasion de combler nos lacunes sur la célèbre cité romaine en parcourant les trois grandes périodes découpées par l’historien : Les Rois étrusques, La République, L’Empire. Ce livre pétri d’érudition et d’humour permet au lecteur de se débarrasser des clichés tenaces forgés par le cinéma, les séries TV et parfois même le roman, courant sur les douze siècles de l’histoire romaine.
            Après cette plongée dans le passé, c’est vers le futur qu’Aimé proposa de nous emmener : Histoire du siècle à venir de Philippe Fabry tente de prédire le futur à partir des cycles de l’histoire. Un pari osé qui nous laissa un peu dubitatifs… mais il serait hasardeux de trancher prématurément sans avoir parcouru les réflexions de l’auteur.

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     De mon côté, une partie des lectures de l’été fut consacrée à des auteurs et livres abordés lors des précédents cafés littéraires. Une forme de sédimentation si on veut. Du Talon de Fer de Jack London, racontant sous la forme d’un récit d’anticipation les soulèvements ouvriers contre une dictature oligarchique, à Luis Sepulveda pour Le vieux qui lisait des romans d’amour (récit ethnologique et écologique qui confirme les qualités de l’auteur souvent vantées par Stéphane L.), en passant par une nouvelle de Metin Arditi parue dans un hors-série du journal Le Un sur la relation entre Vincent Van Gogh et son père, ou encore Ce qu’il advint du sauvage blanc de François Garde, j’ai eu l’occasion de tester la variété des genres et des styles de notre petite bibliothèque commune.
     Il serait trop long et fastidieux de revenir ici en détails sur chacun de ces livres. On retrouvera cependant très bientôt, en guise de compensation, un long extrait du Talon de Fer de Jack London dans les extraits de texte du blog.

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     C’est Stéphane L. qui se chargea ce dimanche 1er octobre de clore de belle manière notre première rencontre de l’année. Venu avec un numéro du Serpent à plumes consacré au Japon (n°19 de la collection), il nous présenta une nouvelle d’un des auteurs qu’il affectionne beaucoup  et dont nous avons déjà parlé : Haruki Murakami. Dans cette nouvelle fantastique, intitulée TV People, des personnes un peu étranges surgissent à l’improviste dans le domicile d’un individu pour lui installer d’autorité une télévision.  Le personnage semble subir la situation en même temps qu’il découvre que sa femme s’apprête à le quitter. Un climat décalé, presque absurde, à peine inquiétant, à partir duquel le lecteur peut tirer autant d’interprétations qu’il veut. Il aurait été inconvenant de la part de Stéphane de nous laisser un mois sans provision de mots de Luis Sepulveda. Dans le recueil de nouvelles Rendez-vous d’amour dans un pays en guerre, les récits Une maison à Santiago, Ce que j’ai perdu dans le train ou Le répondeur automatique, donnent l’occasion à l’écrivain chilien de mettre en relief une banale réalité quotidienne par le prisme de la littérature et de son style impressionniste.
     Au milieu d’un après-midi déjà bien entamé, les seconds tomes de Tobie Lolness de Thimotée de Fombelle et de Lonesome Dove de Larry McMurtry auront été évoqués très rapidement par Stéphane pour nous confirmer tout le plaisir de lecture qu’il avait ressenti au début de ces deux récits. Qu’à cela ne tienne, ils sont rangés bien au chaud dans la petite bibliothèque du blog et nous saurons y revenir avec une providentielle sérendipité ;)

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PS : dimanche où nous découvrîmes aussi que Françoise était une grande amatrice de Science-fiction, ce qui plut derechef à Stéphane H. Son conseil du jour, à l’occasion d’une digression : La horde du contrevent d’Alain Damasio. Avis aux passionné-e-s…


Raphaël

dimanche 11 juin 2017

L'Enfant qui mesurait le monde de Metin Arditi


EXTRAITS DE TEXTE


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Extrait 1 en lien avec le thème de la Danse (p.55) :

« Une fois à bord, il lui restait encore une heure de trajet jusqu’au point de pêche, une heure encore pour dérouler la ligne mère et la lester des ancres secondaires – une vingtaine de pierres plates prises dans des anses de corde qui assuraient sa stabilité -, après quoi elle allait dans la crique la plus proche attendre trois ou quatre  heures, le temps que les poissons mordent. C’était, de loin, son moment préféré, le seul de toute la journée qu’elle aimait vraiment. Elle le consacrait à son « tourbillon ». Heureusement qu’il y avait le tourbillon…Trois ou quatre heures à écouter la voix âpre et déchirante de Sotia Bellou et à tourbillonner dans un abandon total sur le petit espace de pont qui n’était pas encombré. Elle mettait la musique à plein volume et, seule dans la crique, dansait le rebetiko, la danse des hommes malheureux. Les bras levés au niveau des épaules, les yeux au sol, elle suivait le rythme lent de la musique, esquissait un pas de côté, un autre en avant, sautait, faisait un pas de côté encore, puis un autre en arrière et ainsi de suite. Elle s’esquintait à tourner et tourner encore, els yeux au sol, jusqu’à ce que vienne le temps de relever la palangre. Elle tourbillonnant ainsi chaque nuit ou chaque aube, selon la saison et par tout temps. Sotira Bellou chantait le désespoir, ou plutôt, elle le hurlait, et Maraki se disait qu’elle le chantait pour elle, pour ceux dont l’horizon était sans horizon, et elle lui répondait en tourbillonnant au rythme de sa plainte. »


Extrait 2 en (re)pensant aux coquelicots (p.152-153) :

« Je ne t’ai pas raconté ma première visite. Je prends la route du bord de mer, j’aperçois le théâtre et gravis le sentier qui mène à la scène, disons : à ce qu’a dû être la scène. Et là, papa, le choc. Le théâtre entier, de bas en haut, est submergé de coquelicots. Il y en a partout ? Le long des allées, au pied des pierres, entre les stelles, partout ! Des coquelicots comme je n’en ai jamais vu ! Immenses ! Et rouges, papa, rouges ! D’un rouge si chaud ! Il y en a des milliers, peut-être des dizaines de milliers ! Je regarde le théâtre qui m’entoure et j’ai le sentiment de me trouver au cœur d’un immense brasier.
Je vais nager dans une crique qui s’appelle Saint-Séraphin. C’est chaque fois le même miracle…je pense à un problème, peu importe lequel, et les idées se mettent en place d’elles-mêmes. Tout s’enchaine comme par miracle. Ce que je pense est fondé, logique, raisonnable. Un sentiment délicieux me pénètre, que je n’ai jamais connu, un bien-être physique mêlé à une agilité de l’esprit, comme si la beauté qui m’entoure avait pénétré mon âme.
[…]
Hier je vais prendre un café et voilà que [Grigoris] m’apporte un poème d’un certain Sikelanos. Et devine ! Le poème parle d’Argos et de brasier ! […]
Terre d’Argos, ocre embrasé,
Ardant sous le soleil comme fer rougi
Dans le brasier des grands coquelicots. »


Gaëlle

vendredi 9 juin 2017

La littérature asiatique - pique-nique littéraire du 1er juin 2017

Compte rendu du pique-nique littéraire du jeudi 1er juin 2017

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            Place des mille vents, Mandchourie, au nord-est de la Chine. Sur cette discrète place nue, éloignée de l’animation des quartiers commerçants, des damiers de go gravés sur des tables de granit attendent les joueurs les plus téméraires. Aux intersections de dix-neuf lignes horizontales et verticales viennent chaque jour se déposer les perles noires et blanches de destins individuels inondés de doutes et de soleil.

Un groupe d’étudiants s’est donné rendez-vous ce soir là. Un pique-nique ayant toutes les apparences d’une simple réunion d’amateurs de ce jeu ancestral des cultures chinoise, japonaise et coréenne. Mais la diversité des mets apportés – makis de feuilles de nori au riz blanc et poissons crus, olives et salade de pâtes d’Italie, pâté et cidre français – témoigne du peu de discipline que ces convives attachent au respect de l’ordre culinaire du Parti. Une nappe blanche disposée sur le plus proche damier accueille au grand jour, avec insolence, un cosmopolitisme de saveurs et de couleurs.

Déjà des passants s’attardent, le regard réprobateur, devant cette affirmation de liberté presque aussi déplacée qu’un baiser d’amoureux sur des bancs publics. Que dire alors de leur envol de moineaux effrayés, quand les premiers livres sortent des paniers tressés ! Ayant concédé un groupe-vivant de six pierres blanches à Lu D, Tchang H. inspira profondément et emporta ses camarades dans L’épopée du roi-singe, découpée en vingt-quatre courts chapitres. Le récit pouvait donc se lire d’heure en heure en suivant la course du soleil. En raison de l’ombre que ses exploits faisaient à la magnificence de l’empereur, ce récit traditionnel de la littérature chinoise était désormais interdit. Au cœur d’une vaste montagne aux denses forêts, un singe aux pouvoirs surprenants va d’abord dominer le monde animal, obtenant son titre de Roi-singe, avant de s’aventurer dans l’univers des hommes. Il gagnera sa vie en donnant des leçons d’arts martiaux et gagnera en sagesse, en pouvoirs, au fil de ses exploits et rencontres. Dans une quête éperdue de perfection, d’absolu, il cherchera à devenir immortel… Sur une place presque vide, balayée par les cinq directions du vent et animée de quelques parties de go silencieuses, Tchang H. lu ce résumé du chapitre 4 à ses amis :

Le Roi Singe quitte son palais et va chez les humains. Il arrive dans un village, mais les hommes ne le comprennent pas et lui jettent des pierres. Il vole les habits d’un homme et arrive dans une grande ville. Il étudie les gestes et le langage des hommes. Pour ne pas mourir de faim, il est obligé de voler et décide d’apprendre un métier. C’est ainsi qu’il devient élève dans une école d’arts martiaux. En trois mois, il a dépassé tous les élèves; seul le vieux maître reste invincible. Au bout de six mois, il réussit à vaincre le maître. Il devient maître d’arts martiaux lui-même et quitte son école. Il fait le tour des villes et des pays. Il voyage pendant des mois, des années sans entendre parler d’immortel. Au bout de sept ans, il arrive devant l’océan.


Tous s’accordent à voir dans cette trajectoire du Roi-singe une invitation à repousser toujours plus loin les limites de leur liberté. Min L. profita du passage d’un ange pour souffler sur leurs âmes ouvertes aux mille vents les préceptes de Lao Tseu (LaoZi). Dans ce royaume de cendres, les 81 versets du mystérieux sage chinois, contemporain de Confucius (VIe siècle av. JC), ne survivent plus que dans les mémoires des hommes. Le Tao-tö king, murmure Min L, « livre sacré de la Voie et de la Vertu », réconcilie les deux principes universels opposés : le yin, principe féminin, lunaire, froid, obscur qui représente la passivité, et le yang, principe masculin qui représente l'énergie solaire, la lumière, la chaleur, le positif. De leur équilibre et de leur alternance naissent tous les phénomènes de la nature, régis par un principe suprême, le Tao. Fang R, songeuse, pensait en elle-même que comme toutes les sociétés humaines, primitives ou non, la Chine ne dérogeait pas à l’instauration d’une nette différenciation des sexes fondée sur de multiples oppositions binaires. En Afrique également, chez les Samo du Burkina-Faso, on retrouve ce découpage, déjà présent chez Aristote, selon lequel les hommes sont associés à la chaleur/ au souffle et les femmes au froid/ à la matière.
  

Alors que le soleil déclinait lentement pour laisser place aux fleurs de coton des nuages roses, Min L. choisit parmi les multiples versets de rappeler cette parole du maître du Tao :

« Ceux qui savent ne parlent pas, ceux qui parlent ne savent pas. Le maître enseigne par ses actes, non par ses paroles. »

            Dans une assemblée habituellement tentée par les discussions à bâtons rompus, dans laquelle le verbe de Min lui-même n’avait rien à envier aux chants des corbeaux à collier, cette parole de sage retenue laissa place au silence que l’on entend quand le renard franchit le sous-bois.
  
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Le passage d’un groupe d’une douzaine de soldats, à une centaine de mètres de la place, obligea nos conspirateurs à dissimuler un instant les pages de leurs vies. Feindre d’être absorbés dans d’autres luttes de territoires plus abstraites, entre pierres blanches et noires, substituer aux olives et aux fraises un banal bol de riz, le temps de voir disparaître au loin les ombres menaçantes des véritables corbeaux à collier du régime.
Lu D., à la recherche d’une amie disparue depuis la dernière manifestation étudiante contre l’occupant japonais, souligna le rapprochement avec la période quasi totalitaire du Dao de l’école des légistes. Dans une bande-dessinée au beau format italien, QIN, L’empire des dix mille années, il a redécouvert ce moment terrible d’unification de la Chine par la force des armes entre 221 et 206 av. JC. Quand le dernier Etat féodal des « Royaumes Combattants » est finalement annexé par Qin en 221 av. JC, Ying Zheng prend le titre de Qin Shihuangdi (Premier Auguste Empereur des Qin). Il choisit alors l’élément de l’eau, privilégie la saison de l’hiver – symbole de l’extrême sévérité des lois -, prend le six comme chiffre de base et adopte la couleur… NOIRE. Pour régner en maître incontesté sur cet immense territoire, il impose un régime de terreur avec la doctrine de la « responsabilité solidaire », un système de délation… modèle ! En 213 av. JC sous les conseils de son chancelier LI SI, l’empereur ordonne l’autodafé de tous les livres des écoles traditionnelles de la pensée chinoise. Rien ne doit venir altérer la façon dont Qin perçoit la musique, la philosophie, l’écriture, la langue ou le calcul. En 212 av. JC, 460 lettrés confucianistes sont enterrés vivants sur ordre de l’empereur. Parce que son fils aîné le prince Fu Su appelle à la clémence, il est banni et envoyé à la Grande Muraille dont le général Meng Tian assure l’unification.

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            Ce bref rappel des gouffres de l’Histoire n’empêcha heureusement pas ces lettrés clandestins, rejoints peu après par la belle et silencieuse Huong G., de savourer les mets apportés en dessert. A la lueur de torches allumées, An L. chassa les sombres cauchemars de l’empire Qin pour évoquer des contes pour enfants de la culture chinoise. Dans ce domaine, Chen Jiang Hong est devenu un maître de l’image et du récit. Le cheval magique de Han Gan raconte de quelle manière un enfant épris de crayons et de peinture dessinera un infatigable destrier pour un ambitieux conquérant. Ce dernier, ivre de batailles et de victoires, bien loin des préceptes de Lao Tseu, ne voudra plus renoncer à la moindre parcelle de puissance. Jusqu’à ce que...  D’autres albums comme Le Prince tigre, Le Petit pêcheur et le squelette, Dragon de feu ou Le Démon de la forêt font tout autant merveille. An L. a pu constater que ses enfants avaient beau grandir, ils retrouvaient toujours autant de plaisir à revenir feuilleter les pages de ces albums.

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            Si la modeste assemblée ne l’avait pas aussi bien connu, elle aurait pu douter de la fidélité à la cause de Jing L. lorsqu’il sortit d’un fin papier de boucherie un manga japonais. Mais, Blue de Kiriko Nananan par son récit d’une sensible histoire d’amour entre deux lycéennes, a vite rejoint la liste des livres avec lesquels il valait mieux ne pas subir un contrôle d’identité zélé. Lu D. fit remarquer qu’une bande-dessinée française, Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, traitait du même thème et qu’il était curieux de retrouver la même unité chromatique. Au fil de la discussion, Jing L. précisa que Blue ne s’aventurait pas dans les méandres de la relation sexuelle entre les deux jeunes filles, mais que ce manga s’attachait à décrire l’évolution de leur attachement par petites touches discrètes. Une délicatesse loin des clichés que certaines personnes véhiculent sur le manga japonais. Tchang H. en profita pour rappeler combien les mangas d’animation pouvaient receler de références surprenantes, puisque le dessin animé Dragon Ball s’inspire librement de certains épisodes du Roi-Singe (la queue de Son Gokû par exemple et bien sûr son amour des arts martiaux et son bâton magique).

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                       Extrait de Blue de Kiriko Nananan

            Le froid caressait les épaules et la place des mille vents se justifiait de son nom, quand on en vint à évoquer de possibles jonctions entre la littérature russe et asiatique. Chen G. a voyagé dans le plus grand pays du monde, y a puisé la métaphysique de Dostoïevski et le double de son cœur. Un débat aussi nourrissant et animé qu’une soupe chinoise pimenté s’est ouvert avec Min L. qui était en pleine lecture de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. Pour Chen G., une grande responsabilité du délitement de la Russie vient de la manière dont toutes les entreprises, toutes les richesses, ont été confisquées par les oligarques. On ne peut faire pousser les fleurs de la démocratie sur les terres craquelées de la misère et des inégalités. Ventre affamé… De Mao à Poutine, on ne compte plus les hommes forts qui ont reconquis un peuple humilié, en lui promettant de lui rendre sa fierté et un minimum de confort matériel.

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            Alors que chacun cherchait l’antidote dans la pensée d’un sage philosophe, Fang R. leur confia le secret bien gardé des livres du Serpent à plume : un format poche pour l’emmener partout avec soi et surtout un papier couleur ivoire au toucher délicat d’une fleur de Lotus. La littérature réalise ainsi le mariage du Yin et du Yang, de l’immatériel et du matériel, du sensuel et du cérébral. Une ode à la vie bâtie, comme le Go, sur des règles d’une grande simplicité et sur un infini de territoires possibles. Une antique bénédiction…



Lu D.

Livres partagés

-          La Joueuse de go de Shan Sa (roman ayant servi de trame à ce compte-rendu)
-          L’Empire des dix mille années de Patrice Serres
-          Le Prince tigre de Chen Jiang Hong
-          Le Petit pêcheur et le squelette de Chen Jiang Hong
-          Le Cheval magique de Han Gan de Chen Jiang Hong

-          L’Epopée du roi-singe de Pascal Fauliot

-          Lao Tseu, la voie du Tao
-          Blue de Kiriko Nananan
-     La Fin de l'Homme rouge de Svetlana Alexievitch (une émission sur France Inter ici)
-     Le Serpent à plume n°19 "Papiers Japon" (1993) (ici)

dimanche 21 mai 2017

Lauréat(e) du Prix Social Bd (SES en bulles) 2017

   Le prix Social Bd est un prix des lycéens décerné à une bande dessinée abordant des questions socioculturelles, économiques ou politiques. Il existe depuis deux ans en Bretagne. Pour la première année l'association SES en bulles a pu mener son projet jusqu'au bout en organisant aux Champs libres de Rennes un après-midi d'animation sur la bande-dessinée et la remise du prix.

   Ce jeudi 18 mai 2017, devant une salle de conférence investie par 350 lycéens et professeurs, l'après-midi s'est déroulé en trois temps forts :

1- une animation sur la Bd par les dessinateurs Lomig et Zanzim qui travaillent à l'atelier Pepe Martini de Rennes (collectif réunissant une douzaine de dessinateurs). Parmi les albums récents de ces deux passionnés, on peut citer Le cas Fodyl (Lomig) et L'île aux femmes (Zanzim).

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   Les deux dessinateurs ont dessiné en direct avec caméra projetant sur grand écran la progression de leur travail : effet assuré ! Voici le magnifique résultat :

Aucun texte alternatif disponible.
Dessin de Lomig et Zanzim, Champs libres de Rennes

2- une table ronde avec Blandine Métayer, comédienne et coadaptatrice de son seule en scène Je suis top ! en bande-dessinée, ainsi que Bast et Ferenc, les deux auteurs de Doigts d'honneur.

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3- la remise du prix suivie d'une séance de dédicaces avec échanges entre les auteurs et les élèves.


   Parmi les six albums en compétition cette année (Je suis Top !, Doigts d'honneur, L'essai, Zaï, Zaï, Zaï Zaï, La menuiserie, Love story à l'iranienne), c'est Je suis top ! de Blandine Métayer, Véronique Grisseaux et Sandrine Revel qui remporte le prix d'une courte tête devant l'album de Fab Caro. Cet album met en lumière les inégalités hommes-femmes persistantes dans la société française et en particulier dans le monde de l'entreprise. Blandine Métayer, tout comme les auteurs de Doigts d'honneur, a insisté sur le fait que le féminisme est un humanisme et que ce combat, en France, en Égypte et dans de nombreux pays, a besoin d'être soutenu par la jeunesse.

   Tous les auteurs présents ont manifesté une très grande simplicité, disponibilité et  générosité dans leurs interventions et leurs échanges avec les lycéens et organisateurs de cet événement. Un grand moment de partages autour du neuvième art et des problématiques sociétales.


Raphaël (membre de l'association SES en bulles)

dimanche 23 avril 2017

Prolongements sur le thème "Danser sa vie"


1/ Un poème offert par Gaëlle :

Ondulations


Cette part de l’eau

Qu’est la lumière

Ondule

Sur le mur de pierre

Le traverse de bord à bord

Puis repart en arrière

Et je danse



Etait-elle partie

En courant de l’autre côté -

Celui qui toujours nous attire ?

Sur une équerre de ciel bleu

Sous les chocs de lumière

Les coins de pierre entrent en vibration

Et je danse



Le cri des sternes

Ricoche sur le dos

Des hirondelles des falaises.

Les palourdes vides rebondissent

Sur les vasières

Et je danse



Sur l’île

Des nuages et des taillis ombrent

Les à-pics de terre ocre

De courbes charnelles

Et je danse.


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Image du film La danseuse (2016)

2/ Un article du journal Le Un n°149, du mercredi 5 avril 2017, "Artistes, le combat continue" trouvé dans le grand poster intérieur titré "Créer pour résister". L'occasion de croiser le thème de la danse et celui de la Résistance.

3/ Un très beau dessin d'Hippolyte, auteur de bande-dessinée (Les Ombres, La Fantaisie des Dieux...)

  L’image contient peut-être : dessin



Danser sa vie - brunch littéraire du dimanche 2 avril 2017


            Ma jolie,
            Danse !

            Celui qui danse chemine
 sur l’eau
 et à l’intérieur
 d’une flamme !

Si nous devions trouver une explication à ce qui n’est souvent qu’une impulsion, une énergie du corps et de l’esprit, c’est peut-être ce court poème de Frederico Garcia Lorca que nous réciterions pour donner une raison d’être à ce nouveau thème du café littéraire… En écoutant Ferrat, c’est entendu (ici).

Certes, pour accoucher de ce thème, il y eut des échanges de mails, un intense lobbying delermien, une lecture partagée de L’Art de la sieste de Thierry Paquot proposant un délicat parallèle entre le rythme de la vie et celui de la danse… Mais sans doute avons-nous d’abord ressenti le besoin de nous délester un peu du poids du monde pour nous envoler dans une valse, un tango, un fox-trot ou un ballet nocturne éclairé par les lumières de la ville. Un lala land littéraire si on veut. Musique !

C’est donc complètement greasés que nous nous retrouvâmes ce dimanche matin pour un brunch au pas cadencé. Ayant apporté trois cartes mystères pour Gaëlle, Aymé et Stéphane L. pour pimenter nos discussions, le premier tour de piste se résuma à un mime digne des Enfants du paradis. Après avoir décliné un régime carné, s’être échangés leurs cartes sur le boulevard du crime, Gaëlle et Stéphane rivalisèrent d’ingéniosité pour se faire deviner leurs énigmatiques œuvres littéraires verso-papier.
Un seul doigt de Gaëlle, puis deux, puis trois et un geste ancestral de kabuki, permirent à l’ami du vieux qui lisait des romans d’amour de se faire Haruki. J’avais presque remporté cette première battle : si Stéphane courant à la recherche du temps perdu n’avait pas amené de roman cette fois-ci, il avait bien lu naguère Danse, danse, danse de Murakami. En princesse nippone qui sait tenir son rang, Geneviève suivit le tempo en mobilisant ses souvenirs de lecture de La Course au mouton sauvage, précédent opus de l’auteur, nourri du même narrateur et du même lieu fantasmatique : l’hôtel du Dauphin.

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Une émission de Guillaume Gallienne (Ça peut pas faire de mal – 11/03/17, ici) m’avait fourni un aperçu de ce diptyque du grand romancier japonais. Roman existentiel et dionysiaque, Danse, danse, danse nous glisse dans les pas d’un homme à la trentaine passée de quatre mesures, traversant une crise existentielle après un amour perdu. La callgirl qu’il avait tant aimée s’est volatilisée sans laisser de traces. Attiré par une force mystérieuse, il revient plusieurs années après dans cet hôtel désormais relooké au standing d’un cinq étoiles. Riche de souvenirs et de fantômes. Il s’attachera à une réceptionniste, ainsi qu’à une jeune fille de 13 ans, déposée là par une mère photographe en vadrouille, et n’aura de cesse de lutter contre la disparition du sens de sa vie. Maudits pythons !

Un extrait du roman nous donne un avant goût du tourbillon de rêves et de réalité que nous a concocté notre Kafka du pays du Soleil-Levant :

-        Qu’est-ce que je dois faire alors ? Je réitérai ma question.
-   Danser, répondit le mouton. Continuer à danser tant que tu entendras la musique. Tu comprends ce que je te dis ? Danse. Continue à danser. Ne te demande pas pourquoi. Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. Et si tes jambes s’arrêtent de danser, moi je ne pourrai plus rien faire pour toi. Tous tes liens disparaîtront pour toujours, et tu ne pourras plus vivre dans ce monde-ci, de ce côté. Tu seras aspiré par le monde de là-bas. C’est pour cela qu’il ne faut pas t’arrêter. Même si tout cela te paraît stupide, insensé, ne t’en soucies pas. Tu dois continuer à danser en marquant les pas. Et dénouer peu à peu toutes ces choses durcies en toi. Ce n’est peut-être pas encore trop tard. Utilise tout ce que tu peux, fais de ton mieux. Il n’y a rien dont tu doives avoir peur. Ça arrive à tout le monde : tu as l’impression que tout va de travers, que le monde entier se trompe et tu t’arrêtes de danser.

Je levais les yeux et contemplais à nouveau son ombre gigantesque sur le mur.

-    Mais il n’y a rien d’autre à faire que danser, poursuivit l’homme mouton, et danser du mieux qu’on peut, au point que tout le monde t’admire. Si tu fais ça, alors peut-être pourrais-je t’aider moi aussi. Voilà pourquoi il te faut danser. Danser tant que la musique durera. Danse, danse tant que la musique durera.

Pour Geneviève, La Course au mouton sauvage est un très bon roman fidèle au style et aux obsessions de Murakami : les superpositions ou allers-retours entre le réel et l’imaginaire, le portrait de personnages en situation de rupture dans leur existence, une certaine passion pour l’étrangeté et les créatures oniriques (ici l’homme mouton). Il semble donc que se jeter à corps perdu dans cette valse murakamienne (copyright) soit la promesse d’un somptueux voyage…
Stéphane H. a trouvé dans notre discussion sur Murakami un écho à une lecture de Richard Matheson : Le jeune homme, la mort et le temps. Un beau passage de Danse, danse, danse, lu par Guillaume Gallienne, raconte la surprise du personnage principal de découvrir sur un écran de cinéma le visage de la femme perdue dans une scène d’amour avec un acteur joué par l’un de ses amis d’enfance. Il aura beau retourné une fois, deux, trois fois revoir le film, c’est toujours ce même visage qui se retourne vers lui. Chez Richard Mateson, le récit se déploie également dans un hôtel. Plus précisément un vieil hôtel en bord de mer. Un homme de 36 ans, condamné par la maladie à une mort certaine, y échoue et trouve la photographie d’une belle et jeune actrice de cinéma de la fin du XIXe siècle. Il en tombe éperdument amoureux. Après quelques recherches sur l’histoire de cette actrice, Elise McKenna, Richard découvrira qu’elle effectua un séjour dans le même hôtel… et lira son propre nom dans un vieux registre de l’époque ! Ces croisements réalité/fiction n’ont pas manqué d’inviter Woody Allen à notre table. Après un moment en notre compagnie, il nous quitta pour une séance de psychanalyse avec Dieu. Laissant une rose pourpre exhaler un envoûtant parfum dans un verre calcaire.

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Richard Matheson (1926-2013)                       Woody Allen (immortel)

Après une pointe d’une parfaite tenue, Geneviève nous présenta deux livres paraissant au moins aussi savoureux qu’un dessert de François. Je ne lui fais pas du pied, Benjamin lui en a déjà fait mille, ce n’est pas la peine d’y revenir. Ouverture de rideau pour Geneviève avec un roman à quatre mains d’Anne-Laure Bondoux et Jean-Claude Mourlevat : Et je danse aussi. Oui Geneviève, on sait… en même temps le pas de bourré chez François… Enchaînons : plié, tendu, rond de jambe, fissa ! Ce récit, disions-nous, s’organise à travers une correspondance entre un romancier à succès ayant perdu le goût de vivre depuis le départ de sa femme et une fan lui révélant peu à peu ses nombreux complexes. Adeline est « grande brune et grosse » et peu d’hommes ont crié après elle pour qu’elle revienne. Deux êtres fissurés réunis par la tuyauterie d’internet. Si leurs échanges sont d’abord enrichissants pour l’un et l’autre, au fur et à mesure que le récit progresse une petite musique dissonante se fait entendre. Geneviève nous souffle au milieu d’un grand battement que des interstices dans les mails de cette lectrice assidue suggèrent qu’elle pourrait être l’épouse disparue. Quand le romancier se retrouve avec cette idée-pieuvre soudée au plafond, il se fâche avec ses amis, temporise tant bien que mal avec la pression de son éditeur et se lance dans une enquête qui révélera bien des secrets…

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Applaudissements du public conquis, révérence du coryphée, détour par le dictionnaire, et deuxième acte avec Les divins secrets des petites Ya-Ya de Rebecca Wells. Ce roman à la fois délicat et épicé décrit les tensions et mystères d’une relation mère fille en pays cajun (Louisiane). Lorsqu’une ancienne danseuse de claquette lit dans le très mondain New-York Times que sa fille, metteur en scène de renom, l’accuse de l’avoir maltraitée pendant son enfance, elle décide de rompre toute relation. Ceci d’autant plus qu’elle ne comprend pas pourquoi sa fille renonce au dernier moment à son mariage avec un homme appartenant à la upper-class. Ses trois amies vont tenter de renouer cette relation en la convaincant de confier à sa fille ses carnets secrets sur les ya-ya. Nom que les quatre amies avaient attribué à la tribu soudée qu’elles formaient pendant leur enfance. Dès lors, la découverte de ces carnets emporte le lecteur – peut-être surtout la lectrice - dans de longs flashbacks rompus de temps à autre par un retour au présent. La personnalité d’une mère exubérante, mais aussi blessée par la vie, se dévoilera au fur et à mesure du récit, ainsi que les circonstances dans lesquelles a surgi cette dérive vers la maltraitance.

Aimé prit le relai pour nous présenter une autobiographie de la première danseuse étoile afroaméricaine de l’American Ballet Theatre. Misty Copeland raconte dans Une vie en mouvement (éd. Christian Bourgois) tous les sacrifices endurés depuis ses 13 ans pour atteindre la perfection indispensable à une danseuse classique de ce niveau. Née dans une fratrie de six enfants de pères différents, elle n’avait pas au départ toutes les chances sociales de son côté. Pourtant, avec une volonté de fer, en étant conscience qu’elle pouvait devenir une pionnière pour la communauté noire dans cet art si exigeant de la danse, elle réussit à franchir une à une les étapes obligées pour se hisser au rang de danseuse étoile. Cette autobiographie d’un destin de femme inoubliable montre également les difficultés à gérer une identité en mouvement comme le suggère le titre. Ne pas renier ses origines modestes, garder un contact fort avec sa communauté tout en se hissant au plus haut de la hiérarchie sociale, pose de nombreuses pièges et questions existentielles. Misty Copeland est bien une transfuge de classe qui, à la manière d’un Billy Elliot issu du milieu ouvrier anglais, danse sur un fil tendu au-dessus du vide d’une méritocratie américaine trop souvent illusoire. Critique de Libération ici.
Pour Aimé, ce livre est l’occasion de rentrer dans les coulisses d’un univers finalement peu connu par de nombreuses personnes. Nous n’en avons généralement que quelques images d’Épinal, quelques repères flous. L’Opéra (2017), film documentaire de Jean-Stéphane Bron (auteur du très maîtrisé Cleveland contre Wall-Street), est une autre possibilité pour découvrir les codes de ce milieu à travers le petit trou de la serrure. Qui n’a jamais rêvé d’être une petite souris à l’opéra ?

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                   Misty Copeland: "I Broke Down the Stereotype That Black Women Can't Lead a Ballet"

Pour ma seconde carte mystère, je dois avouer que j'avais raté mon coup. Connaissant le goût d'Aimé pour le (bon) cinéma et pour le polar, j'avais tout misé sur On achève bien les chevaux d'Horace McCoy. Ce roman qui se situe au moment de la Grande Dépression aux Etats-Unis, fut adapté au cinéma par Sydney Pollack. Un jeune couple dans la dèche s'inscrit à un marathon de danse en espérant remporter le gain de mille dollars. Mais la profonde déprime de Gloria les conduira vers un point de non retour que l'on découvre dès le début du livre. Plus critique sociale que véritable polar, ce roman permet de découvrir la réalité des marathons de danse qui firent fureur aux Etats-Unis pendant cette période de chômage de masse, ainsi qu'en Europe avant et après la seconde guerre mondiale. Un livre sur le sujet, Chevaux de souffrance, les marathons de danse en Europe (1931-1960) est solidement présenté sur le site de médiapart (ici). Un savoureux passage du polar social de McCoy devrait d'ici peu se trouver une belle place parmi les extraits de textes du blog.

Puisque la charade commence par « mon premier est un livre », Gaëlle a profité de cette ouverture pour s’aventurer vers un livre-audio. Un juste rebond après notre moment en compagnie de Guillaume Gallienne pour Murakami. Ici, priorité à l’oralité, aux vibrations sonores sensibles jusque tard dans la nuit, pour le roman d’Arthuro Pérez-Reverte, Le tango de la vieille garde. Sur plus d’une dizaine d’heures d’écoute, les oreilles de Gaëlle ont recueilli les deux premières heures du roman. Le récit s’articule autour de trois périodes et nous fait d’abord suivre dans l’entre deux-guerres, embarqués sur un transatlantique, un danseur mondain jouant de ses charmes dans les hautes sphères de la société. Alors qu’il rencontre et séduit la femme d’un compositeur, sa technique parfaitement rodée se détraque quand les sentiments surgissent au cœur d’un tango… Max et Mercedes se perdront de vue et se retrouveront au cœur d’un XXe siècle chahuté par l’Histoire. Gaëlle n’ayant pas absorbé toutes les arabesques du disque audio, a su toutefois attiser notre appétit du romanesque en nous dévoilant quelques pistes. Devenu à 60 ans le chauffeur d’un médecin (déchéance sociale après des années luxuriantes ?) Max croisera de nouveau la femme du transatlantique. Entre temps, le roman aura valsé autour d’une intrigue d’espionnage, des bas-fonds de Buenos Aires, d’un inquiétant tournoi d’échec ou encore du vol de mystérieux documents. Tout cela au milieu de la guerre civile espagnole, de l’Italie fasciste de Mussolini ou des barbouzes du KBG. Bref, un roman tourbillonnant et prometteur !
Autant dire tout de suite que mon pari sur Danseur (2008) de Colum McCann – la dernière carte mystère - était bel et bien perdu. Même si Gaëlle, sans que nous trouvions le temps d’en discuter, avait lu cette histoire du danseur étoile et chorégraphe Noureev.

De son côté, Delphine s’est passionnée pour Le loup des steppes d’Hermann Hesse. Sauf erreur, il s’agit d’une relecture lui ayant permis de mieux apprécier la profondeur du roman. Son personnage principal, Harry Haller, déteste la bourgeoisie et son confort dans un conformisme d’eau tiède (ou l’inverse). Pourtant, il en aime simultanément toutes les pratiques culturelles et en premier lieu son univers intellectuel. Il est donc déchiré entre attirance et répulsion pour ce milieu bourgeois. S’éloignant de plus en plus de ses semblables, il erre comme un loup des steppes, contraint à l’isolement. Alors qu’il songe et renonce in extremis au suicide, il rencontre Hermine, son homologue féminin. Quoique… Contrairement à Harry, celle-ci est capable de goûter les plaisirs de la vie et décide d’initier son nouveau compagnon d’infortune. La sensualité de la danse sera l’un des leviers les plus importants pour réconcilier les jouissances du corps et de l’esprit.

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C’est ici que j’ai raté ma vocation de tireur de cartes. Je n’ai pas osé parier sur un livre de Robert Heinlein pour Stéphane H. et bien mal m’en a pris. Un faux pas inexcusable du piètre danseur que je suis. Avec un déhanchement so british, l’infatigable soutien de la SF américaine nous a sorti une short-story en anglais de 1942 : Waldo. Bon, que son anglais approximatif ne lui ait pas permis de faire complètement le tour du propriétaire ne sera pas dévoilé ici par pure amitié. Stéphane saura reconnaître mon inflexible loyauté. Dans ce récit serré comme un pudding donc, il est question d’un virtuose de la danse, Jones Waldo, devenu spécialiste de neurochirurgie dans une station spatiale. Un retour dans le passé nous apprend qu’atteint d’une maladie dégénérative, il devint (lui au moins y est parvenu) un homme bionique. Souvenirs d’enfance du chocolat chaud, de l’Homme qui valait trois milliards et de l’actrice de Super Jaimie. God save the Queen et les miracles des voyages dans le temps que provoque la littérature ! Mais je m’égare peut-être… chacun ses flash-backs, non ? Stéphane insiste sur le côté visionnaire de son auteur fétiche, avec l’invention du bras télémanipulateur au centre du bouquin. De plus en plus perfectionné et miniaturisé, il permettra des opérations chirurgicales d’une grande précision et des interventions techniques nécessaires à la station spatiale dans laquelle évolue le héros. A la veille du premier tour incertain de cette élection présidentielle d’avril 2017, je me prends à rêver : que pourrais-je bien faire avec un bras télémanipulateur de très haute précision dans un bureau de vote ? Soulever les jupes des filles comme Souchon, certainement. Mais encore ?


La conclusion de ce long dimanche de fiançailles (aucun rapport avec le champ lexical de la danse, même si Téléphone aurait pu chanter « la bombe humaine » dès 1914, mais Sébastien Japrisot est un ami) fut confiée à Efisio. J’ai pu découvrir grâce à lui que l’avenue Charles Tillon, devant mon lycée, évoquait un écrivain injustement oublié. Efisio nous a présenté un récit de vie de l’auteur : La révolte vient de loin. Charles Tillon y retrace la mutinerie à laquelle il a participé en 1919 à bord d’un croiseur de l’armée française, le Guichen. Il avait alors 22 ans et se préparait à épouser l’idéal communiste, tandis que les forces françaises soutenaient des opérations « contre-révolutionnaires » visant la russie soviétique. Un témoignage d’un autre temps, mais qui permet de méditer sur la notion si importante et délicate de désobéissance.

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Voici de nouveau quelques belles alternatives aux best-sellers des sorties littéraires...


Raphael