mardi 11 octobre 2016

Le silence et la littérature jeunesse - vendredi 7 octobre 2016


    La moustache et l'enfant

   Difficile de commencer ce nouveau compte rendu sans évoquer la belle moustache d'Aimé qui m'accueillit presque frémissante en arrivant. Pas exactement Patrick Dewaere, ni tout à fait Jean Gabin et pas trop Jean Rochefort. Quoique. Peut-être un peu d'Yves Robert, mais j'hésite toujours... Le contraste avec une légère barbe de quatre jours et trois nuits me trouble. Une possible ressemblance avec Alec Guiness aurait mérité d'être confrontée à une casquette militaire, mais Efisio et moi étions j'étais déjà en train de serrer les mains chaleureuses d'Aimé - souriant franchement et excusant la présence inopinée de la moustache à l'aide d'une pièce de théâtre - de Stéphane L. et de François. Une bise à Elena, et je me penche vers Anton sérieusement occupé à découvrir une bande-dessinée au premier abord trop grande pour lui. Mais comme pour Aimé, passée la première surprise, l'agencement de ce tableau s'imposa aussitôt comme une belle évidence. La moustache du comédien et la curiosité enfantine de mon malicieux voisin n'auraient pas pu trouver meilleur décor que notre café littéraire sur le silence et la littérature jeunesse - ou désignée comme telle.

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Petite histoire des colonies françaises de Grégory Jarry & Otto T.



   La vérité s'échappe des cendres des martyrs

   Alors que nous nous installons avec un verre et que je joue à l'instituteur de la IIIe République aidant son jeune élève à déchiffrer et à comprendre le mot "pro-pa-gan-de", un café "off" s'ouvre sur Giordano Bruno (1548-1600) dont l'histoire tragique passionne Efisio et Aimé. Nous tombons d'accord sans nous faire mal sur l'idée que l'Inquisition a commis à l'époque une lourde erreur en condamnant au bûcher ce fin philosophe passionné de cosmologie. Devenue celle d'un martyr, la pensée de G. Bruno ne pouvait que déployer ses ailes dans une Europe de la Renaissance bientôt gagnée par l'Esprit des Lumières. Certaines personnes font plus de mal au pouvoir mortes que vivantes. Je pense en silence au petit article consacré à Anna Politkovskaïa publié à peine quelques heures plus tôt, quand Stéphane H. nous rejoint. Grand seigneur, il annonce une glace au chocolat maison qui ferait fondre les religieux les plus obscurantistes, et cette initiative gourmande ne tarde pas à provoquer les arrivées de Gaëlle et de Geneviève. Le "off" s'éloigne à pas feutrés pour laisser nos deux thèmes du jour prendre le devant de la scène, avec une humeur juvénile qui chasse un temps les fumées noires de l'Histoire.

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Statue de Giordano Bruno à Rome


   Des pirates, une jambe de bois et une paire de dés

   Stéphane H. et Geneviève n'ont pas eu besoin de se concerter pour amener avec eux L'île au Trésor de Robert Louis Stevenson. Stéphane nous fait remarquer que le long - et excellent - début du roman dans l'auberge des parents de Jim Hawkins, adolescent de 12-15 ans,  est un beau pied de nez au mythe de la piraterie. Car c'est bien à terre et non en mer que nous découvrons les principaux protagonistes de cette histoire : le Docteur Livesey, les seconds couteaux du terrible Long John Silver, le jeune héros Jim Hawkins et un peu plus loin dans le récit le Chatelain M. Trelawney qui embauchera le Capitaine Smollett pour conduire l'expédition de l'Hispaniola. Pour Stéphane les souvenirs des différentes adaptations cinématographiques étaient plus vivaces que ceux de son ancienne lecture, avant qu'il ne se replonge dans le roman pour notre soirée. Il a particulièrement apprécié les exploits de l'intrépide Hawkins qui ont fait frémir tant de mômes dans leur lit. Geneviève en profite pour nous préciser qu'à l'origine Stevenson n'écrit pas pour la jeunesse, genre littéraire qui n'est d'ailleurs que très récent. Toutes les histoires de pirates de notre enfance, de Jules Vernes (Les enfants du Capitaine Grant, Deux ans de vacances) à Stevenson, en passant par les aventures maritimes du Capitaine Hornblower de Cecil Scott Forester dont Gaëlle écrit le nom sur mes notes, ont d'abord servi à divertir les adultes.

   Une digression dont nous avons le secret rappelle combien certains d'entre nous ont pu passer du temps à lire et à jouer aux aventures des "livres dont vous êtes le héros". Embarqué dans un monde imaginaire en incarnant un héros qui pouvait gagner ou perdre des points de vie dans des combats homériques, le lecteur devait faire des choix à la fin de chaque morceau du récit, puis se rendre à la page indiquée où tremblant d’excitation et d'angoisse il découvrait le destin de son personnage. Une bonne paire de dés pipés était alors l'outil indispensable de celui qui voulait aller au bout de l'histoire. On peut parier que comme la bande-dessinée ces livres ont davantage séduit des garçons que des filles. Les témoignages contraires sont bienvenus sur le site !

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Fantasy et fantaisie

   C'est en poursuivant quelque peu cette réflexion sur le genre en littérature jeunesse que Geneviève nous expose La Quête d'Ewilan, D'un monde à l'autre, le premier tome d'un cycle de fantasy de Pierre Bottero. On suit les (més)aventures de Camille, adolescente orpheline basculant soudainement dans un monde fantastique, l'univers de Gwendalavir. Enfin une véritable héroïne, alors que les récits classiques de pirates tendaient à les négliger, voir à totalement les ignorer. Après avoir vaincu maints périls, elle deviendra Ewilan et saura manier des pouvoirs aussi bien dans ce monde étrange que dans celui des humains. Elle apprendra qu'elle est l'élue sur qui repose la survie de tout un peuple. On le voit les ingrédients de base d'un récit cette fois directement adressé à la jeunesse sont bien présents. Mais pour Geneviève, la formidable capacité de l'auteur à nous décrire des monstres et leur univers garantit un grand plaisir de lecture, même s'il faut être un bon lecteur pour se repérer dans les différents espaces du récit.

   Je ne résiste pas à la tentation de vous faire découvrir un extrait pioché sur le site de Babelio :

 "Le poids lourd fonçait droit sur elle, tous freins bloqués. Les pneus malmenés hurlaient, leur gomme fumante essayant vainement d'arrêter les trente tonnes du monstre.
Camille se figea sur place, incapable du moindre mouvement, tandis que son esprit de jeune surdouée analysait la situation.
Malgré elle, elle nota qu'il était remarquablement stupide de passer les dernières secondes de sa vie à regarder arriver un camion. Son irrépressible curiosité l'empêcha de fermer les yeux et elle n'eut pas le temps de crier, ce qu'elle aurait adoré faire...
... Non, Camille ne cria pas, elle se prit simplement les pieds dans une racine et tomba de tout son long dans l'herbe, le nez à quelques centimètres d'un superbe bolet.
- Boletus edulis, remarqua-t-elle à haute voix, car elle était friande de champignons et parlait volontiers le latin.
Un petit scarabée à la carapace bleu turquoise passa près de son visage. Il se dirigeait vers le tronc de l'énorme pin qui les dominait et Camille le suivit distraitement des yeux. Elle ne se trouvait plus au milieu de la chaussée, mais dans une forêt plantée d'arbres immenses !
C'est alors qu'après un magnifique vol plané, un chevalier en armure s'aplatit à côté d'elle dans un impressionnant bruit de casseroles. Camille commença à penser que quelque chose ne tournait pas rond."

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    Efisio prit le relais en nous emmenant dans les lignes malicieuses d'Italo Calvino (dont nous avions déjà présenté Le Baron perché). Se una notte d'inverno un viaggiatore - ou pour les francophiles comme moi Si par une nuit d'hiver un voyageur - est un roman peut-être sans rival dans son genre. Après avoir prodigué de multiples conseils au lecteur pour s'installer le plus confortablement possible, le romancier italien l'entraîne dans des histoires qui s'arrêteront toutes au fameux cliffhanger des séries américaines (technique narrative empruntée aux romans-feuilletons du XIXe siècle). Mais, à la différence de nos chères séries, le chapitre suivant s'ouvre sur le début d'une toute autre histoire et seule l'imagination de chacun peut poursuivre le fil de l'intrigue interrompue. Le silence fait de rêveries et de frustrations qui s'installe entre ces deux pages du livre - entre ces deux histoires - est un formidable temps suspendu qui représente une expérience de lecture assez peu commune. Une autre forme de livre "dont vous êtes le héros" finalement, mais sans dés ni renvoi de page... Pour Stéphane L. ce dispositif rappelle l'histoire inachevée du roman de Jean Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse.

    Drôle de bestiaire

   La soirée était déjà bien animée quand Aimé se mit à nous parler du Roman de Renart, oeuvre (sauvée) du Moyen-Age mettant en scène les tribulations et rivalités de Renart et du loup Ysengrin. Cette somme de récits des XIIe et XIIIe siècles, appelés "branches", semble avoir été rédigée par plusieurs auteurs anonymes et arrachée à la tradition orale (précisions sur le site de la BNF ici). Aimé nous indique que les fables de La Fontaine doivent beaucoup à ce récit (ainsi bien sûr qu'aux fables d'Esope), qui contient toutefois une dimension moralisatrice moins explicite que chez le fabuliste du XVIIe siècle. Cette série de "situations" se lit selon lui très facilement et on y prend un vrai plaisir. Pour Geneviève, certains épisodes du roman de Renart sont accessibles aux plus jeunes, à condition sans doute de les aider à apprivoiser cet univers.

   Stéphane L. faillit étoffer ce bestiaire, puisqu'il a un temps hésité à nous présenter Je suis un chat de Natsume Sôseki, satire désopilante d'une société japonaise en pleine transition, voire en danger de perdition (la transformation industrielle, politique et culturelle de l'ère Meiji). Des souvenirs d'un autre roman du même auteur, Sanshirô, se sont finalement imposés en remontant à la surface de sa mémoire pour évoquer la thématique du silence. Un jeune provincial "monte" à la capitale pour y poursuivre ses études supérieures. Il découvre l'animation propre à la ville, éprouve le passage à l'âge adulte avec toute une palette d'émotions nouvelles. Stéphane se rappelle une scène forte : alors que ce jeune homme lit sous un arbre, il observe passer une jeune femme qui éveille en lui un amour naissant. Silence de la vision contemplative d'une femme qui marche sans se rendre compte combien elle rayonne de beauté. Après le tremblement de terre d'Haruki Murakami est venu compléter cette sélection japonaise. Ce recueil de nouvelles évoque de quelle manière le tremblement de terre de Kobe en 1995 est venu révéler des failles intérieures dans la vie de plusieurs personnages. Failles qui me rappellent cette belle citation trouvée par mon fils de 11 ans : "Il arrive qu'on pleure..., non pas parce qu'on est faible, mais parce qu'on a été fort trop longtemps".

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   Du silence en bande-dessinée

   Après une belle digression sur Yal Ayerdhal que Stéphane H. a eu l'occasion de rencontrer il y a plusieurs années lors d'une table ronde sur le thème des mondes imaginaires, j'ai choisi d'évoquer le silence à travers la syntaxe particulière de la bande-dessinée. En m'appuyant sur un extrait de Lulu femme nue d'Etienne Davodeau (Tome 1 p.12-13),  j'ai voulu montrer de quelle façon la bande-dessinée savait installer de beaux et profonds silences, ralentir le rythme de lecture et permettre au lecteur de pénétrer dans l'intériorité des personnages. Dans cette histoire en deux tomes, nous suivons la trajectoire d'une femme qui s'offre une parenthèse dans son existence, en allant chercher vers d'autres lieux et d'autres corps une liberté qu'elle n'avait jamais osé provoquer. De nombreuses bandes-dessinées intègrent ces moments précieux où l'on peut laisser le regard et l'esprit vagabonder au cœur même d'une page, suivre le trait du dessinateur tout autant que les pensées intimes de ses personnages. Se laisser envahir par un paysage jusqu'à entendre dans un parfait silence le vent dans les arbres ou le reflux des vagues. Une impression proche de celle que produit la peinture. D'autres dessinateurs - dont il est périlleux d'entamer une liste forcément incomplète - excellent dans ses moments de silence (bien sûr M. Larcenet avec Blast, E. Guibert dans le Photographe, Jiro Taniguchi avec l'Homme qui marche...).

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                                                                                                L'Homme qui marche de Jiro Taniguchi


   De cette proposition découle une discussion sur la nature du, voire des, silence(s). Pour Stéphane L. les pages de Lulu femme nue, en dépit de leur absence de bulles, n'expriment pas vraiment de silence car il y a toujours le murmure des vagues dessinées ou les pensées de cette femme que l'on devine. Le silence est-il défini par l'absence de bruit ? Ne goûtons-nous pas au silence lorsque dans un wagon de voyageurs aux conversations multiples, nous nous abandonnons à notre lecture ? Dans une randonnée qui se veut sportive et rythmée, le silence ne surgit-il pas de l'instant où nous acceptons de nous arrêter devant la beauté d'un paysage ? Le silence ne serait plus une question de volume sonore, mais de retour à soi et de changement de rythme. Et d'où vient le fait que nous soyons capables de donner une épaisseur, un sens au silence : celui qui s'installe dans une maison après une dispute, celui d'une salle de bibliothèque studieuse, celui qui précède le coup de feu du départ de la finale d'un 100m, celui d'un enfant qui dort... Nous convenons de tous ces bavardages que le silence est multiple, et sans doute qu'il est très culturel (nous serions bien incapables dans ce café ou lors d'un repas familial de laisser se prolonger un silence anormalement long, ce qui ne gène nullement sous d'autres latitudes).

   Après les départs de Gaëlle et de Geneviève, Stéphane H. nous a proposé une lecture à voix haute d'un récit fantastique lié au contexte de l'Inquisition. Jeu habile sur le Satyre et la satire. L'exercice est délicat, mais nous nous sommes montrés attentifs à un récit faisant surgir rapidement de nombreuses images  mentales. Gage de qualité de l'écriture. Peut-être faudrait-il créer un espace dans ce blog pour accueillir ces audacieuses tentatives.

    De l'art de (ne pas) rater un grand écrivain

   L'arrivée tardive de Delphine après un concert me donne l'occasion de présenter un dernier texte illustrant le thème de la littérature jeunesse et sans doute aussi celui du silence en littérature. L'appel de la forêt de Jack London, comme tous les autres romans et nouvelles de l'auteur, m'aurait échappé sans une discussion dans un train matinal avec un ami avisé. Je croyais à cette époque que Jack London n'avait écrit que de la "littérature jeunesse" et que je n'avais pas de temps à perdre avec des lectures "peu sérieuses". Un rapide exposé de cet ami professeur de Français sur la vie et l'oeuvre de l'auteur, suffit à me convaincre d'entamer la lecture de Martin Eden. Une révélation. Un choc moral et esthétique. Depuis j'essaye de ne plus mettre les gens dans des cases définitives... J'ai donc lu L'appel de la forêt (mais pas encore Croc-blanc) après être passé par les romans et récits politico-sociaux de London. L'histoire de Buck, chien fidèle d'une famille aisée de Californie devenu après son enlèvement chien de traîneau dans le Grand Nord canadien, m'a beaucoup plu. Le roman est bref, et la prose de London toujours aussi vive, brutale et efficace. La double régression-progression de Buck est passionnante à suivre. D'une part le chien civilisé perd tous les repères moraux que ses anciens maîtres lui avaient inculqués et revient vers sa nature sauvage pour mieux affronter la dureté du monde dans lequel il est projeté ; et d'autre part il gagne en force, en habileté, en beauté au fur et à mesure des épreuves qu'il traverse. Jusqu'à devenir un animal légendaire. Dans le dernier chapitre, le dilemme entre l'amour d'un homme juste et bon et l'appel profond de la forêt et des loups est superbement traité. Je laisse aux lecteurs curieux qui comme moi auraient commis l'erreur de délaisser London le plaisir de découvrir le livre et son dénouement. Lisez et/ou relisez Jack London, même si c'est écrit "folio junior" sur la couverture, vous en sortirez avec un compagnon de route irremplaçable.

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Raphael

Pour aller + loin :

Dans son émission "ça peut pas faire de mal" sur France Inter, Guillaume Gallienne a consacré une lecture au récit d'Italo Calvino Si par une nuit d'hiver un voyageur (ici).

Une histoire du silence à travers les âges, écrite par l'historien Alain Corbin, est parue au printemps 2016. Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours (éd. Albin Michel, 214 p.)
Critique Télérama ici.
L'émission de radio Concordance des temps (France Culture) du 16/04/16, animée par Jean-Noël Jeanneney, fut consacrée au silence en compagnie d'Alain Corbin (ici).




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