vendredi 27 janvier 2017

La voix sombre de Ryoko Sekiguchi (2015)


EXTRAITS DE TEXTES

Afficher l'image d'origine

"La peur d' "user". 
Dans les histoires de défunts se pose toujours la question de l'usure. On "use" la voix en l'écoutant trop souvent, on "use" l'apparition éphémère de la personne dans une photographie en la regardant tous les jours. On "use" la tristesse, on "use" la disparition, et la disparition même, usée, finit par disparaître à son tour. L'usure est la seule façon de repousser la "disparition". Reste le monde, sans disparition, mais sans apparition non plus. Un monde morne, règne de l'absence.
Les gens ont peur d' "user". Ils ont peur d' "user" leur tristesse, s'il s'agit d'un être aimé. Plutôt être assailli par le chagrin et la "disparition" que de se rendre au monde de l'oubli et de l'absence généralisée. Un ami garde une cassette audio contenant un enregistrement de la voix de son père décédé, mais l'écoute peu, par crainte de l' "user". D'autres conservent des recettes de cuisine réalisées jadis par leur grand-mère mais les reproduisent rarement, de peur que ces plats, exceptionnels dans leur souvenir, ne déchoient au rang des plats ordinaires. Ou que le résultat échoue à restituer le goût d'autrefois. Alors, ce n'est pas tant le savoir-faire qui est en cause ; c'est le temps écoulé depuis la mort de la cuisinière, temps qui a accompli son oeuvre et modifié le goût des vivants, "usés" à leur tour.
Pareils à la petite vendeuse d'allumettes, nous désirons à toute force provoquer l'apparition de ceux qui nous ont quittés ; à cet effet, tous les supports sont bons. Mais chaque fois qu'on y recourt, les allumettes dans la boîte diminuent. Et pour finir, il n'y a plus d'image du tout."   pp 35-37



     Ce texte très sensible de l'écrivaine japonaise Ryoko Sekiguchi - déjà évoquée dans ce blog - semble ne pas laisser beaucoup d'espoir pour entretenir le souvenir vivace des défunts que nous avons aimés. Par certains aspects, il touche à une puissante vérité sur l' "usure" de la disparition.
    Mais il y a heureusement les accidents - au sens de hasards - des rencontres humaines et artistiques que nourrissent la vie, le cinéma, la littérature, la musique, la photographie, la peinture... Sans prévenir, ces fulgurants accidents réactivent au fond de nos mémoires une présence qui peut s'imposer de nouveau à nous. Un instant, un baiser, volés à l'oubli. Une conversation intime avec une voix jaillie d'une source inconnue. Cette puissance des émotions est une clef magique que nous perdons et retrouvons au grès de nos vies, de nos déambulations. Il nous suffit de faire confiance à nos sens et de créer la disponibilité nécessaire pour que ces visites soient rendues possibles.


   L'écriture de Ryoko Sekiguchi, riche et complexe de ses douces contradictions, sait d'ailleurs à merveille faire sentir ces possibles apparitions pleines de promesses :

    "On écoute cette voix toujours "présente", qui est la présence même. Le choc initial est certes moins vif, mais passée l'impression d'"usure", à peine quelques secondes, et le présent revient, indélébile.
    Il est étrange de dire du présent qu'il "revient", comme s'il se trouvait quelque part, en un lieu qui n'est pas le présent. Ou bien, on le voit comme une apparition du présent qui, en fait, serait toujours existant."   pp 38-39


    "La pensée de la personne fait ressac, revient par à-coups. Comme cherchant à la retenir. Comme pour nous imposer de partager cette pensée, et ce faisant, lui imposer à son tour de rester de notre côté."   p.41


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire