lundi 16 mai 2016

Nouvelles et Progrès (2ème partie) - vendredi 13 mai 2016

Café littéraire du 13 mai 2016

Nouvelles et Progrès (2ème partie)

   La deuxième partie du compte rendu de cette soirée consacrée aux nouvelles en littérature et au progrès s'ouvre avec les arrivées d'Aimé, Delphine et Jean-Réol venus agrandir la tablée et attiser le feu de nos discussions. Le progrès, nous en convenons tous tacitement, c'est d'abord ça : l'aventure hasardeuse d'un café littéraire qui prend forme, s'épanouit et plonge solidement ses racines vers le ciel. Un peu comme cette chanson-poème de Claude Nougaro, découverte en faisant un pas de côté dans un parc : le pommier du paradis. L'ambiance monte et la convivialité est belle à voir et à entendre. A partir de là, je ne peux plus prétendre à une transcription exhaustive des débats car les mots se sont mis à naviguer d'un archipel à un autre, tantôt près et tantôt loin de moi.

   Stéphane L. nous avait apporté le recueil Première gorgée de bière de Philippe Delerm. Il ne s'agit pas exactement de nouvelles, mais de textes très courts (deux, trois pages au plus) sur de vives sensations du quotidien : un couteau dans la poche,  des invités surprise, un croissant sur le trottoir, le bruit d'une dynamo et bien sûr le plaisir et la délicatesse de la première gorgée de bière. Recueil très plaisant et facile à lire. Pour Stéphane, le progrès est à chercher dans notre capacité à conserver ces petits bonheurs immenses, ce luxe de simplicité que la vie est capable de nous offrir. Inutile de courir après les promesses illusoires du progrès technique alors que nous avons tant de possibilités sous la main. Un peu comme le titre merveilleux de cet autre texte du recueil : on pourrait presque manger dehors. Il n'y a souvent qu'un saut à faire pour bousculer ce presque et transformer l'essai. La proposition de cette approche du progrès fait naître des échanges sur le désenchantement / réenchantement du monde. Avons-nous perdu nos facultés d'émerveillement ? Le capitalisme et la publicité ne sont-ils pas responsables d'un enchantement artificiel du monde ? L'univers enchanté (marketé) de la marchandise ne dresse-t-il pas un épais rideau entre notre jouissance des biens et l'esclavagisme moderne de ceux qui les produisent à l'autre bout du globe ? Si nous ne sommes pas dupes, comment se désolidariser d'un tel système face aux exigences de notre modernité ? Beaucoup de questions qui trouvent un écho dans l'invitation de Stéphane H. à voir les films L'An01 (1973) dont la majorité d'entre nous ignorent tout (j'y reviendrai), ou encore Tout s'accélère (2016) de Gilles Vernet.

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   Prenant conscience qu'il nous restait encore plusieurs livres à explorer, nous avons écouté Aimé nous parler d'un autre maître de la SF (après R. Heinlein) avec Odyssées, l'intégrale des nouvelles d'Arthur C. Clarke. L'auteur de La Sentinelle a fourni à Stanley Kubrick la matière de son film 2001, l'odyssée de l'espace, dans lequel l'intelligence artificielle personnalisée par l'ordinateur de bord HAL prend les commandes du vaisseau spatial et met en péril les cosmonautes. Mais c'est davantage de la nouvelle Les neuf milliards de noms de Dieu dont Aimé souhaite nous parler. Dans cette histoire, des moines bouddhistes recourent à la puissance de calcul d'un ordinateur - le Mark V -  pour trouver les multiples noms de Dieu et réaliser une ancienne prophétie : réunir cette liste exhaustive pourrait déclencher la fin du monde car l'Humanité aurait atteint sa mission ultime. Parabole qui nous fait tous sourire : il faudrait exhumer ce qui est bien caché à l'aide du progrès technique pour conduire l'humanité à sa perte. Lorsqu'à la fin de la nouvelle les étoiles s’éteignent une à une il y a de quoi frissonner... En découle un débat animé autour des initiés, des petits cercles de pouvoir qui ont toujours cherché à s'accaparer la connaissance (les prêtres égyptiens, les technosciences, les technocraties politicoéconomiques). En réponse à une question de Jean-Réol, Aimé nous apprend que l'intégrale du recueil fait apparaître une évolution de l'auteur : d'histoires illustrant sa méfiance à l'égard du progrès technique, il se concentre dans les dernières nouvelles sur l'individu.

"_ C'est une requête un peu inhabituelle, fit observer le docteur Wagner avec ce qu'il espérait être une louable retenue. Autant que je le sache, c'est la première fois qu'un monastère tibétain demande qu'on lui fournisse un ordinateur. Loin de moi le désir de me montrer indiscret, mais jamais je n'aurais imaginé que votre - euh - établissement pût avoir l'usage d'une telle machine. Puis-je vous demander ce que vous comptez en faire ?
  _ Volontiers dit le lama. [...] Votre ordinateur Mark V peut résoudre n'importe quelle opération mathématique courante jusqu'à dix décimales. Pour notre travail, toutefois, ce sont les lettres, et non les chiffres, qui nous intéressent. [...]
  _ Je ne suis pas sûr de comprendre...
  _ Il s'agit d'un projet sur lequel nous travaillons depuis trois siècles - en fait, depuis la fondation de notre lamaserie. L'entreprise est quelque peu étrangère à votre mode de pensée, aussi vous prierais-je de bien vouloir m'écouter en faisant preuve d'une large ouverture d'esprit."

Début de la nouvelle Les Neuf milliards de noms de Dieu d'Arthur C. Clarke

   C'est toujours étonnant de constater à quel point un thème commun nous permet de naviguer à travers différents courants littéraires. Delphine nous fait quitter la SF de Clarke pour nous emmener dans la prose d'Umberto Eco. Dans le recueil Comment voyager avec un saumon, l'auteur italien nous évoque sa confrontation avec l'absurde du monde contemporain. Des anecdotes de ses (més)aventures dans les avions ou hôtels, ses combats homériques avec des notices de médicaments ou de logiciels lui permettent de traiter avec ironie et humour les formes de déshumanisation de nos sociétés. Toutefois, Delphine nous avoue avoir ressenti une certaine lassitude, voire un désintérêt, dans l'accumulation de ces saynètes. Chacun pourra tenter l'expérience.

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   Gaëlle de son côté a défendu la littérature féminine (l'Education nationale devrait s'en inspirer) avec deux auteures américaines : Annie Proulx et Edith Warthon. Toutes les deux ont en commun d'avoir été adaptées au cinéma. Dans le recueil Les pieds dans la boue, la nouvelle d'Annie Proulx Brokeback Mountain (film d'Ang Lee) nous fait vivre la rencontre amoureuse de deux cow-boys qui devront affronter l'ordre moral et la dureté des valeurs conservatrices. Qu'il s'agisse du Wyoming ou de la France pour Didier Eribon (lire le magnifique Retour à Reims), ces œuvres littéraires participent au recul de l'homophobie en nous rappelant sans cesse que la sexualité entre deux personnes de même sexe n'a aucune raison d'être condamnée par les fantasmes qu'une société entretient envers l'homosexualité.

"Ils ne parlaient jamais de sexe, le laissaient s'accomplir, d'abord seulement sous la tente la nuit, puis en plein jour quand le soleil tapait dur, et le soir à la lueur du feu, rapide, brutal, avec des rires et des grognements, une abondance de bruits, mais sans jamais prononcer un mot, sauf une fois où Ennis dit: "Suis pas pédé", et Jack enchaîna : "Moi non plus. C'est parti comme un boulet. Regarde personne que nous." Il n'y avait qu'eux deux dans la montagne, à planer dans l'air mordant et euphorique, contemplant d'en haut le dos du faucon et les lumières des voitures qui rampaient au fond de la plaine, flottant au-dessus des affaires courantes, loin des chiens de ferme et de leurs aboiements dans la nuit."

Extrait de Brokeback Mountain d'A. Proulx

   Si Edith Warthon fut adaptée au cinéma par Martin Scorsese avec Le Temps de l'innocence, c'est le recueil de nouvelles fantastiques Kerfol et autres histoires de fantômes que nous présenta Gaëlle. Lors d'un voyage en Allemagne avec sa famille E. Wharton contracta la fièvre typhoïde et dut rester alitée. Elle en profita pour lire de nombreux récits de fantômes et s'en souvint pour écrire ce recueil. Kerfol se situe en Bretagne et évoque des amis (époux ?) à la recherche d'une demeure... qui se révélera être hantée. On trouve une présentation rapide et intéressante de ce recueil sur le site du Magazine Littéraire (ici). Sans développer, Gaëlle nous a conseillé la lecture des travaux de Condorcet sur l'éducation pour revenir plus directement sur la thématique du progrès. J'en profitais pour me joindre à elle en évoquant ses écrits sur l'esclavage. Mais nous aurons peut-être d'autres occasions pour revenir sur ce digne représentant des Lumières (XVIIIe s.).

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                            Edith Warthon (1862-1937)                             Annie Proulx (1935 -   )

à suivre...

Raphael 
   

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