dimanche 15 mai 2016

Nouvelles et Progrès (1ère partie) - vendredi 13 mai 2016

Café-littéraire du 13 mai 2016

Nouvelles et Progrès (1ère partie)


   Ce vendredi soir était placé sous le signe d'un double thème : les nouvelles en littérature et le progrès. Ces deux pistes ont à la fois étaient abordées indépendamment l'une de l'autre et de manière croisée. Comme souvent, c'est en deux temps que la soirée a pris forme : une tablée d'éclaireurs allumant les premiers feux, rejointe ensuite par des renforts motivés pour prolonger les débats tard dans la soirée. Et comme François avait installé de nouvelles tables nous ne nous sommes pas faits prier pour nous enivrer de livres, de mots et de boisson.

   Tristan, Efisio, Geneviève, Stéphane H. et moi avons donc entamé la soirée sur quelques nouvelles de Luigi Pirandello extraites du recueil Pour une année II. Il s'agit d'une édition bilingue qu'Efisio m'avait prêtée lors d'une de nos discussions sur la littérature italienne. Je me souvenais vaguement avoir lu quelques nouvelles de l'auteur dans le passé et en m'y replongeant je m'attendais surtout à des descriptions psychologiques de personnages pris dans une situation douce-amère ou tragi-comique. C'est pourquoi la lecture le matin même chez François de Le chat, un chardonneret et les étoiles et Les retraités de la mémoire ne m'avaient guère surpris. Ce qui n'enleva rien au plaisir de lecture, surtout lorsque celle des Retraités de la mémoire me transporta à la fois dans mes souvenirs de La chambre verte de François Truffaut et me permit de retrouver le visage et la voix de ma mère.

"Quant à moi, tous les morts que j'accompagne au cimetière reviennent sur mes talons. Ils font semblant d'être morts dans le cercueil. Ou peut-être le sont-ils vraiment pour eux-mêmes. Mais pas pour moi, je vous prie de le croire. Quand tout est fini pour vous, rien n'est fini pour moi. Ils s'en reviennent tous avec moi, sous mon toit. Des morts croyez-vous ? Drôles de morts ! Tous vivants. Vivants comme moi, comme vous, plus qu'auparavant."

   En dépit de ce passage, il s'agit moins d'une nouvelle fantastique que d'une philosophie, sorte de théorie de la survivance que Pirandello applique ici à sa mère décédée selon la note du traducteur. Ce refus de la disparition d'être chers est au cœur du film de Truffaut, écrit à partir de trois nouvelles d'Henry James (L'Autel des morts, La Bête dans la jungle et Les amis des amis).

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   Que Pirandello me conduise droit à Truffaut et à James était déjà un joli cadeau, mais qu'une autre de ces nouvelles - Ciàula découvre la lune - m'embarque vers l'univers social des mineurs était encore moins attendu. Et pourtant Efisio assis à mes côtés nous signifia que de nombreuses nouvelles de l'auteur italien étaient écrites dans ce registre.
   Ciàula est un apprenti, le moins respecté des ouvriers. Il est terrorisé par le noir profond de la nuit, ce qui ajoute à la dimension sociale de la nouvelle une note fantastique :

"La peur l'avait assailli [...] à sa sortie du trou dans la nuit noire, vide. Il s'était mis à trembler, éperdu, tressaillant au moindre vague souffle indistinct dans le silence mystérieux qui emplissait cette vacuité sans limites où un fourmillement infini d'innombrables et minuscules étoiles ne parvenait pas à répandre une quelconque clarté. L'ombre où la lumière aurait dû être, la solitude des choses qui demeuraient, quand plus personne ne les voyait, sous un aspect changé et méconnaissable, avaient provoqué un tel bouleversement dans son âme égarée que Ciàula s'était soudain lancé dans une course folle, comme si on l'avait poursuivi."

  Stéphane H. me demanda alors si ces nouvelles avaient un rapport avec la notion de progrès. Si en effet ce n'était pas le cas des deux premières (encore que la théorie de la survivance est envisagée comme un progrès pour supporter la perte physique de ses proches), la nouvelle sur Ciàula nous amène directement sur la définition du progrès issue du XIXe siècle et de la Révolution industrielle. Progrès technique et productivisme sont alors - chez les marxistes comme chez les libéraux - les clefs du bonheur et du développement de la civilisation occidentale. Ce postulat est aujourd'hui vivement remis en cause avec des recherches sur des indicateurs alternatifs pour mesurer le bien-être. L'Indicateur de Progrès Véritable (IPV) est l'un d'eux, il intègre en négatif les dommages sociaux et environnementaux qui apparaissent dans le cadre d'une activité de production. (détails ici). Le débat s'orienta alors, avec les participations de François et de Tristan, sur la comparaison des conditions de travail des 30 glorieuses (OST, taylorisme et travail à la chaîne) et à celles d'aujourd'hui où les promesses de technologies libératrices se heurtent aux réalités des nouvelles formes d'organisation du travail et de management (le juste à temps, line production, kaizen) sources de cumul entre anciennes pénibilités physiques (le poids des charges déplacées, les TMS) et nouvelles pénibilités psychiques (ordres contradictoires, management par le stress). Comme j'avais évoqué deux films sur les mineurs, Traître sur commande de Martin RITT et Qu'elle était verte ma vallée de John Ford, et qu'Efisio avait fait allusion à Ken Follett, Geneviève nous conseilla Le Siècle qui aborde les conditions de vie des mineurs Gallois sur fond de Première Guerre mondiale.

   Gaëlle et Stéphane L. nous ayant rejoint, Stéphane H. entrepris de nous exposer trois nouvelles de SF de Robert Heinlein : Que la lumière soit, Les routes doivent rouler et Il arrive que ça saute (titre merveilleux je trouve). Dans chacune de ces nouvelles des innovations technologiques viennent améliorer les conditions de vie de l'humanité, en se heurtant parfois à des résistances ou faisant émerger de nouveaux risques et rapports d'exploitation. Ainsi dans Que la lumière soit, la production d'une énergie de manière soutenable (à partir du ver luisant, mais je laisse les détails dans l'ombre) se heurte aux lobbies en place. Cela évoque pour Stéphane la résistance des lobbies pétroliers et automobiles à toute forme d'innovation permettant d'économiser l'énergie. Dans Les routes doivent rouler, l'auteur américain imagine que les embouteillages disparaîtraient grâce à d'immenses trottoirs roulants prenant la place des routes. On économiserait également des combustibles fossiles en alimentant ces trottoirs par l'énergie de panneaux solaires évoqués dans la nouvelle précédente. Surviennent alors de nouveaux rapports d'exploitation pesant sur les techniciens du sous-sol chargés d'entretenir cette mécanique et un conflit social entre ouvriers et ingénieurs. Nous songeons à Métropolis  de Fritz Lang et nous nous interrogeons sur cet éternel problème : si le progrès technique est toujours présenté comme une avancée pour l'intérêt général, qu'en est-il réellement des inégalités économiques et sociales qui le sous-tendent (hier les mineurs du charbon, aujourd'hui les ouvriers des plateformes pétrolières, les manutentionnaires d'Amazon, les salariés chinois de Foxconn pour Apple dont Delphine nous rappellera une fois arrivée les conditions de travail déplorables) ? Plus simplement, nous rediscutons les rapports complexes entre progrès technique et progrès social. La troisième nouvelle de R. Heinlein nous évoque l'actualité des dérives du nucléaire français. Dans Il arrive que ça saute, il décrit les centrales nucléaires indispensables à l'industrie lourde et préconise l'envoie de réacteurs en orbite pour assurer la sécurité nucléaire. Cette nouvelle publiée en 1940 annonce la conquête spatiale et celle de la lune.

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                                                                                  Robert Heinlein (1907-1988)

   Un article pour réfléchir sur "la suspension d'incrédulité" en Science-Fiction et en particulier dans l'oeuvre de R. Heinlein (ici).

à suivre...

Raphael

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